Michael Lang est décédé: notre entretien avec l’organisateur du festival de Woodstock

A 200 mètres de la rue principale de Woodstock, Michael Lang empoigne le drapeau américain. Sans hésiter, il se le met sur l'épaule. Avec un grand naturel. © Philippe Cornet
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Alors qu’il est décédé ce 8 janvier d’un cancer, nous republions ici, en guise d’hommage, l’interview que Michael Lang nous accordait en 2016. C’est l’histoire d’un gamin juif de Brooklyn qui entre dans l’histoire en (co)organisant le Woodstock Music & Art Fair, en août 1969. Il analysait comment, depuis lors, contre-culture et célébrité ont modelé l’Amérique.

Article initialement paru dans Le Vif Extra du 7 octobre 2016.

Vous nous avez donné rendez-vous, ici, dans une boulangerie bio de Woodstock: à quoi ressemblait cette petite ville à deux heures de voiture au nord de Manhattan, quand vous y êtes venu pour la première fois?

Michael Lang: En juillet 1968, il n’y avait pas de panneau de circulation mais la structure de la ville était la même, construite autour de bars et de lieux occasionnels de concerts. Bob Dylan s’y est établi. D’autres musiciens, comme The Band et Paul Butterfield, ont suivi. Personne ne faisait d’histoire lorsqu’une vedette passait par ici. Les célébrités étaient vénérées comme aujourd’hui, sauf que pour Dylan et les adeptes du folk, cela se manifestait davantage par la reconnaissance de l’intellect, du message et de la philosophie véhiculée. Un mélange de respect et d’admiration. Dylan et les autres tentaient de réinventer un lien avec le public, quelque chose de plus profond. Spiritualité se combinait avec popularité.

D’où vient votre esprit d’entreprise?

J’habitais dans le quartier juif-italien de Bensonhurst, à Brooklyn: à 5 ans, j’allais tout seul à l’école, parce que le monde qui m’entourait était familier et amical. Mon père bossait dans la construction mais était une sorte d’inventeur essayant d’emmener ses enfants hors des sentiers battus. Mes parents ont aussi tenu un club latino où Tito Puente était l’orchestre maison; ils étaient des expérimentateurs. Mes grands-parents étaient venus de Pologne-Russie, une zone qui n’avait cessé de changer de nom de pays (sourire), mon père est né ici, ma mère est venue à l’âge de 2 ans.

La judaïté était-elle présente dans votre famille?

Pas vraiment. Le poids de la judaïté européenne – mes parents avaient perdu de la famille dans les pogroms – n’existait pas vraiment en Amérique: mes parents avaient assimilé le rêve américain, et ses réalités (sourire). Le rêve américain des années 1950, en Amérique, était extrêmement calme, mais la roue tournait avec beaucoup de liberté: dans cette classe moyenne-là, la perspective pour les enfants était vraiment d’aller à l’université, cela allait de soi. Et puis le rock’n’roll est arrivé par la télévision, et Elvis a électrisé les foules.

Presley amenait un sens de la transgression puisqu’il jouait une musique à la fois inspirée du gospel noir et du hillbilly, les chansons des Blancs pauvres et ruraux des Appalaches…

Oui, c’était de l’ordre de la transformation et ça a déclenché un flux qui nous a tous recouverts. J’avais 11 ans seulement lorsque j’ai rejoint mon premier groupe, à la batterie parce que j’avais foiré au saxophone. Ça a duré trois ans mais j’ai bien compris que je n’étais pas vraiment talentueux. J’étais plutôt introspectif comme teenager: sans être du tout d’une famille religieuse, je cherchais des réponses au sens de la vie. Losrque j’ai été initié au LSD, encore légal (NDLR: jusqu’en octobre 1968), j’avais 16 ans et fréquentais Paul Krassner auprès duquel je suivais des cours au Precollege de New York. Krassner était un journaliste marrant, futé, intéressant, très impliqué dans la scène beatnik et il s’occupait d’une publication, The Realist. Il passait pas mal de temps à Millbrook, le fief de Timothy Leary (1) et en était revenu avec les premières doses de LSD.

400.000

Une estimation du nombre de spectateurs au Woodstock Music & Art Fair, du 15 au 17 août 1969, qui se termina le 18 au matin par un concert de Jimi Hendrix. Privé de terrain à Woodstock, le festival eut lieu à 69 km au sud-ouest, à Bethel, sur les terres du fermier Max Yasgur.

Vous êtes né en 1944. Vous avez donc 20 ans au milieu des années 1960, à quoi ressemblaient le New York et l’Amérique de l’époque?

Enormément de choses se passaient à New York: le blues et le folk dans les clubs, Dylan, l’implication dans le mouvement des droits civiques, le début des manifestations contre la guerre du Viêtnam. Quand j’ai été convoqué à la conscription, j’ai déclaré au psy que je n’avais aucune raison de tuer des gens. A cette époque précoce, en 1962, l’armée n’avait pas vraiment besoin de recrues. Ils m’ont dit de me tirer… Grâce à Dieu (sourire)!

En 1966, vous quittez New York pour Coconut Grove où, deux ans plus tard, en mai 1968, vous organisez le premier Miami Pop Festival: pourquoi la Floride?

On y allait constamment avec mes parents, aux vacances de Noël, par exemple. A Coconut Grove, régnait une atmosphère comme dans le Village à New York, sauf qu’elle était tropicale. Je me suis assez vite impliqué dans la scène beatnik, underground et j’ai géré un headshop (2) qui est devenu une base de l’underground du sud des Etats-Unis. Y passaient des gens comme Paul Krassner mais aussi Abbie Hoffman (3), Timothy Leary, Joni Mitchell, David Crosby. Et puis, on a vu le film sur Monterey Pop (4) et on s’est dit qu’il fallait faire cela, avec mon pote, Marshall Brevetz, propriétaire d’une boîte, Thee Image Club (il était en contact avec la mafia locale à laquelle il devait rembourser du fric dans les six semaines). J’ai débarqué à la William Morris Agency à New York en leur soutenant qu’il fallait boucler un festival à Miami dans les six semaines. Trois jours après, on avait le programme : on a eu de la chance, notamment avec Hendrix qui tournait dans cette période-là.

Quel était le cachet de Jimi Hendrix? Et ceux des autres artistes?

Hendrix a obtenu un cachet de 6.000 dollars pour deux prestations par jour. Il était le mieux payé. Les cachets tournaient autour de 1.500-3.000 dollars. Le premier jour a été magique, mais le second catastrophique: on a paumé du fric, et je suis retourné à New York, fauché. Je n’avais pas envie de retourner en ville, donc, je suis allé à Woodstock où il y avait cette formidable créativité artistique. On était fauché mais, avec ma copine, on a loué une maison. On a survécu grâce à la la revente de vieux ventilateurs en bois, achetés dans le coin 5 dollars pièce, rafistolés et revendus pour 100 à un antiquaire de New York.

Woodstock, en août 1969. Le côté psychédélique des artistes touchait moins les Noirs, quasi absents dans le public.
Woodstock, en août 1969. Le côté psychédélique des artistes touchait moins les Noirs, quasi absents dans le public.© GETTY IMAGES

Quelles étaient les drogues disponibles?

La marijuana, les champignons, la mescaline, un peu de coke, pas d’héroïne, donc des choses plutôt douces, comme l’ambiance générale. Tim Hardin vivait ici, on est devenus amis, j’ai croisé Hendrix à l’été 1969 et puis il y avait aussi Dylan, rencontré quelques fois, via Bob Fosse, un ami réalisateur. On a dîné ensemble, trois semaines avant Woodstock, et je lui ai proposé de venir, sans être annoncé s’il le voulait ou dans la configuration qu’il désirait. Il a dit qu’il réfléchirait et il a réfléchi, il n’est pas venu (rires). C’était OK, son esprit était présent (NDLR: deux semaines après Woodstock, Dylan se produisit au festival anglais de l’île de Wight).

On appelle ce coin de l’Etat de New York où se trouve Woodstock, le Borscht Belt (5) parce beaucoup de juifs l’ont fréquenté entre les années 1920 et 1970. Pourquoi le business du cinéma et de la musique en Amérique compte-t-il autant d’entrepreneurs juifs?

Je pense que c’est le côté créatif de notre histoire. C’est aussi une opportunité que les gens de ma « confession » ont découverte assez tôt dans l’histoire du film ou de la musique. Nous sommes, par nature, des joueurs habitués aux nouvelles circonstances. Mais en grandissant dans un quartier à la fois juif et italien des années 1950, j’ai vu la similitude entre la façon dont les maisons des uns et des autres, étaient tenues. C’était une éducation sans grand préjudice ni racisme, même s’il n’y avait pas beaucoup d’Afro-Américains dans le quartier.

« Mon Amérique à moi »

Qui mettre sur le dollar?

Martin Luther King, je pense. Qu’il soit associé au domaine de l’argent serait une bonne chose.

Votre rêve américain?

Je n’en avais pas un à proprement parler, mais les rêves que je pouvais avoir se sont très largement accomplis, ne fût-ce que Woodstock. Et je suis plutôt heureux de ma vie.

Qui pour rendre sa grandeur à l’Amérique?

Je dirais plutôt comment: être du bon côté de l’humanité, avoir du fair-play, de l’empathie et d’inclure le reste de la planète. En laissant les gens derrière, on crée inévitablement des abus, des problèmes.

Dans le film sur Woodstock, il y a évidemment de fameux artistes noirs, comme Hendrix, Sly & The Family Stone, Richie Havens, mais le public est quasi intégralement blanc!

Oui. Il existait une forme d’intégration raciale dans la contre-culture mais même si on soutenait évidemment le Mouvement des droits civiques, il existait aussi une séparation de fait entre Blancs et Noirs, politiquement: je pense que le côté psychédélique de la musique – très présent à Woodstock – touchait moins les Noirs.

Peut-on comparer la contre-culture de 1969 et celle de 2016?

Il n’y a pas vraiment de contre-culture en 2016! En 1969, la jeunesse pouvait se prévaloir d’avoir grandi dans une forme de prise de pouvoir commencée avec la présidence de Kennedy: on pensait pouvoir marquer le monde d’une empreinte signifiante et d’un esprit élargi via les drogues et les questions sociales, proclamés haut et fort. Il y avait une réflexion sur le type de société dans laquelle nous vivions, un questionnement. Et les groupes dans le business à l’époque, étaient les porte-paroles de cette contre-culture: quand on a composé l’affiche de Woodstock, les noms d’artistes ont été écrits à la même taille, par ordre alphabétique.

Il n’y a pas vraiment de contre-culture en 2016

Entre Woodstock et Altamont, le concert californien des Stones où un jeune Noir est assassiné par un membre des Hells Angels chargés de la sécurité (6), entre août et décembre 1969, c’est un monde qui s’effrite non?

Altamont a été très mal planifié, sécurisé: cela a été un désastre, une chose horrible, mais pour moi, la fin du rêve s’est passée à Kent State, en mai 1970, lorsque quatre étudiants non armés ont été tués par la Garde nationale de l’Ohio. C’était un événement bien plus choquant qu’Altamont.

En 2016, la contreculture, c’est l’effet Bernie Sanders?

L’idée de contreculture était certainement endormie jusqu’en 2015, au moment où la campagne de Bernie Sanders a réveillé beaucoup d’énergie dans cette jeunesse d’Amérique, tout comme le mouvement Black Lives Matter (« les vies noires comptent »), suggérant aux gens qu’ils peuvent changer le destin d’un pays s’ils s’impliquent. Je crois que Sanders ne sera pas élu (NDLR: l’interview a lieu fin mai 2016) mais son esprit et son énergie vont prendre feu. Là, on planifie une édition de Woodstock, pour le 50e anniversaire, qui pourrait être dans n’importe quel endroit d’Amérique, avec l’envie de rallumer cet esprit, cette flamme.

« L’esprit et l’énergie de Bernie Sanders ont réveillé la jeunesse américaine. »© ROBYN BECK/AFP/GETTY IMAGES

Le rock n’a-t-il simplement pas perdu l’intégralité de sa révolte?

Si, le rock s’est vendu et n’a plus cet élément-là en lui, depuis les années 1970-1980: il est devenu corporate, a cédé la place aux jeux vidéo et ne s’intéresse plus aux changements sociaux, à l’exception de gens comme Neil Young ou Bruce Springsteen. Alors qu’il faut absolument diriger nos efforts, je ne sais même pas si les gens vont s’éveiller à temps. Il est urgent que quelque chose arrive!

Comment la notion de célébrité a-t-elle évoluée en un demi-siècle en Amérique?

Dans ce pays, tout est cerné par l’argent et la célébrité, dans cet ordre-là (sourire). Il semble aussi que la technologie privilégie sa propre survivance plutôt que celle de la race humaine: la politique s’est initialement inspirée des sciences pour améliorer la condition humaine, mais il semble bien que l’unique critère soit devenu la prépondérance de la vitesse via un emballement technologique privé de perspective, de possibilité d’en mesurer les conséquences. Cette spirale s’accélère.

Tout est cerné par l’argent et la célébrité, dans cet ordre-là

Quel est le souvenir ultime de Woodstock? Quel est son avenir?

Je garde en moi le public, cette communauté qui avait été créée. Tout le monde partageait le même sentiment, celui de pouvoir vivre avec des gens. Il y aura donc un 50e anniversaire de Woodstock en 2019 et aussi au même moment, un musical à Broadway. Et puis, j’ai acheté un bâtiment à Woodstock: on va y lancer une université du rock…

Bio express

Né le 11 décembre 1944 à Brooklyn, Michael Lang devient célèbre à l’été 1969 en organisant le festival de Woodstock avec son partenaire Artie Kornfeld et les financiers John P. Roberts et Joel Rosenman, ceux-ci mettant une décennie à rembourser les pertes de l’événement. Lang raconte son expérience dans un livre (The Road To Woodstock, 2009), après une carrière très éclectique d’entrepreneur où il manage des artistes, produit des spectacles, lance un label de disques, et organise les remakes de Woodstock en 1994 et 1999, ce dernier marqué par de multiples violences.

Il est mort ce 8 janvier 2022 à l’âge de 77 ans, d’un cancer, « forme rare de lymphome non hodgkinien, à l’hôpital Sloan Kettering », dans la ville de New York.

(1) Psychologue américain (1920-1996), avocat de l’exploration des drogues psychédéliques sous contrôle, dont le LSD.

(2) Boutique spécialisée dans le matériel pour la consommation de cannabis et de tabac.

(3) Fameux activiste politique (1936-1989).

(4) The Monterey International Pop Music Festival, en Californie du Nord, du 16 au 18 juin 1967, avec Jimi Hendrix, The Who, Janis Joplin, Otis Redding, est considéré comme le tout premier festival pop d’importance.

(5) Du nom d’un potage à la betterave populaire en Europe de l’Est.

(6) Visible dans le documentaire Gimme Sheltersorti fin 1970.

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