Notre dernier grand entretien avec Charles Aznavour

Charles Aznavour, ici en concert à Forest National le 20 décembre 2007. © BELGA/Virginie Lefour
Gilles Médioni Journaliste

Décédé à l’âge de 94 ans à son domicile, Charles Aznavour aurait encore dû se produire à Bruxelles le 26 octobre prochain. Le sort en a décidé autrement. En sa mémoire, nous ressortons ici de nos archives le dernier grand entretien que nous accordait le géant de la chanson française. Il nous parlait déjà, en 2007, d’adieux sur scène…

Grand entretien initialement paru dans Le Vif/L’Express du 14/12/2007.

Aznavour. Le nom claque et caresse, et tout semble dit. La voix, les mots, l’esprit, le combat pour l’Arménie. De refrains en refrains, de chansons d’homme blessé en coups de gueule, le petit Charles (1,64 mètre) est devenu un maître, l’unique ambassadeur de la chanson française. Le New York Times a même titré, en 1998: « Aznavour, the last chanteur ». Dans son bureau des éditions Raoul Breton, rachetées, il y a quinze ans, pour ne pas les abandonner aux Américains, Charles Aznavour se raconte doux, nerveux, rieur, philosophe et débordé: il enregistre un album en espagnol, fignole un recueil de nouvelles, répète ses concerts. Le lendemain, pour la séance photo, monsieur Charles est venu avec ses accessoires – chemise, bretelles. – s’est maquillé seul et a distribué des galettes bretonnes. Avant de prendre la pose.

Vous annonciez vos adieux il y a quelques années, et vous voici déjà de retour. C’était un faux départ?

A ce moment-là, mon désir d’arrêter était sincère. J’ai tenu neuf mois. Et puis mon épouse m’a grondé: « Ecoute, tu tournes en rond, recommence à travailler. » J’arrive à un âge où il faut savoir partir avant d’être complètement détraqué. Alors j’ai décidé d’étaler mes adieux, de les faire par pays et par langue. J’ai gardé le français pour la fin.

La scène vous manquait-elle physiquement?

Je ne sais pas… En fait, le plaisir commence au bout d’un morceau ou deux, lorsque je remets les pieds dans mes propres pas. Ce n’est quand même pas naturel d’arriver devant 2.000 personnes et de chanter. C’est quelque chose qui ne s’apprend pas, mais qui entre en soi.

Qu’avez-vous retenu de ces soixante ans consacrés à la chanson?

Des réflexions, des questionnements, des réponses. Qu’est-ce que le succès, sinon le résultat d’une hallucination collective? La notoriété est moins importante que l’amour du public, qui, lui, est solide.

Comment cet amour se gagne-t-il?

Les gens ont tout de suite cru en moi. Depuis, je n’ai pas changé, ils le voient bien. Je fais mes courses au supermarché, je conduis ma voiture. Je viens du « peuple » et le goût du café du Commerce ne m’a jamais quitté.

On vous croise souvent dans les foires-expositions.

Je suis devenu curieux de tout. Je veux tout voir, tout saisir, tout comprendre. Je parcours le Salon de l’agriculture, celui des bateaux-piscines ou la Foire de Paris en petite voiture électrique, car j’ai du mal à marcher. Après, on fait de bons gueuletons. J’aime par- dessus tout les inventeurs, ces petits génies qui nous simplifient l’existence. J’achète, j’empile. J’ai ainsi acquis la « pelle qui se plante dans la terre sans se fatiguer ». Bien sûr, elle n’est pas déballée.

Vous répétez souvent: « Ma vie m’a amusé… »

Il faut l’aimer, la vie. On ne sait pas si on l’aura deux fois. Enfin, on sait bien que non. Ecrire m’a amusé, oui. Si je n’étais pas un auteur, je ne chanterais plus, car je ne trouverais pas ce que je veux. Je taille des costumes sur mesure et après je m’habille. Il m’est arrivé d’en tailler pour des femmes. D’entrer dans cet exercice où l’homme est un petit peu l’ennemi de lui-même. Du coup, le miroir reflète vraiment ce que vous êtes… C’est troublant.

Que vous apporte ce plaisir d’écrire?

C’est un jeu cérébral, comme les mots croisés. Je pars sur un mot et j’en fais le tour. Cela devient parfois un sketch. Evidemment, dans ces cas-là, c’est inchantable. Je me souviens ainsi d’un texte, Monsieur le procureur, l’histoire d’un assassin. Je sors parfois des choses curieuses… Je dois avoir 170 chansons qui ne servent à rien. Je les ai achevées parce que j’ai le sens du point final.

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Et donc du mot…

Chez moi, je collectionne les dictionnaires, les récents et les anciens, dans lesquels je pioche des mots inusités, insolites, introuvables ailleurs – « déconforter », par exemple. Ils enrichissent mes chansons et me permettent de ne pas utiliser d’élision, même dans les textes plus rapides comme Mes emmerdes. Et quand je ne trouve pas de rimes, je les invente. J’ai aussi inventé « Vestimentation ». On dit bien aliment, alimentaire, alimentation. Pourquoi pas vêtement, vestimentaire et « vestimentation ».

Quand estimez-vous qu’une chanson est terminée?

Rarement. Je la triture jusqu’à l’enregistrement et parfois même longtemps après, en concert. Sa jeunesse, Hier encore… c’est réglé. Mais, pour certaines, il manque encore un mot ou deux à caler pour l’équilibre de l’oreille, le rythme, la musicalité.

Où écrivez-vous?

Je me lève à 6 heures du matin et m’assois dès 8 heures à mon bureau: l’inspiration ne tombe de nulle part, il faut la creuser. C’est une discipline. Et chaque soir, sans exception, je me repasse une de mes chansons traduite en langue étrangère, ou bien un nouveau texte que j’ai prévu de chanter dans deux ans. Ou alors, je plonge dans un livre pédagogique. Puis j’ouvre le dictionnaire, on y revient, et je lis plusieurs pages d’affilée.

Le public a oublié que vous n’êtes pas l’auteur de tous vos classiques.

Car j’ai eu de très grands paroliers. Je n’allais pas refuser La Bohème [de Jacques Plante] ou Que c’est triste Venise [de Françoise Dorin] pour des questions de droits d’auteur ou d’ego. Je suis très heureux d’être mon propre emmerdeur.

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La chanson parfaite existe-t-elle?

Oui. Y a d’la joie. La Mer. L’Eau vive. Et puis toute la vieille chanson française, même la grivoise ou la légère. Le Prisonnier de la tour, de Gérard Calvi et Francis Blanche [chanté par Piaf], les chansons coquines de Jean Nohain, c’est excellent. On a un tel patrimoine. Aucun pays ne nous égale… pour le moment.

Et dans votre propre répertoire?

Sa jeunesse. Hier encore. Non, je n’ai rien oublié.

Avec Après l’amour (1955) et ses fameux « draps froissés », vous avez bousculé l’époque?

Je crois avoir marqué une belle avancée mais, au fond, j’ai pris de faux risques. Quoique Après l’amour ait été « non recommandé » à la radio. Quelle hypocrisie! Il faut parler vrai, même quand c’est osé – Brassens, Ferré parlaient vrai, eux aussi – mais il s’agit de le faire correctement.

Un artiste ne sort pas du bois en ayant du talent. C’est un camu0026#xE9;leon.

Piaf vous aurait soufflé un jour: « Quand même, tu es gonflé! »

C’était à propos de paroles qui disaient: « Je mords ton épaule. » Elle s’est écriée: « Oh non! » Je lui ai rétorqué: « Ecoutez Edith, ça ne vous est jamais arrivé de mordre une épaule? – Oui, mais… – Oui, mais quoi?… » Et, lorsque Bécaud a remplacé « ta jouissance » par « ta souffrance » dans Je veux te dire adieu, je lui ai lancé: « Eh bien, Gilbert, vous ne jouissez pas? »… Pourtant, je suis foncièrement timide, mais ma timidité ne se voit plus. Au cinéma, je suis classé dans les shy actors, comme disent les Anglais. Je ne me déshabille que sur scène ou dans mes textes. A part ça, je suis prude et vieux jeu, mais sans a priori de race, de religion, d’origine sociale… Je me surnomme « le Benetton de la chanson », car, dans ma famille, il y a des juifs, des musulmans, des protestants, des catholiques, des grégoriens…

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D’où vient votre inspiration?

Un artiste ne sort pas du bois en ayant du talent. C’est un caméléon, le résultat d’un nombre de choses vues, entendues, emmagasinées, de rencontres. Peut-on avoir meilleur modèle que les gens qui vous entourent? Comme ils disent vient d’un garçon, Androuchka, qui passait souvent à la maison. Il avait une chatte blanche, la cendre tombait sur ses vêtements… J’ai gardé le geste. Je sais observer, imiter, reproduire. J’aime les personnages que je décris. Cette grosse dame de Tu t’laisses aller, je l’adore. J’ai reçu, un jour, une lettre d’une admiratrice qui me confiait: « Vous avez raison, j’ai pris soin de moi, mon mari ne me reconnaît plus, on vit une deuxième lune de miel. »

Une chanson peut donc avoir de l’influence?

Très lentement. Elle se faufile partout, rentre par les fenêtres, sous les portes, dans les trous laissés par les clous.

Pendant longtemps, vous avez été associé aux blessures des sentiments. Cocteau a même eu cette belle phrase sur vous: « Avec Aznavour, le malheur devient palpable. »

Je n’ai pas écrit tant de chansons d’amour que ça… Quand je chante « ma prostate », on me regarde comme un zombie. Mes chansons d’amour, je n’en ai pas honte, mais je préfère les autres, celles qui m’ont donné du mal. Par exemple L’Instant présent. J’ai insisté une saison sur scène. En vain.

Santa Piaf! J’ai moins appris de son mu0026#xE9;tier que de sa maniu0026#xE8;re de se parfaire.

Une chanson d’amour doit-elle être forcément triste?

En tout cas, mélancolique. Le proverbe est juste: le bonheur n’intéresse personne. Le malheur est plus commercial. On peut se retrouver dans une chanson poignante et réfléchir sur soi. Dans Y a d’la joie, la pensée ne va pas très loin. Avec L’Hymne à l’amour, en revanche, le passé s’en mêle. Ces vingt ans qui ne reviendront pas, cette conscience du temps qui passe…

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Vous avez été proche de Piaf, à qui vous avez offert Plus bleu que tes yeux, Jezebel… Comment la définiriez-vous ?

C’était « Santa Piaf »! Un modèle de self-made-woman. J’ai moins appris du métier d’Edith que de sa manière de se parfaire. Elle lisait des oeuvres ardues. Elle lisait utile. Moi aussi, j’ai lu utile: Aristophane, Sophocle, Proust deux fois. Céline m’a impressionné. S’il avait écrit des chansons, c’eût été une révolution. Corneille, Racine, Molière m’ont beaucoup apporté pour la pratique de l’alexandrin. Je le casse, je le découpe. J’ai appris à choisir les mots qui roulent, les agressifs. A mélanger le langage populaire et le poétique. Le premier accroche le public, le second le retient.

Avez-vous été heurté par les critiques de vos débuts: « la petite Callas mitée », « Aznovoice », « l’enroué vers l’or »!

C’était drôle…

« L’aphonie des grandeurs »?

J’ai eu ça? C’est très bon. La France est un pays où il y a de grands mots d’auteur et aussi de grands mots d’acteur: Saturnin Fabre, Carette, Jules Berry… Ça me manque. Il y a eu un petit retour avec la campagne électorale, quand Ségolène Royal a accumulé les bourdes. François Hollande a l’air très marrant. Est-ce que le PS aurait le monopole de l’humour?… Non, à droite, il y a André Santini.

Vous qui avez rencontré les plus grands de ce monde, quels hommes politiques vous ont marqué?

Vous savez, ce sont des gens qu’on vous présente après un spectacle, mais que je ne connais pas vraiment, sauf Jacques Chirac, qui, lui, recherche le contact. J’ai croisé de Gaulle, Clinton, Poutine, et aussi celui qui se cassait tout le temps la gueule…

Gerald Ford?

C’est ça. Ce jour-là aussi, il est tombé. Les politiciens font le même métier que nous. Il ne faut pas se leurrer. Ils ont des coachs, des nègres, des gens qui leur apprennent à sourire… Moi, je suis venu avec mes défauts, et ça m’a réussi.

Ces chansons que vous avez écrites par centaines dressent-elles un portrait fidèle de vous?

Certaines phrases renvoient parfois à un épisode de ma vie. Pourtant, au final, oui, cela pourrait dessiner mon autoportrait, car, bizarrement, ce que j’ai chanté m’a rattrapé. Je pense à Sarah: ma fille s’est installée aux Etats-Unis. A Mon émouvant amour [à propos de la surdité], qui est désormais autobiographique: j’entends moins bien. Voilà, c’est comme ça.

Dans J’abdiquerai, vous confiez: « S’il me reste encore un beau spectacle à faire/Un bel enterrement flatterait mon ego… »

Et, en même temps, une fois que ça arrive… Et puis j’ai un petit caveau dans un cimetière loin de Paris. Ce n’est pas fait pour attirer les foules et ça ne plairait pas à ma famille.

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Allez-vous jeter une nouvelle fois votre mouchoir sur scène au moment de La Bohème?

Bien sûr. C’est un rituel qui prend sa naissance dans une autre chanson, Tu exagères, où, à la fin, je tendais un mouchoir à un spectateur. Quand j’ai imaginé une mise en scène pour La Bohème, j’ai cherché un symbole de blancheur, de beauté, un objet qui se promènerait comme une fleur. L’anecdote a fait le tour du monde. Au Japon, les spectateurs se lèvent dès les premières mesures pour tenter de l’attraper. Une riche Américaine, qui loue, pour sa famille, le premier rang à chacun de mes passages, en a ramassé 47. Ce mouchoir renvoie à l’idée de la jeunesse qui tombe, qui tombe, et qu’il faut bien abandonner un jour.

Bio express

1924 Naissance de Charles Aznavourian, à Paris, le 22 mai.

1946 Rencontre avec Edith Piaf.

1955 Premier Olympia.

1960 Joue dans Tirez sur le pianiste, de François Truffaut.

1975 Ils sont tombés (chanson pour l’Arménie).

1997 Reçoit un césar d’honneur.

2007 Début de sa tournée d’adieux.

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