Nathaniel Rateliff, putain de grand chanteur soul

Nathaniel Rateliff © Philippe Cornet
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

En dopant son album aux cuivres, Nathaniel Rateliff revitalise le coup de sang soul des années 60 et au-delà. D’une voix formidable, venue de nulle part, le Missouri. Rencontre.

On a tous eu nos épiphanies, ces moments d’intime rédemption musicale gravés en un espace-temps précis. La découverte du Bruce Springsteen carillonnant de Born To Run près d’un radiateur de l’hiver 1975. Celle du Marquee Moon de Television emmenant, deux ans plus tard, le vieux Janson dans la galaxie des guitares inouïes. Et plus récemment, vers 2006, Arcade Fire, et l’orgue monstrueux d’Intervention, proprement crucifié à l’endroit idoine, une église new-yorkaise et l’autre londonienne…

Nathaniel Rateliff, putain de grand chanteur soul

Pour Nathaniel Rateliff, le truc débute via la pochette du nouvel album avec The Night Sweats (voir Focus du 18 septembre): un torse poilu sans tête, deux mains tatouées et un blouson découvrant une breloque bijoutée. Comme si le designer de l’image avait mélangé son goût inavoué pour Village People et Vogue. Bizarre. La musique l’est moins puisque ce quatrième album de l’américain pileux, premier bouclé avec un groupe intégrant des cuivres, ramène à la meilleure soul incendiaire sixties et aux vagissements océaniques de Van Morrison. Le choc vient moins des musiques -plus saignantes qu’innovantes- que d’un métabolisme vocal et le style scénique du mec. Sur YouTube, deux titres bouclés en 2013 au Gothic Theater de Denver -ville où Rateliff habite toujours- illustrent ce que ce trentenaire rondouillard donne en packs de testostérone intégrale. Le jus de larynx est poussé aux limites physiques d’un corps cambré, et lorsqu’il se met à danser façon James Brown, la chorégraphie des pieds semble plus légère que l’air. Sens de la gravité, défi aux lois communes de l’équilibre. Les chansons qui égalent l’énergie nucléaire du rhythm’n’blues historique des Otis, Sam & Dave, labourent aussi une forme endémique de mélancolie avouée.

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La source americana qu’on retrouve, par exemple, dans The Band (lire encadré), que Rateliff reprend avec The Shape I’m In. Un titre de 1970 traitant du désespoir des communautés rurales larguées dans une Amérique dominée par ses métropoles. Choix presque politique, guère étonnant lorsqu’on remonte le fil de vie de Rateliff en sa compagnie, un mardi d’octobre, jour de concert complet à l’AB Club. En vrai, il est à l’image de ce que l’on a imaginé, sauf que le visage sous barbe garde des traces inattendues de jeunesse non spoliée. Malgré le parcours tumultueux des 37 premières années.

Tu as grandi dans le Missouri, un Etat du Midwest égal à six fois la Belgique: cela ressemblait à quoi exactement?

Le Missouri, on l’appelle Misery (1) et pour cause. Oui, dans une famille pauvre et blanche de la campagne, au milieu de nulle part. A l’extérieur d’une petite ville appelée Hermann, 2500 habitants. Mon père, menuisier et peintre, ne faisait pas beaucoup de fric, je crois qu’une année, il a gagné 8000 dollars pour nous quatre, ce qui n’est pas énorme. Mais on avait un jardin et on chassait cerfs et écureuils: moi, je tirais plutôt les lapins (rires). La musique qu’on écoutait était celle de l’église chrétienne qu’on fréquentait mais mes parents ayant grandi dans les années 60, ils écoutaient aussi James Taylor, Joni Mitchell, Van Morrison. Ado, j’étais dans le trip skateboard et Fugazi puis j’ai consommé Nirvana et le grunge. Je suis aussi tombé amoureux de la collection de disques de mes parents et de ce qui venait avant, le doo-wop, le blues, la soul et des groupes comme The Band et The Allman Brothers, le son du Sud. Même les Field Recordings d’Alan Lomax.

Tu chantais à l’église?

Non, mes parents chantaient et moi, je jouais de la batterie, puis de la guitare. C’était ma première expérience musicale collective, je suivais le mouvement. J’avais l’impression d’être connecté à quelque chose de plus grand que moi, d’extérieur à moi-même, pas forcément religieux d’ailleurs. La révélation est venue un peu plus tard, à la vingtaine. Tout à coup, je pouvais pleurer en écoutant une musique, et j’ai eu le désir que cela revienne, peut-être quand moi, je jouerais.

Nathaniel Rateliff
Nathaniel Rateliff© DR

Quand as-tu réalisé que tu étais un putain de grand chanteur?

Ah merci (sourire). Gamin, je voulais être Jimi Hendrix ou Duane Allman, un génie de la guitare. La révélation de l’écriture et du chant est venue avec l’écoute de Dylan, Leonard Cohen, Sam Cooke. J’avais déjà été un grand admirateur de Jim Morrison, il était si lisse et j’adorais sa façon totalement sentimentale d’interpréter, influencée par les anciens crooners. Je me suis mis à l’imiter en pensant que je pouvais sonner comme Morrison, Otis ou Sam & Dave…

Parcours scolaire?

Je suis parti de la maison à 16 ans avec un copain, j’avais arrêté l’école deux ans auparavant. Mon père était mort et je bossais dans une usine, à fabriquer des bouteilles plastiques de huit heures du soir à huit heures du matin. C’était à peu près ma seule option dans l’Etat du Misery… L’avenir était nul, déprimant, c’est pour cela que j’ai foutu le camp à Denver: j’y ai bossé comme menuisier puis ai passé dix ans dans une compagnie de camions.

Venant de la classe ouvrière, quel genre d’idées entretenais-tu sur la politique et l’Amérique?

Le fait d’arriver en ville a changé ma perception des races, des classes et des cultures. Je venais d’un bled où il y avait peut-être deux familles noires en ville: mon éducation n’était pas raciste mais ce sentiment trainait partout aux alentours. Arriver à Denver, bosser avec des latinos, a comblé mes ignorances. J’ai vu les syndicats s’effriter et les idées républicaines séduire la classe ouvrière: mon père était foutrement dérangé quand Bill Clinton a été élu. Il était plutôt conservateur, sous l’effet des idées religieuses. Moi, j’ai abandonné la peur et le sentiment de culpabilité entretenus par la religion: je me suis davantage intéressé à l’Histoire.

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Dans l’excellent documentaire Austin To Boston, qui raconte le périple en bagnole d’une bande de musiciens qui traverse un bout d’Amérique, on te voit raconter la mort brutale de ton père dans un accident de voiture. Tu sembles sonné…

Oui, à ce moment-là, j’étais devenu sobre, c’était atroce (il rit). Juste avant, il y a eu cette période à Londres où j’ai dû arrêter de boire. Pour des raisons de relations foutues en l’air parce que je picolais trop de whisky.

Dans ton tube S.O.B. (Son of a Bitch), tu chantes « Give me a drink (…) If I can’t get clean I’m gonna drink my life away »: expérience à la première personne?

Oui, je raconte qu’à un moment donné, j’ai eu des delirium tremens pendant une ou deux semaines, j’avais des hallucinations, je tremblais, je transpirais. J’ai essayé d’aller en studio mais c’était douloureux, y compris émotionnellement. Je pensais que ce serait bien de ne pas repasser par là. Aujourd’hui, j’essaie de calmer le jeu…

Cet album est différent des deux premiers: le jus est différent, l’électricité aussi. Grâce aux cuivres?

J’ai bourlingué pendant sept ou huit ans en solo, et j’écris toujours pas mal de mes chansons de façon solitaire, les sujets n’ont pas changé. Mais ce truc de soul-rhythm’n’blues, de danser comme je le faisais tout gosse pour ma mère, je voulais l’amener dans ma musique. Concord, le label qui m’a signé, est aussi le propriétaire du nom Stax et mon nouvel album est sorti sous cette étiquette-là, même si je ne voulais pas que le disque soit trop réminiscent du passé à la Sam & Dave. Mais proche de ce que je suis moi, même si la vidéo de S.O.B. est un pastiche de la scène finale de John Belushi dans Blues Brothers (sourire). Le monde semble être sur la pente descendante et les gens ont besoin de s’échapper de tout cela. Je n’ai pas consciemment fait un protest-record -le prochain le sera peut-être- mais si je fais partie d’un processus de rédemption, alors j’en suis heureux.

(1) EN 2014, UN SONDAGE DE L’INSTITUT GALLUP CLASSAIT LE MISSOURI « HUITIÈME PLUS MISÉRABLE ÉTAT D’AMÉRIQUE ».

CD NATHANIEL RATELIFF & THE NIGHT SWEATS CHEZ CAROLINE. ****

ZE BAND

Un récent docu Netflix sur Levon Helm, batteur de The Band, rappelle combien le groupe a été fondateur de l’americana primal, essaimant de Wilco à Nathaniel Rateliff.

The Band
The Band© DR

Par où commencer? The Band, accompagnateurs du Dylan grande époque, 1965-1967? Les mecs dissous par les luttes consanguines et filmés en 1976 par Scorsese dans le concert d’adieu The Last Waltz? Les barbus en costards de vieillards, écrivant la fin sixties à Woodstock, sous foi de morceaux mégalithes désormais inscrits au patrimoine de l’Humanité Rock? Le versant chansons est celui qui résiste le mieux au babil des modes: The Weight, The Night They Drove Old Dixie Down, King Harvest, Tears of Rage ou Up On Cripple Creek. Merveilles de folk-country bouseux, d’ondulations des Appalaches, de soul lointaine et de rock’n’roll grondant, avec l’occasionnel shot mélancolique muté en yodel entraînant.

C’était ça The Band: une divergente chimique tirant le maximum de ses cinq interprètes, tous multi-instrumentistes talentueux. Le seul Ricain du lot, Levon Helm -batteur et vocaliste d’envergure-, fils de planteurs de coton de l’Arkansas, apporte l’incarnation du mythe américain vécu près de l’os. Les quatre autres, citoyens canadiens de l’Ontario, s’engouffrent dans les affluents d’un Mississippi fantasmé: Rick Danko, bassiste, Garth Hudson, claviériste-saxophoniste, Richard Manuel, pianiste et voix divine, et le guitariste Robbie Robertson. C’est lui qui, de facto, prend les rênes du quintet et signe la majorité des compositions: ce simili-putsch qui ignore les contributions d’écriture d’autrui -celle de Levon Helm notamment- scellera la fin des haricots, celle perçue dans l’amertume joyeuse de la Dernière valse de Scorsese.

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Les sept albums studio, sortis entre 1968 et 1977, dessinent une sorte d’Eldorado US, justifié par les deux/trois premiers disques. Music From Big Pink (juillet 1968) et The Band (septembre 1969) ignorent le psychédélisme ambiant et les saillies du rock-à-stades qui s’annonce bruyamment. Quatre décennies plus tard, la plongée du groupe dans les musiques philosophales américaines -blues à gospel- opère toujours via un charme et une profondeur aussi analogiques qu’émotionnels. L’histoire ne fera pourtant aucun prisonnier: si l’aîné Garth Hudson (1937) continue une vie de bourlingue et de session-man, Levon Helm, ruiné et puis rescapé de la saisie, cancéreux survivant et puis non, meurt en 2012 après une paix conclue in extremis sur son lit de mort avec Robertson, star du lot. Qui n’a rien produit de substantiel depuis 20 ans et rêve peut-être parfois de Danko et de Manuel, tous deux crucifiés par les substances: le premier est mort fin 1999 à 55 ans d’un infarctus à domicile, le second s’est pendu en 1986 dans un Quality Inn de Floride, un peu avant ses 43 ans. Sacrées chansons, mauvais scénario et héritage durable.

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