Serge Coosemans

Né l’année de Woodstock, il reste rétif aux « camps de vacances de concentration »

Serge Coosemans Chroniqueur

A un trimestre de fêter ses 45 ans, Serge Coosemans tient enfin l’excuse parfaite pour ne plus jamais foutre un pied en festival, désormais officiellement bien trop âgé pour ce genre de singerie. 22 ans qu’il attend cette délivrance. Il nous explique pourquoi. Sortie de Route, S03E39.

Je suppose que j’aurais aimé vivre Woodstock, l’Ile de Wright ou Mont-de-Marsan. J’aurais eu cette impression de participer au chant de gloire d’une génération, de torpiller les fondations de la société bourgeoise. Quelques années plus tard, j’aurais pu me contenter de Rock Against Racism ou même du Live Aid, histoire de gagner le plein de bons points karmiques. A vrai dire, j’aurais surtout pris un panard monstre lors du passage des Talking Heads et de Simple Minds à Torhout/Werchter au début des années 80, alors que ces artistes étaient au top de leur art. Mais j’étais alors trop jeune. En fait, je n’ai participé à mon premier festival que bien des années plus tard. En 1993, il me semble, sur une plaine flamande où jouaient Björk, Urban Dance Squad et Fishbone. On y a entendu beaucoup de bêtises, on a tenté de braver le froid de canard en se réchauffant à la mauvaise bière, on s’est raconté beaucoup d’idioties et j’ai même dormi quelques minutes à même le sol durant le set de La Castafjördottir. Cette torture finie, je suis rentré chez moi sale et vaseux, avec la tenace impression d’avoir vécu une heure fantastique (le set de Fishbone) pour dix de perdues. Je me suis aussi senti désincarné, complètement dépersonnalisé à force d’avoir mimé, voire forcé, l’amusement. Il m’est alors tombé dessus une angoisse de mort glaciale et métallique, la même qui survient généralement quand je joue trop aux jeux vidéo ou que je regarde dix épisodes d’affilée d’une série télévisée. Bref, globalement, ce premier festival a pour moi été une expérience plutôt déplaisante et il en a été de même de presque tous ceux qui ont suivi. A chaque coup, ce même sentiment de vide, de perte, de vertige. L’ennui, l’amusement forcé, la défonce, et, au fond, jamais vraiment de plaisir musical ou culturel.

Comme n’importe quel troll vengeur, j’ai alors cuisiné des tonnes de fiel sur les conditions de merde, la vue artistique basse des organisateurs, la bêtise de beaucoup de participants drogués. J’ai usé et même abusé de l’expression « camp de vacances de concentration ». J’en suis vite venu à la conclusion évidente, bien que toujours un peu censurée, qu’il n’a jamais été question en festival que de consommer. De la musique amplifiée, des t-shirts et des posters mais surtout des bières, des frites, des saucisses, ainsi que des emplacements de parking et de camping. En Belgique, ça fait longtemps que le festival n’est plus un défilé de talents mais juste une kermesse avec des rastas blancs dans le rôle des petits poneys et Nick Cave à la place d’Eddy Wally pour animer le Grand Bal de clôture. Que le festival descende de l’attraction foraine, c’est entendu.

Comme n’importe quel troll vengeur, j’ai alors cuisiné des tonnes de fiel sur les conditions de merde, la vue artistique basse des organisateurs, la bêtise de beaucoup de participants drogués. J’ai usé et même abusé de l’expression « camp de vacances de concentration.

Ce dont on se rend moins compte, c’est que le festival est en fait la plupart du temps pas grand-chose de plus qu’une arnaque grossière. Avec, paraît-il, depuis 2012, un peu moins de 600 festivals chaque année en Belgique, comment voulez-vous que le public y gagne, que ce ne soit pas entre organisateurs et bookeurs la guerre de l’affiche, de l’exclu, de l’encule, du valet qui pue ? On sait tous qu’un festival, à fortiori wallon, tient davantage de l’art d’accommoder les restes que de la vision artistique forte. Ce n’est pas vraiment une critique, plutôt une constatation, un peu triste même : l’affiche cohérente, excitante, maline, se fait rare. La pizza de fonds de tiroirs et de bras cassés tient par contre de la quasi généralité. 600 festivals, c’est énorme, c’est trop, ça instaure une concurrence digne du monde de la grande distribution, obligeant les festivals à fonctionner comme les supermarchés : quelques produits de prestige, quelques produits d’appel, quelques soldes intéressantes et derrière ce petit peu de clinquant, un très gros stock de camelote. Le festival partage d’ailleurs un autre point commun avec le monde du retail. Comme ce dernier, il insiste désormais davantage sur l’expérience-client que sur le produit.

Un festivalier subit beaucoup de boucan anodin, brave des conditions météorologiques rarement idéales, boit et mange du cancer, se drogue à la mort-au-rat, pratique du mauvais sexe et applaudit des types qui jouent en pilotage automatique parce qu’ils sont dans un état pire ou similaire. Je pense dès lors qu’il faut être complètement taré pour avoir envie de vivre quelque-chose du genre, tout comme il faut être complètement taré pour aimer traîner dans un supermarché. Or, c’est exactement pour contrer ce genre de déni que le marketing a inventé la notion « d’expérience client ». Mémé n’achète plus au hard-discount des poireaux à demi pourris pour faire sa soupe, elle traverse une dimension sensorielle où s’épanouit son expérience-client. C’est-à-dire que la déco et l’habillage sonore du magasin foutent Mémé dans un état proche de la transe hypnotique, en espérant que ça réveille ses impulsions d’acheteuse compulsive. Dans le cadre d’un festival, Fiston se coltine quant à lui des heures et des heures d’artistes de troisième ordre, généralement issus des catalogues Bang et Ninja Tune, avant de tomber en coma éthylique tandis que se met enfin à jouer un groupe vaguement excitant. On pourrait appeler ça un contexte prédisposant à la lose, du foutage de gueule, une journée désastreuse, des conditions pourries, la pente vers le suicide mais non, c’est là aussi une expérience-client d’ordre sensoriel. Le festivalier est au coeur d’une communion d’amoureux de musiques. Il y rencontre l’esprit des raves et sent sur son front le souffle puissant du rock alternatif, voire subversif. Il traverse un long week-end de permissivité et de gentille transgression. Bref, Mémé va rentrer du magasin avec en plus de ses poireaux, un bouquin de Marc Lévy et un tapis de gymnastique soldé et, de son côté, Fiston ramènera de Dour ou des Ardentes la chtouille, trois camions de neurones dégommés et l’envie de downloader l’intégrale de Bonobo. Autant dire que l’on tient là un beau duo de victimes du Monde Moderne.

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