Critique | Musique

Nos albums de la semaine: Bon Iver, Marianne Faithfull, Danny Brown…

Bon Iver © DR
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Piégé par le succès, Justin Vernon a bien failli délaisser la musique. Son retour n’en est que plus brillant, réinvention aussi radicale que bouleversante. On vous parle également des nouveaux albums des Pixies, Danny Brown, Fou Detective, Devon Allman, Marianne Faithfull, Impulse…

Bon Iver – « 22, A Million »

ROCK. DISTRIBUÉ PAR JAGJAGUWAR/KONKURRENT. ****(*)

En concert le 08/02, à Forest National.

La conférence de presse avait lieu le 2 septembre dernier. Ce jour-là, Justin Vernon conviait une trentaine de journalistes, chez lui, à Eau Claire, dans le restaurant du petit hôtel qu’il vient de racheter. L’air de rien, cette manière de faire en disait beaucoup. À la fois sur l’aura du bonhomme, capable d’attirer la presse jusqu’au fin fond du Wisconsin pour écouter le nouvel album de Bon Iver. Mais aussi sur sa volonté de conserver, sinon une intimité, en tous cas une proximité avec sa musique, loin du music business. Car c’est bien à ces dangers-là que s’est trouvé confronté Vernon.

Il y a d’abord eu, en 2008, un premier album miraculeux. Conçu en grande partie seul, dans un chalet planqué dans les bois, en plein hiver, For Emma, Forever Ago tenait de l’évidence. À ce coup d’éclat, il était déjà compliqué de livrer une suite. Elle viendra en 2011, Bon Iver, Bon Iver délaissant la mystique naturaliste de départ pour donner une nouvelle ampleur au songwriting de Vernon. Résultat: l’album se vendra encore mieux, récoltant même deux Grammys.

À bien y regarder, le disque montrait pourtant déjà des premiers signes de contrariété face au succès. Un agacement qui a pu se muer en défiance: comment interpréter par exemple le morceau Beth/Rest -sa mélodie à la Phil Collins, son orchestration eighties -, sinon comme un acte de rébellion? Dans la foulée, Vernon annonçait qu’il avait commencé à collaborer avec… Kanye West. Lui, le nouveau barde de l’humilité folk, copain comme cochon avec l’ego le plus boursouflé du rap…

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C’est pourtant cette rencontre qui va sortir Vernon de l’ornière dans laquelle la réussite avait fini par le plonger. « Il m’a montré comment être davantage moi-même », expliquera Vernon lors de la fameuse conférence de presse. À cet égard, le nouveau 22, A Million est ni plus ni moins qu’un triomphe. La réinvention brillante d’un artiste, qui, en se donnant un nouveau langage, retrouve une parole essentielle, lumineuse. « It might be over soon », annonce dès l’entame la voix déformée de Vernon: pourquoi dès lors encore hésiter à larguer les amarres?

Pour ce faire, Vernon s’est largement appuyé sur l’électronique et les samples. Mais là où les machines sont utilisées la plupart du temps comme contrepoint menaçant aux instruments acoustiques, ici, au contraire, chacune de leurs interventions vient soutenir la trame organique des morceaux. Voix manipulée, sons défractés, mélodies découpées: Bon Iver triture, malaxe, cryptant ses chansons (voir les titres énigmatiques des morceaux –666 ʇ, ____45_____, 715 – CRΣΣKS, etc- les chiffres succédant aux noms de lieux qui peuplaient le disque précédent).

Un peu à la manière d’Ulysse, Bon Iver se perd pour mieux se retrouver -Vernon raconte d’ailleurs que l’album est né, après avoir touché le fond, lors d’une escapade déprimante à Santorin (« Ne visitez jamais seul les îles grecques hors saison »). En toute fin de disque, il ne dit rien d’autre quand il chante: « And I wander off/Just to come back home. » Bienvenue à la maison… (L.H.)

Danny Brown – « Atrocity Exhibition »

RAP. DISTRIBUÉ PAR WARP. ****

En concert le 19/11, au Trix, Anvers

Trop zarbi pour les amateurs de rap pur jus; trop hip hop pour le public indie. A force, Danny Brown aurait pu finir par laisser tout le monde à quai. Dans les faits, c’est plutôt l’inverse qui s’est passé, les excentricités du rappeur touchant une audience de plus en plus grande. Brown n’avait donc aucune raison de changer de cap. D’autant plus qu’il se retrouve aujourd’hui signé sur Warp, maison qui n’a jamais hésité à promouvoir les musiques les plus expérimentales et audacieuses, dans l’électronique en particulier. Le lien avec le label anglais confirme encore la curiosité de Brown pour certaines esthétiques européennes. Après tout, dès les origines du hip hop, le pionnier Afrika Bambaataa samplait les Allemands de Kraftwerk. De la même manière, Brown semble s’amuser à convoquer certains fantômes du Vieux Continent, qu’ils soient new wave (Rolling Stone, avec Petite Noire), krautrock (Tell Me What I Don’t Know) ou indu (Pneumonia), citant Joy Division (Atrocity Exhibition est aussi le titre du morceau qui ouvre l’album Closer), ou lorgnant du côté d’une certaine techno minimale (Today, Hell For It). Cela ne veut pas dire que Danny Brown a franchi définitivement l’Atlantique. S’amusant à faire l’aller-retour, il invite aussi ses camarades Kendrick Lamar, Ab-Soul et Earl Sweatshirt sur Really Doe ou B-Real (Cypress Hill) sur Get Hi. Le but étant, semble-t-il, de brouiller en permanence les pistes (y compris dans les textes, mélangeant états d’âme désespérés et saillies humoristico-outrancières). A vrai dire, Danny Brown est passé maître dans l’art de jongler avec les genres et les étiquettes. Avec une virtuosité assez bluffante, s’échinant à tracer une route de plus en plus personnelle, originale, et, à vrai dire, captivante. (L.H.)

Fou Detective – « Lolcats »

POP. DISTRIBUÉ PAR PIAS. ***(*)

En concert e.a. le 12/10 à l’Atelier 210.

Après un premier album autoproduit en 2012 (Ah bon, t’es sûr mec?), le duo formé par Vërsatyl (paroles) et Mineral (musiques) continue de marcher sur les oeufs. Entre hip hop biaisé, variét’ décalée, et pop ironique, le projet bruxellois refuse de trancher, se réfugiant la plupart du temps derrière l’humour (voir le titre de l’album, ou la bio annonçant « les Limp Bizkit francophones », ayant, heureusement, « un peu raté leur coup »). Autant dire que le terrain est miné. Pourtant, à l’une ou l’autre approximation ou facilité près, Lolcats est bien l’une des plaques belges les plus rafraîchissantes (et inclassables) de la rentrée, cachant sous le lol funky (Joseph Gordon) un gros coeur menthe à l’eau (Silencieuse colline). (L.H.)

Devon Allman – « Ride Or Die »

BLUES. DISTRIBUÉ PAR V2 RECORDS. ***(*)

Certaines royautés restent américaines, celle des Allman Brothers par exemple, saga tragique du blues blanc sudiste boostant la légende. Fils de Greg Allman, Devon a dû beaucoup entendre parler de l’oncle Duane, qui bluffa Clapton comme Hendrix, avant de s’écraser en moto, vieux de 25 ans. Né en 1972, un an après la mort de tonton, Devon affiche déjà deux décennies de plus au compteur et du talent aussi: le chant cosaque, la guitare baveuse, il fabrique un disque aux confins du blues, de la virtuosité et d’un certain son FM eighties. Certains moments approchent de l’idéal mâle mais dans l’ensemble, l’album n’intéressera sans doute, de ce côté-ci de l’Océan, que les Flamands et les Hollandais. Une question de vocabulaire musical plutôt que d’intensité. (Ph.C.)

Pixies – « Head Carrier »

ROCK. Distribué par Pias. **(*)

Le 24/11 au Palladium (Cologne) et le 25/11 à la Lotto Arena (Anvers).

Il est dur de vieillir dans le rock. Et ce, qu’on s’appelle Frank Black ou Black Francis. Premier véritable album de ses Pixies depuis Trompe le Monde en 1991, Head Carrier permet aux légendes du rock alternatif américain de relever quelque peu la tête à défaut de la garder bien haute, perchée comme dans le temps au milieu des ovnis, du surréalisme et des romans de science-fiction. Après Indie City, triple EP aussi vain que laborieux, le plus génial petit chauve grassouillet de l’Histoire du rock signe un disque ni intéressant ni honteux, peuplé de chansons qu’on l’imagine écrire sur la nappe en papier de l’hôtel à moitié réveillé au petit déjeuner entre les céréales et les tartines grillées. Des titres comme il s’en trouve un tas, en mieux, dans son solide répertoire. Dispensable. (J.B.)

Marianne Faithfull – « No Exit »

ROCK. DISTRIBUÉ PAR V2 RECORDS. ****

Le 25/11 au Bataclan à Paris.

Faithfull balade Lucy Jordan, Sister Morphine et d’autres décadences assumées dans un album live qui ravit par ses tonalités incisives.

Marianne Faithfull
Marianne Faithfull© Patrick Swirc

On n’avait pas ce souvenir-là, basé sur un concert anversois des années 1990: Marianne Faithfull y glissait son répertoire dans des arrangements plus proches du cabaret que des guitares acides. En interview, elle jouait du même détachement aristo frigide, dame de grandes promesses vénéneuses mais de petites vertus électriques. On avait quand même un autre bout de mémoire, celui d’une Faithfull sauvée de la poudre et de la rue par un album new wave, le Broken English de 1979. Manifeste magnétique déroulant ses incertitudes en haut voltage: le rock et les parfums d’une vie composite débutée à même pas 18 ans via As Tears Go By -superbement repris ici-, composé en 1964 par Keith Richards et Mick Jagger. Avec ce dernier, Marianne traversera la seconde moitié des sixties dans la brume des drogues et du cirque médiatique. Ici, à l’aube de sa septième décennie (le 29 décembre prochain), elle propose un live décliné en plusieurs supports, dont le disque est le plus intéressant. Elle y bouscule et transcende dix chansons de différentes époques mais de même configuration sonore. Pas vraiment un hasard puisque son quatuor nerveux consiste en Rob Ellis, batteur entendu chez PJ Harvey, Jonny Bridgwood, ex-bassiste de Morrissey, le claviériste Ed Harcourt et puis Rob McVey aux guitares. Ce dernier épice vraiment le truc, en acoustique frénétique ou, le plus souvent, dans des giclées incisives et électriques. Un jeu presqu’heavy lorsqu’il souligne la balance des sentiments exagérés (Mother Wolf).

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Même avec six titres de plus que le CD, le DVD filmé à Budapest, n’est pas enthousiasmant. Trop statique, Marianne accuse l’immobilisme de l’âge qui renvoie plutôt à la version audio. Six des dix morceaux du CD viennent du dernier album en date, Give My Love To London, paru il y a deux ans. On sent bien que la voix de la chanteuse retient son demi-siècle de nicotine : enfumée dans les graves avec ce truc précieux de détailler la langue anglaise comme si on était encore en début du XXe siècle. Le fait que Marianne Faithfull ait perdu de sa jeunesse vocale ne doit pas être étranger aux arrangements incisifs: des vases communicants s’arrangent entre eux pour doper les chansons. Justement, la version de Sister Morphine, composée en 1969 avec Jagger-Richards, s’étire au-delà des sept minutes via des guitares opiacées de plaisir, naviguant entre le blues rêche et des sonorités contemporaines proches de ce que pourrait jouer Marc Ribot, d’où ce magistral solo en milieu de titre. Avec un batteur qui n’est pas sorti du mont de l’Enclume et deux autres instrumentistes tout aussi inspirés, la fin du disque est magnifique et l’ultime chanson The Ballad of Lucy Jordan, bouleversante. (Ph.C.)

Foltz/Oliva – « Gershwin »

JAZZ. VISION FUGITIVE VF31302 (Harmonia Mundi/ PIAS) ***(*)

Gershwin revisité par la clarinette de Jean-Marc Foltz et le piano de Stephan Oliva, transforme l’auteur de Rhapsody In Blue en précurseur d’un minimalisme que Jimmy Giuffre, Paul Bley et Steve Swallow menèrent à des sommets indépassés il y a plus de 50 ans. Ce dépouillement (non dénué de maniérisme) ne refuse ni la mélodie ni le rythme même si les musiciens s’efforcent le plus souvent de contourner les thèmes en les étirant jusqu’à l’informel sinon l’abstraction. Illustré par un livret de photos du musicien et de son époque, Gershwin bénéficie également d’une formidable prise de son mettant en valeur les plus petites nuances de la musique et magnifiant la couleur des deux instruments. (Ph.E.)

Pascal Niggenkemper’s le 7e continent – « Talking Trash »

JAZZ. CLEAN FEED CF CF373CD (Instantjazz.com) ****

Le 7e continent, c’est la surface de déchets domestiques et industriels (grande, paraît-il, comme l’Inde) qui flotte désormais dans l’océan Pacifique. Le bassiste Pascal Niggenkemper nous offre, avec ce disque interprété par sept musiciens aux instruments doublés (Eve Risser et Philip Zoubek, pianos, Joachim Badenhorst et Joris Rühl, clarinettes, Julián Elvira, flûtes et, sur un titre, Constantin Herzog, basse), une symphonie industrielle qui emprunte à la musique contemporaine un langage formé aussi d’improvisations partielles. Lorsque la musique est soudainement coupée en deux par Talking Trash, mélodie au swing cabossé qui nous renvoie on ne sait trop comment au naufrage du Titanic, le « message » devient alors singulièrement clair. (Ph.E.)

Orchestre National de Jazz/Olivier Benoit – « Europa Berlin »

JAZZ. ONJAZZ Records 434444 ***(*)

Expérimentateur jusqu’au-bruitiste sur sa guitare-synthé, Olivier Benoit, désormais directeur artistique de l’ONJ, a sérieusement décapé celui-ci. Comme en témoigne, après Europa Paris, Europa Berlin, ville où il s’est immergé avant d’enfanter une oeuvre qui voit se croiser musiques répétitive, classique et contemporaine, improvisation libre et bien d’autres encore, le tout sous la forme d’un collage expressionniste. Les musiciens qui l’entourent viennent du monde des musiques improvisées (Sophie Agnel, piano, Jean Dousteyssier, clarinette) ou naviguent librement (Bruno Chevillon, basse(s), Eric Echampard, batterie, Alexandra Grimal, saxophone) dans le jazz le plus contemporain. Inégal comme son prédécesseur mais souvent passionnant. (Ph.E.)

Impulse! – « 25 Seminal Jazz Albums In One Box »

JAZZ. VERVE MUSIC GROUP LC 00383 (Universal) ****

Un coffret anthologique se consacre au label Impulse! originel. La sélection va de 1961 à 1974 en 25 disques habillés de pochettes minimalistes qu’accompagne un livret retraçant cette partie de l’histoire et consacrant une page à chacun. Les artistes sont tous (ou presque, on y trouve aussi l’anecdotique Tom Scott ou l’évitable Shirley Scott) des pointures jazz ayant laissé une marque indélébile sur son histoire -Duke Ellington, Earl Hines, Max Roach, Dizzy Gillespie, Charles Mingus, John Coltrane, Sonny Rollins, etc.- même s’ils n’ont pas toujours enregistré leur(s) album(s) de référence(s) sur Impulse! ou, a contrario, en ont enregistré de bien meilleurs que celui choisi -on pense à Coltrane représenté par le formidable mais consensuel Ballads. Il n’empêche, malgré son absence de glamour, ce coffret offre son lot de chefs-d’oeuvre et d’incontournables. Dans la première catégorie figurent Duke Ellington Meets Coleman Hawkins, Mingus Mingus Mingus Mingus Mingus, 234 (Shelly Manne), Percussion Bitter Sweet (Max Roach), Further Definitions (Benny Carter), Liberation Music Orchestra (Charlie Haden), et dans la seconde, outre le Coltrane, Alfie (Sonny Rollins), Out of the Afternoon (Roy Haynes), More Blues and the Abstract Truth (Oliver Nelson), Salt and Pepper (Sonny Stitt & Paul Gonsalves) et Death and the Flower (Keith Jarrett). (Ph. E.)

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