Critique | Musique

Nos albums de la semaine (#14): Father John Misty, Drake, Soldout…

Father John Misty © Guy Lowndes
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Misanthrope comme jamais, Father John Misty dégomme joyeusement l’époque et son règne du vide. Un crooning de l’apocalypse qui touche au sublime. À lire également: nos critiques des albums de Raoul Vignal, Cameron Avery, Wardrobe, Happyness, Drake, Soldout, Daymé Arocena et Freddie Gibbs.

Father John Misty – « Pure Comedy »

ROCK. DISTRIBUÉ PAR BELLA UNION/PIAS. ****(*)

C’était le 22 juillet dernier. Sur la scène du festival Xponential, dans le New Jersey, Father John Misty passait de longues minutes à haranguer la foule. Délaissant sa guitare, il y crachait tout le dégoût que lui inspirait l’industrie de l’entertainment, et plus encore la façon dont tournait la campagne électorale américaine: la veille, Donald Trump venait d’être investi officiellement à la candidature républicaine… « Prenons peut-être juste un moment pour être profondément tristes », glissait-il alors, avant de se lancer dans un morceau improvisé et une reprise de Cohen –Bird on the Wire. Et de quitter ensuite la scène, écourtant son passage, laissant son public passablement dérouté. Surpris? Pas forcément. Josh Tillman, de son vrai nom, a l’habitude des sorties spectaculaires, tout comme des commentaires acides. Son album précédent, I Love You, Honeybear, sorti en 2015, et à ce jour son plus gros succès, en était rempli. Plume corrosive à la Randy Newman, Tillman y ruminait tout le désarroi que lui inspire l’être humain. Le morceau Bored in the USA, en particulier, brocardait joyeusement le règne du vide prôné par le divertissement tout-puissant. Et tous ses effets potentiels. Il n’est pas étonnant de voir aujourd’hui l’intéressé revenir à la charge. À bien des égards, le sacre de Donald Trump lui a donné raison…

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Au moins, malgré ses sarcasmes, l’album I Love You, Honeybear était-il porté par l’histoire d’amour entamée avec celle qui est devenue sa femme, la photographe Emma Elizabeth Garr. Cette fois, Pure Comedy ne prend plus la peine de tempérer ses idées noires. La théorie de Father John Misty est claire: comment s’étonner qu’une société qui carbure à la téléréalité et au virtuel finisse par élire un personnage aussi grotesque et grossier que Donald Trump?

Entre accès de sincérité désarmants et humour à froid, Tillman multiplie ainsi les fulgurances décalées, expliquant notamment l’origine du problème –« Nos cerveaux sont bien trop gros pour passer les bassins de nos mères/Et ainsi, la Nature a trouvé cette alternative/En nous faisant émerger à moitié formés, espérant que, de l’autre côté, celui qui nous accueillera sera assez bienveillant que pour nous compléter » (Pure Comedy)-, ou revenant sur la responsabilité du Créateur Lui-même – » La prochaine fois que Tu m’emmerdes, essaie quelque chose de moins ambitieux » (When the God of Love Returns, There’ll Be Hell to Pay). Lucide, Tillman n’est évidemment pas dupe de ses propres dérives. Il sait bien qu’il fait lui-même partie de cette grande Comédie humaine (et de la machine pop en particulier -il a collaboré récemment avec Beyoncé et Lady Gaga).

Avec Pure Comedy, il tire cependant le propos vers le haut et glisse de la beauté dans le chaos. C’est le miracle d’un tel album: faire de ses états d’âme matière à de flamboyants morceaux (les treize minutes de Leaving LA). Un disque de rock-folk épique où l’Apocalypse est chantée avec des airs de Sinatra, où le piano mélancolique se lamente moins qu’il ne cherche, malgré tout, l’empathie. Puisque, au bout du compte, comme Father John Misty le chante lui-même: « I hate to say it, but each other’s all we got »(L.H.)

Raoul Vignal – « The Silver Veil »

FOLK. DISTRIBUÉ PAR TALITRES. ****

Il a l’air d’un autre temps comme ça. Avec sa belle moustache, sur sa lumineuse pochette en noir et blanc. Raoul Vignal a pourtant 26 ans. Cela faisait déjà longtemps, quand il est né à Lyon, entre le Rhône, la Saône et les saucissons, que Nicholas Rodney Drake avait cassé sa pipe. Emporté, triste comme sa musique, par une surdose d’antidépresseurs. Mais le Nick, Raoul ne l’a pas oublié. D’ailleurs, son ombre, sa douceur et son talent planent de bout en bout sur son premier album. Ce Silver Veil enregistré pendant l’automne 2015 à Berlin, aux Klangbild Studios, avec Martin J. Fiedler (Josh T. Pearson) aux manettes, son meilleur ami Pierre-Hugues Hadacek au piano et à la batterie et son propre père, Bernard, à la flûte traversière. Raoul, donc, a le doigt magique et le folk feutré. La nostalgie boisée et l’allure plutôt distinguée. Dans une autre vie, Raoul a fait du stoner. Dans une autre encore, il s’est fait appeler Snake Fuzz Moan, entre folk ténébreux et blues hybride. Là maintenant, il navigue plutôt en mode José González, Elliott Smith, John Cunningham, Syd Matters, Erlend Oye (Kings of Convenience)… « The Silver Veil, dit Raoul, c’est cette couche nuageuse d’un gris brillant qui recouvre la ville bien trop souvent et fait mal aux yeux quand on la regarde. » Adepte du finger-picking, grand amateur de musiques de films (il a composé celle de Sweet Water of Memory pour Carlos Vin Lopes), Vignal s’offre un disque lumineux et éblouissant. Soigné, épuré, mélancolique. Dix splendides ballades qui aèrent l’esprit et réchauffent le coeur. Dix petites pépites tamisées avec soin et savoir-faire. Comptines intimistes et élégantes pour vaincre la solitude ou s’y réfugier. De toute beauté. (J.B.)

Cameron Avery – « Ripe Dreams, Pipe Dreams »

CROONING. DISTRIBUÉ PAR PIAS. ****

AU BOTANIQUE LE 19/04.

Session man pour Tame Impala et The Last Shadow Puppets, l’Australien Cameron Avery produit un premier album solo qui pousse son baryton dans les parages de Scott Walker, Richard Hawley ou Lee Hazlewood: la voix drone au-dessus d’orchestrations riches en pathos et en réverb. D’où une testostérone plutôt envoûtante qui brise ses élans rétros dans le titre le plus cabriolet de l’album, Watch Me Take It Away, comme si T. Rex était pris en otage par Elvis un soir alcoolisé à Memphis. Pléonasme. Disque finalement aussi spleen que viril, où l’éventuelle sentimentalité du chanteur transparaît particulièrement dans le magnifique Do You Know Me By Heart qui rappelle une chanson fameuse. On aimerait d’ailleurs savoir laquelle. (PH.C.)

Wardrobe – « Crawling »

CROONING. DISTRIBUÉ PAR NEWS. ***(*)

W.A.R.D.R.O.B.E., c’est Johan Verckist, chanteur des Flamands indie pop de Shun Club. Son producteur Pascal Deweze, passé par divers groupes (Metal Molly, Sukilove), s’est lui récemment distingué en repreneur funky de Claude François en compagnie de Nicolas Rombouts (ex-Dez Mona). Pas grand-chose à voir avec cet album de crooning centré sur le chant dominant de Verckist et des compositions lentes aux nettes réminiscences seventies. L’enjeu tient aux mélodies et à l’atmosphère laid back, comme on disait des disques d’Harry Nilsson. La référence ne disant probablement pas grand-chose aux moins de 50 piges, on pointera donc que le ramage de ce groupe au nom douteux -garde-robe- vaut bien son plumage, une espèce de version light point désagréable de Leonard Cohen. (PH.C.)

Happyness – « Write In »

ROCK. DISTRIBUÉ PAR MOSHI MOSHI/PIAS. ***(*)

LE 12/05 AU DOK (GAND).

Le bonheur n’est pas nécessairement dans le pré. L’herbe est même souvent plus verte ailleurs. C’est ce que nous démontrent les trois Londoniens d’Happyness. Davantage branché par l’indie ricain, le rock slacker de Pavement et de Sebadoh, que par les vestiges de la britpop, les restes avariés d’Oasis et les clichés cold wave, Happyness a l’humeur relax et fainéante. Happyness sent le soleil, le bord de la piscine. Les plages amerloques et l’été californien fantasmés sous le crachin entre Big Ben et le London Eye. Enregistré pour 500 livres dans leur Jelly Boy Studios, Write In, leur deuxième album, parlera aux fans de Girls et d’Ultimate Painting. De Real Estate et de Ducktails. Don’t worry be Happy… (J.B.)

Drake – « More Life »

RAP. DISTRIBUÉ PAR YOUNG MONEY ENTERTAINMENT. ****

Un an après Views, le rappeur superstar sort, non pas un nouvel album, mais bien une playlist. More life, more Drake, more fun!

Drake
Drake© DR

D’abord s’arrêter quelques instants sur le gimmick du jour. Un an après avoir sorti Views, Drake est déjà de retour. Cette fois non pas avec un nouvel album, ou même une énième mixtape, mais bien avec ce que le rappeur a présenté comme une… playlist. Une coquetterie de langage? Après tout, de loin, le projet ne semble pas beaucoup différer de ses sorties habituelles… Le fait est que Drake a toujours été sur la balle quand il s’agissait de profiter des nouvelles opportunités offertes par le Net. D’aucuns peuvent bien se plaindre des ravages provoqués par la révolution numérique sur l’industrie musicale, pendant ce temps, Drake, lui, en a fait son cheval de Troie, la base même de son empire. Or, puisque même le Billboard a accepté de prendre en compte dans ses classements le principe des playlists proposées sur les plateformes de streaming, pourquoi ne pas en sortir une sous son nom? En théorie, c’est l’occasion d’exploser le format album habituel pour proposer autre chose. Notamment en jouant sur l’idée d’une collection d’atmosphères et d’humeurs (plutôt qu’en essayant de tisser un fil narratif plus ténu, comme l’implique l’idée classique d’un album). Dans les faits, il ne faudrait toutefois pas être dupe: More Life -numéro un au classement des albums US dès sa sortie (tout comme ses six disques précédents)- ne propose rien de ce que les autres albums de Drake ne se soient déjà permis.

Ce qui ne veut pas dire qu’il manque d’atout. Car la formule « playlist » a au moins cet avantage: balayer le poids supposé d’un « véritable » album et proposer un ensemble certes plus décousu mais aussi plus léger, fun, et instantané. Rappeur collectionnant les superlatifs, superstar globale, Drake pourrait plier sous le culte qu’il a engendré. Avec More Life, « Champagne Papi » botte en touche, fait descendre la pression. Il en profite pour mélanger toutes ses obessions. Rap évidemment, mais aussi dancehall, trap, r’n’b (le sample de If You Had My Love de J Lo, qui prend une autre tournure sur Teenage Fever), ou même house (Moodymann cité sur Passionfruit, ou l’afrohouse de Get It Together).

Puisque le jeu est ouvert, Drake laisse par exemple l’Anglais Sampha glisser un morceau à lui dans le tableau (4422), n’hésite pas à déployer le tapis rouge pour la nouvelle venue Jorja Smith, ou convier les cadors Young Thug, Travis Scott, Quavo, … à venir mettre leur grain de sel. Ailleurs, il trouve encore de la place pour le collègue Kanye West (Glow) -ce qu’on appelle un duo au sommet. À cet égard, More Life fonctionne un peu comme le Life of Pablo de son invité, sorti l’an dernier à la même époque: soit un disque qui, sans apprendre rien de neuf sur le personnage, n’en restait pas moins fascinant, malgré voire à cause, en grande partie, de son côté foutraque.

Bien sûr, comme d’habitude, Drake fait beaucoup trop long (80 minutes de musique). Mais dans son genre, cela n’empêche pas More Life de se poser comme l’une des bandes-son incontournables de 2017. (L.H.)

Soldout – « Forever »

ELECTRO. DISTRIBUÉ PAR FLATCAT. ***

En concert, le 6/07 aux Ardentes, Liège et le 19/10, à la Madeleine, Bruxelles.

Les dernières nouvelles de Soldout dataient de la BO du film Puppy Love, en 2013. Un exercice qui, au-delà de sa réussite (Magritte de la meilleure musique originale), apparaissait comme une respiration au moment où le duo/couple formé par Charlotte Maison et David Baboulis fêtait les 10 ans de leur premier album, Stop Talking. Cette envie de liberté se retrouve aujourd’hui dans Forever. Toujours électronique, le nouvel album ose d’autres pistes, dream pop ou r’n’b vaporeux (Call Me Out). C’est plutôt bien vu. Dommage que Forever n’aille pas tout à fait jusqu’au bout de l’aventure, donnant l’impression d’être resté calé au milieu du gué. (L.H.)

Daymé Arocena – « Cubafonia »

JAZZ/WORLD. DISTRIBUÉ PAR BROWNSWOOD/NEWS. ***(*)

Le 8/4 à l’Espace Senghor (Bruxelles).

Protégée de Gilles Peterson (qui l’a découverte grâce à la marque de rhum Havana Club et à sa politique de promotion de la culture cubaine contemporaine), Daymé Arocena est née à La Havane. Elle a baigné dans la rumba de la rue, le jazz paternel, les cérémonies yorubas et les vieux boléros de sa grand-mère, et chante quasiment depuis qu’elle est en âge de marcher. La jeune et charismatique demoiselle, qui a déjà collaboré, entre autres, avec Roy Ayers, le pianiste Roberto Fonseca et le rappeur Kumar signe avec Cubafonia un deuxième album frais et excitant mêlant jazz, soul et musique cubaine. Un souffle nouveau pour un disque audacieux à la fois varié, métissé et bariolé. (J.B.)

Freddie Gibbs – « You Only Live 2wice »

RAP. DISTRIBUÉ PAR EMPIRE. ***(*)

Plus que jamais, le parcours de Freddie Gibbs semble faire écho à celui de Tupac Shakur. Pas tant en termes de notoriété (difficile de dépasser le mythe 2Pac), qu’au travers de la trajectoire chahutée que l’un et l’autre ont empruntée. En 2014, par exemple, Gibbs s’est fait tirer dessus après un concert, à New York. L’an dernier, il a été arrêté en France et emprisonné plusieurs mois suite à des accusations de viol. Acquitté et libéré en septembre, il revient aujourd’hui avec un disque qui se présente comme celui de la renaissance (le titre et la cover). Court (à peine la demi-heure), moins frimeur que hanté, You Only Live 2wice montre surtout que Gibbs, le flow maestro, n’est jamais aussi précis que dans l’adversité. (L.H.)

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