Noblesse rock: le retour de Marquis (de Sade)

De gauche à droite, le jeune Flamand Simon Mahieu et les trois MDS originaux, Frank Darcel, Eric Morinière et Thierry Alexandre. © RAY FLEX
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Suicide du chanteur historique, arrivée vocale d’un jeune Flamand inconnu, nervures mondialistes via Daho et d’autres, le come-back des Bretons de Marquis de Sade -raccourci en Marquis- crée une belle surprise sur l’album Aurora. Hors nostalgie.

Par où commencer l’histoire de Marquis de Sade, revenant en ce mois de février 2021 sous le patronyme de Marquis avec l’album Aurora? Peut-être par une image. Le 4 février 1980, le magazine Actuel -alors phénomène de presse(1)- met en couverture les cinq musiciens de Marquis de Sade, posant avec… leurs mères. Sous le titre « Les jeunes gens modernes aiment leur maman« . Des jeunes gens un peu stijf, propres sur eux. Chemises repassées, cheveux tendance courte, cravates éventuelles. « En fait, l’article était fictionnalisé, retrace Frank Darcel. Je viens d’une famille de gauche, mon père était un ancien résistant. Et le fait d’être dépeint comme un jeune factieux, pas fasciste mais quelqu’un d’un peu raide et qui a des lectures orientées, qui peut aimer le look des nazis, ce n’était pas très facile. » Quarante et un ans plus tard, Frank rit, même pas jaune, mais à l’époque, c’était moins drôle.

Même s’il y a un sentiment de scène française, d’une première French Touch où Frank copine avec Jacno -des Stinky Toys- et des gars de Modern Guy, alors que Lizzy Mercier Descloux, Marie et les Garçons ou Taxi Girl sont en pleine actu. « Par rapport à Téléphone et Trust, oui, on se sentait différents, ajoute Frank. Et on rejoignait un peu le point de vue de Bizot (boss d’Actuel), d’autant plus qu’il se passait aussi quelque chose avec les graphistes Kiki et Loulou Picasso, les gens assumant de ne pas être anglo-saxons. »

On est en 1979 lorsque les Rennais proposent un premier album, Dantzig Twist. Le titre fait allusion à la ville où débute la Seconde Guerre mondiale. À ce douloureux indice historique, les chansons ajoutent leur grain intello-frenchie: dans Conrad Veidt, Marquis de Sade parle du célèbre acteur allemand du même nom, qui incarne une figure maudite et sexuée dans nombre de films, dont ceux de Murnau. Usage littéraire, référentiel aux textes signés par le chanteur Philippe Pascal, belle gueule animale façon héros émacié, possiblement torturé. Dans un rock profilé et coupant, musicalement influencé par la scène new-yorkaise de l’époque, les guitares prophétiques de Television au premier rang.

La couverture d'Actuel de février 1980 présentant les
La couverture d’Actuel de février 1980 présentant les « jeunes gens modernes » avec leurs mamans…

Tout début 1981, Marquis de Sade sort un second album – Rue de Siam- et puis implose. Les deux leaders du groupe, le chanteur Philippe Pascal et le guitariste Frank Darcel, se séparent sur des « différents artistiques » , et puis vivent leurs mille vies. Pendant 36 ans. En 2017, à l’initiative d’un plasticien rennais, Patrice Poch, qui veut célébrer les 40 piges du groupe, Pascal, Darcel et compagnie se retrouvent. Dans leur stamcafé rennais et puis dans des répétitions qui précèdent un concert -triomphal- dans leur ville natale et une dizaine de dates en France, notamment devant 30 000 enthousiastes aux Vieilles Charrues. Un disque live émérite en sortira et le désir, surtout chez Frank Darcel, d’écrire de nouvelles chansons. Philippe Pascal, lui, cale, chope le trauma de la page blanche, rate un enregistrement new-yorkais et met tragiquement fin à ses jours, le 12 septembre 2019. Il a 63 ans.

Zazous

Depuis sa maison de Rennes, Frank Darcel parle, détaille, explique. Avec réalisme sur le passé et excitation pour le futur. Ces trois-quatre dernières décennies, Frank a beaucoup circulé, a produit Daho et d’autres, vécu à Lisbonne et sans cesse travaillé dans des studios qu’il aime, de Bruxelles à Trégor, coin breton sauvageon où il a ses habitudes. Une vie de sexagénaire -il est né en 1958- viscéralement transversale. À l’image de cet album Aurora, douze plages qui voyagent dans ce que l’on pourrait appeler une « identité européenne », mais nimbée de fantasmes américains. Accomplis par des enregistrements new-yorkais, on y vient. D’ailleurs Frank & Co, avec les deux autres musiciens historiques de MDS -le batteur Éric Morinière et le bassiste Thierry Alexandre- pensaient d’abord inviter des guests pour chaque titre d’Aurora. Parmi les cibles enviées, leur contemporain Arno. Bad timing puisque, au printemps 2020, l’Ostendais gère courageusement son cancer. Confirmant que le trajet de MDS reste une affaire incertaine, indépendante. Frank explique: « Ce disque rappelle que dans le milieu punk, on n’aimait pas l’information toute faite, devant toujours tout remettre en question, sans ce truc complotiste, évidemment. Et puis, moi, l’appréciation des gens pour l’axe Trump-Poutine, de plus en plus répandu, ça me désole. Parce qu’à la fin des années 70, on luttait vraiment face à ce genre de position. »

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Frank n’est pas seulement la première force musicale présente de Marquis, il est aussi l’incarnation poético- politique d’un parcours qui l’a vu militer au sein de mouvements indépendantistes bretons. Marrant lorsqu’on pense à l’image dégagée par MDS il y a quatre décennies, sans doute les chemises-cravates-costards, les « jeunes gens modernes » pouvant apparaître de la droite musclée, voire pire. « Il y a toujours un fond anarchiste dans ce qui nous fait décrypter le monde, assure Frank. En France, on observe que c’est beaucoup un entre-soi de politiciens qui vont d’une chaîne de télé à l’autre, tout le monde se connaît. Et à force de voir des ministres à la télé, c’est un cirque, la société du spectacle ad nauseam. On se demande quand ils travaillent (sourire). » Là, l’ex-étudiant en médecine à Rennes -« J’ai fait deux premières et deux deuxièmes » rappelle que la Bretagne, et par extension la France provinciale de la seconde moitié des seventies, loin d’une quelconque modernité, a encore les sabots dans la boue. « Rennes était une jolie petite ville bourgeoise et notre seul repère était les magasins de disques. Comme il y avait cette liaison entre Saint-Malo et Portsmouth, on avait les 45 tours anglais punk avant Paris! Et puis MDS était vu par l’extrême gauche comme des gens d’extrême droite, parce qu’on avait les cheveux courts et des imperméables. Et l’extrême droite ne nous aimait pas parce qu’elle nous prenait pour des zazous qui lorgnaient sur leurs copines… La nuit à Rennes, la bagarre faisait un peu partie de la tradition. On a dû détourner des bars populaires, dépolitisés, où on a réussi à avoir nos lieux: les premiers punks rennais s’y mélangeaient aux ouvriers. C’était sympa. » Frank Darcel n’a rien mis de côté: habitant toujours à Rennes, il s’est aussi engagé dans la politique locale, emmenant début 2020 la liste indépendantiste bretonne Breizh Europa.

Marquis devrait confirmer toutes nos attentes sur scène, en principe en septembre à Bruxelles.
Marquis devrait confirmer toutes nos attentes sur scène, en principe en septembre à Bruxelles.© RICHARD DUMAS

Chanteur flamand

L’autre axe de MDS est moins provincial: Darcel & Co nouent dans les eighties des liens US, notamment avec Tina Weymouth, bassiste de Talking Heads, et duo avec son époux Chris Frantz, ex-batteur du même groupe, dans Tom Tom Club, signant le hit mondial Genius of Love. La blondinette à frange a d’ailleurs des ancêtres bretons. C’est elle qui va brancher le nouveau Marquis (sans Sade) sur Richard Lloyd -guitariste mirifique de Television aux côtés de Tom Verlaine- lors d’un double voyage new-yorkais du groupe français. En avril puis juin 2019. Frank: « Philippe Pascal nous a fait faux bond en dernière minute en ne nous accompagnant pas aux États-Unis, où on a pu rencontrer de vieilles connaissances comme Ivan Julian, guitariste de Richard Hell, James Chance et puis Lloyd, que Tina a convaincu de venir à Brooklyn depuis sa résidence en Alabama. »

Début 2019, Philippe Pascal chante deux titres en anglais pour un futur disque: absents de l’actuel Aurora, ils seront sur les prochaines rééditions des deux albums historiques de MDS, Dantzig Twist et Rue de Siam. « Avec Philippe, on s’est vus le 20 août 2019, lui faisant écouter ce qu’on avait fait à New York, et il était content, raconte Frank . Il devait venir faire des voix et puis, on ne l’a plus jamais vu. Lorsqu’on a appris qu’il s’était donné la mort, on n’a pas vraiment compris. En même temps, quand je l’avais revu, il avait eu cet incident cardiaque, et je crois qu’il avait une grande fatigue physique, mais pourquoi ce geste? On est restés interloqués pendant plusieurs mois. »

Le destin, ce compagnon douteux et infidèle, intervient alors. À Bruxelles. Marquis tripatouille des enregistrements dans le studio laekenois de Dan Lacksman, rayon claviers. Intervient alors Ad Cominotto, session man, dont le sacré pedigree comprend Arno et Bashung. De cette rencontre avec Ad, sort un nom: Simon Mahieu, un de ses anciens étudiants à la Hasseltse Rockacademie. Inconnu au bataillon, même si à 32 ans, le gars d’Aarschot a déjà bourlingué dans toutes sortes de formations musicales flamandes. Et là, au téléphone en ce 17 février, il livre sa version des événements, de ce qui se profilait comme une improbable aventure: « Oui, on s’est rencontrés avec Marquis à Bruxelles juste avant le premier lockdown et d’emblée, je les ai trouvés sympathiques, sentiment feel good essentiel sans lequel je ne peux pas travailler. Je ne connaissais pas du tout Marquis de Sade, pas plus que leur histoire. On a beaucoup parlé, puis ils m’ont envoyé les maquettes des chansons. Elles avaient beaucoup d’espace pour faire mon truc créatif: je pouvais être moi dans ce groupe. En fait, ça faisait longtemps qu’entre tous les projets- -du surf au punk- je voulais approcher le rock, ce post-punk que j’aime beaucoup. J’ai écouté les deux premiers albums de Marquis de Sade mais je n’ai pas du tout le feeling qu’il s’agit de ce groupe. Là, on est dans Marquis, et c’est bien un nouveau voyage qui s’annonce maintenant.« 

(1) Lancé par Jean-François Bizot en 1967, ce magazine parisien de la contre-culture connaît une troisième vie dès 1979 et devient le « Paris Match des branchés », avec des tirages allant jusqu’à 400.000 exemplaires.

Marquis – « Aurora »

Distribué par Caroline. ****

Noblesse rock: le retour de Marquis (de Sade)

L’album se décline en français, anglais, portugais, allemand, ukrainien et…néerlandais, ce dernier s’invitant sur Glorie. Mais l’éclatement de langues comme le casting large -incorporant les Américains James Chance, Ivan Julian, Richard Lloyd et le Belge Ad Cominotto- nourrissent l’espace sonore de Marquis, sans le morceler. Dès le More Fun Before War d’ouverture , la densité est là: guitares incisives, batterie offensive, désir virulent. Comme la voix de notre compatriote, Simon Mahieu, présente sur onze des treize titres: dans un registre différent, moins théâtral que le disparu Philippe Pascal, ce dernier inspirant au moins deux beaux moments: Je n’écrirai plus si souvent, coécrit et chanté par Étienne Daho, et la conclusion instrumentale Le Voyage d’Andrea. Y compris dans sa reprise réussie d’ Ocean de Lou Reed/Velvet, Marquis a élargi son univers sur ses années de Sade en donnant davantage de place aux émotions avouées. À ces sentiments qui font frissonner Zagreb ou Um immer jung zu bleiben. Permettant aux ex-jeunes gens modernes d’échapper au temps chronophage, celui qui ruine volontiers les improbables retours tardifs.

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