Nekfeu, rap lettré aux Ardentes

Nekfeu © Julien Lenard
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

C’est le carton rap français du moment. Issu du collectif 1995, Nekfeu vient de sortir un premier album impeccable, à la fois intègre et accessible. Rencontre avant son passage à Liège.

C’est bien simple, on ne parle plus que de lui. Au point d’éclipser jusqu’au dernier clash de Booba, c’est dire. Nekfeu vient de sortir son premier album solo, et a réussi d’emblée à mettre dans sa poche à la fois la critique et le public: la semaine de sa sortie, Feu a constitué le 3e meilleur démarrage de vente d’albums en France, après Daft Punk et Stromae.

Certes, le jeune rappeur de 25 ans a une grosse machine derrière lui (Universal) et pu bénéficier d’une campagne marketing appréciable. Mais il n’a pas attendu ça pour faire parler de lui. Né Ken Samare, Nekfeu a beau avoir une belle petite gueule de jeune premier, il est tout sauf un parachuté du rap. Cela fait près d’une dizaine d’années qu’il a pris le micro, d’abord en indépendant, membre du groupe S-Crew ou du collectif 1995. Juste avant de se plier à une séance de dédicaces à la Fnac de Bruxelles (plus de 1500 personnes annoncées sur l’événement Facebook), Nekfeu raconte: « J’ai commencé vraiment à rapper vers 15 ans. Un délire de potes. Entre les membres du S-Crew, on se prêtait un micro qu’on avait réussi à voler (rires). On le gardait à tour de rôle pendant un mois. C’était un micro avec une carte-son intégrée. Une merde, en vrai. Mais quand vous n’y connaissez rien, cela permet de s’essayer, d’enregistrer directement sur votre ordi. » Schéma classique: dans la cour du collège, il faut choisir son camp, rap d’un côté, rock et assimilés de l’autre. Nekfeu a tranché depuis longtemps. Quoique. « Je me suis retrouvé dans une colo de surf, où les filles surtout étaient branchées rock. Du coup, à la rentrée, je me suis à en écouter pas mal. Mes potes se foutaient de ma gueule, avec mon t-shirt Nirvana (rires). J’écoutais Rage Against The Machine, pas mal de trucs engagés, assez politiques. Mais je n’ai plus besoin de ça aujourd’hui. Je ne crois plus trop à la révolte de certains artistes. Les vrais militants, ils sont dans d’autres circuits… »

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Désabusé, Nekfeu? Lucide plutôt, lui qui a déjà pu éprouver le poids des mots et le choc de certains propos. C’était en 2013. Le rappeur se retrouvait au générique du morceau-titre du film La Marche, avec une dizaine d’autres collègues. Il crée alors la polémique quand il y « réclame un autodafé contre ces chiens de Charlie Hebdo »… Depuis janvier dernier, le malaise est forcément encore plus grand. Sauf que Nekfeu n’a pas attendu les attaques terroristes pour faire amende honorable. Il amène lui-même le sujet sur la table. « Aujourd’hui, j’apprends à faire attention à ce que je livre. Quand c’est un peu tendancieux ou provocateur, je l’amène, je l’explique. C’est par exemple le Fennec qui parle, le fouteur de merde, que j’ai réussi à contrôler avec le temps, mais qui ressort encore de temps en temps. Je le fais parler à la place. Ça me défoule. On est tous comme ça, non? Tout le monde est pluriel, et peut partir en vrille, un peu comme dans le film Les Nouveaux sauvages (Relatos salvajes, de l’Argentin Damián Szifrón, ndlr). »

De toute façon, il n’y a plus grand-monde aujourd’hui pour encore lui reprocher l’incident Charlie Hebdo. Privilège de classe, privilège de race? Chroniqueur depuis toujours de la scène rap française, le journaliste Olivier Cachin n’a pas manqué d’au moins poser la question: aurait-on été aussi clément avec un rappeur noir ou beur? Sans jamais nier la qualité de son album (« un game changer, un de ces disques qui vont influencer fortement l’avenir du rap français dans les mois et les années à venir »), Cachin se demande ainsi: Nekfeu aurait-il reçu le même accueil unanime, du Monde à Elle en passant par les Inrocks, s’il n’avait pas été blanc? Nekfeu lui-même n’en doute pas vraiment. Sur son album, il rappe: « Bien sûr que c’est plus facile pour toi quand t’es blanc! »

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Rap lettré

Le morceau en question est intitulé Martin Eden, comme le titre de l’autobiographie de Jack London. Une référence littéraire sur un disque qui n’en manque pas, de Maupassant à Milan Kundera. « J’ai toujours adoré lire. Chez moi, l’accès à la télé a toujours été très limité. Du coup, ma mère (enseignante, ndlr) m’a appris à aimer la lecture. Ce qui est une chance incroyable. Je dis souvent que j’aimerais bien pouvoir scratcher les livres. Comme vous pouvez le faire avec des samples ou même des bouts de films, qui, glissés dans la musique, peuvent donner une cohérence au morceau. Avec les bouquins, c’est plus compliqué. Donc j’en sors ce que je trouve de hip hop dedans. Martin Eden, par exemple, c’est complètement hip hop. » De là à coller à Nekfeu l’image d’un rappeur intello, il n’y a qu’un pas… « A entendre les questions que l’on me pose là-dessus, cela devient un risque en effet. Mais cela n’a pas de sens. Ce n’est pas parce que je cite Jack London que l’album est « littéraire ». S’il l’est, c’est parce que c’est un disque de rap, qui est une forme d’écriture, de poésie, qui a une valeur littéraire en soi. »

Nekfeu a raison. Aussi ouvert et accessible soit-il, son album est bel et bien un disque de rap. C’est d’ailleurs l’un de ses principaux tours de force: réussir à agrandir la cible, sans pour autant changer de registre. Le genre de pirouette qui est courante dans le rap US, mais très peu courue jusqu’ici en France. La manoeuvre est certes périlleuse, un vrai paradoxe dont il s’agit de sortir par le haut. Mais cela tombe bien: les contradictions, c’est justement le carburant de Feu, où l’ego trip côtoie l’autoflagellation. Comme quand, à la manière d’un Kendrick Lamar (« I’m the biggest hypocrite of 2015 »), Nekfeu reprend le personnage schizophrène de Maupassant pour assurer que « je me sens hypocrite, je plonge dans les tentations volontairement » (Le Horla). « Evoquer des sujets tabous, ou ne pas se tenir aux seules postures honorables, cela me semble essentiel. C’est en tout cas ce qui m’intéresse. Tout le monde est fait de contradictions. Réussir à les étaler, c’est pour moi le meilleur moyen d’être sincère. »

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NEKFEU, FEU, DISTRIBUÉ PAR UNIVERSAL.

En concert le 12 juillet, aux Ardentes, Liège. www.lesardentes.be

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