Machine dans ma tête: les liens étroits entre sciences et musique
Rien de commun à première vue entre un ingénieur en blouse blanche et un musicien barbu. Et pourtant, de Pythagore à Robert Moog, les sciences ont réinventé la musique.
On n’a pas entendu de grand craquement, de déchirure, d’embrasement. Non, à l’heure des technologies sans cesse renouvelées et du tout-numérique, l’incident n’a pas fait de bruit. Ironiquement, c’est exactement ce qui venait de se produire: plus de son. Ce dimanche d’octobre au Musée des Instruments de Musique, l’installation ne répond plus. Le public a beau harceler le bouton de la manette qu’on lui a confiée, l’écran reste aussi muet que les enceintes. Le court-jus s’est manifesté durant la dernière animation du collectif Ohme, dans le cadre du Brussels Electronic Marathon: une production pédagogique qui confie les contrôleurs d’une table de mixage géante et interactive aux membres de l’assemblée s’appuie sur une table de mixage géante et interactive, dont chaque contrôleur a été confié à un membre de l’assemblée. Face à elle, deux chefs d’orchestre s’échinent à décrire une onde sonore, la grande sinusoïdale qui apparaissait encore, il y a quelques instants, sur l’écran derrière eux. Une erreur de câblage sans doute, improvise le plus chevelu des deux professeurs.
C’est que François Gaspard s’y connaît en câbles rouges, bleus et jaunes. Il copilote depuis 2015 Shakmat, une petite entreprise belge de création de synthétiseurs modulaires -les héritiers des fameux « Moog », curieuses machineries à l’origine de sons uniques, de par leur modularité. L’intérêt de François Gaspard pour l’appareil s’est manifesté presque par accident. « Mon groupe venait de se séparer et j’avais le temps de geeker des dizaines d’heures par semaine sur cet instrument. Mais le synthé a commencé à me limiter. Je me suis alors rappelé que j’avais tout de même fait cinq ans de polytech’: tout ce qu’il me manquait, je pouvais le construire moi-même! » Très vite, ses modules pour synthétiseurs sont remarqués sur Internet. « En deux semaines, on est passés de la construction de 20 pièces à 200. Deux ans plus tard, on en avait vendu 2000« .
« Avec Ohme, j’ai eu l’impression de trouver des gars qui me ressemblaient: des ingénieurs qui soutiennent l’art« , poursuit François Gaspard. Lancé en 2017, le collectif Ohme rassemble une bande de potes scientifiques avec une idée derrière des têtes bien remplies: mettre sous le feu des projecteurs les blouses blanches, d’ordinaire gardées dans l’ombre des scènes musicales. L’équipe s’est donné la mission de produire des oeuvres pédagogiques, mais non moins artistiques. Comme avec ce sinus par exemple, affiché sur grand écran quelques minutes avant le court-circuit. « Je me rappelle très bien que pendant mon adolescence, c’était traumatisant« , se souvient François Gaspard. « L’idée était de partir de ça pour l’animation de Sine (le nom donné à leur performance, NDLR) . D’un sinus, ce truc qui horripile tout le monde mais qui est la base de l’onde sonore, pour finalement parvenir à interpréter un morceau tous ensemble« . Nicolas Klimis, le meneur d’Ohme, est marqué par les mêmes souvenirs: « Beaucoup de programmes scientifiques sont très mal expliqués en classe. Et les gens en sont restés à une mauvaise compréhension de choses fondamentales« . La mission du collectif est une évidence, pour cet ingénieur de formation désormais en charge de la production à Bozar.
Artistes et scientifiques ont toujours vécu une relation tout feu tout flamme, loin des clichés. L’instinct de recherche les rassemble, et là où le jargon les sépare, la quête de l’innovation les unit à nouveau. Quand certains n’appartiennent pas tout simplement aux deux camps à la fois, façon Léonard de Vinci. L’exemple le plus percutant du XXe siècle a d’ailleurs permis l’avènement des musiques électroniques -rien que ça.
Nous sommes dans les années 60 et le téléphone s’est définitivement installé dans les chaumières. Il est désormais plus petit, maniable et produit en série. Un bijou de technologie que l’ingénieur Alexander Graham Bell a contribué à développer près d’un siècle plus tôt. Et dans l’arrière-boutique de Bell Labs, dans le New Jersey, on croise désormais régulièrement des musiciens. Cette nouvelle technologie, qui propage le son d’un salon à un autre, pourrait en effet servir dans leur propre champ d’investigation, la musique. Les scientifiques sont motivés: plus que le sexe débridé, la drogue et le rock’n’roll, c’est la promesse de belles recettes qui les attire. Du côté de l’ingénieur électronicien Robert Moog, la révolution est en cours dès 1964. La démocratisation des composants électroniques du téléphone lui permet de répondre à une commande d’un genre particulier: un synthétiseur en kit qui va très vite conquérir les salles de répétition… Non sans être d’abord passé par le filtre vendeur de quelques artistes en vogue, qui font part de leurs exigences. Le « Moog » doit être toujours plus compact et s’accommoder des voyages. En échange, ces musiciens offrent à l’invention un succès populaire, comme celui de l’album Switched-On Bach de Wendy Carlos en 1968, une réinterprétation au synthétiseur de pièces de Bach, devenu depuis un classique. Dès le début des années 70, le chant des sirènes se fait entendre jusqu’à Berlin et dans la Ruhr allemande, où Kraftwerk, Tangerine Dream et un certain Klaus Schulze vibrent à son signal.
« Depuis la nuit des temps, nos instruments de musique sont le miroir de la technologie de leur époque. On a toujours cherché à exploiter les dernières innovations pour créer de nouveaux instruments de musique« , décrypte Nicolas d’Alessandro, dont c’est le métier, justement. Après des années dans la recherche, cet ingénieur-guitariste a créé Hovertone, une entreprise qui imagine les nouvelles interactions homme-machine. « Le piano, par exemple, est une immense innovation technique de son époque, comparé au clavecin. Même chose pour le saxophone belge, dont l’invention a été poussée par l’industrialisation et la possibilité de concevoir de plus petites pièces. Ces deux lignes du temps sont vraiment parallèles« . Et aujourd’hui, il ne faut pas chercher beaucoup plus loin que sur son propre ordinateur pour s’en apercevoir: chaque machine, ou presque, est dotée d’emblée d’un logiciel de composition musicale. « Ce genre d’innovations continue d’influencer la manière dont la musique est écrite. On compose ainsi aujourd’hui bien plus de musique qu’on ne l’a jamais fait auparavant, en partie parce que tout s’est démocratisé« , juge Nicolas d’Alessandro.
Musique arithmétique et trachéotomie
Plus besoin de savoir lire une portée pour se dire musicien. Pythagore, lui-même, a inventé le solfège sans savoir jouer d’un instrument. Une simple expérimentation sonore et quelques fractions primaires plus tard, et le philosophe grec posait les bases mathématiques de la grammaire musicale. « Les mathématiques permettent de mieux comprendre le solfège, de mieux l’exploiter et d’analyser un certain nombre d’oeuvres. Des compositeurs contemporains comme Iannis Xenakis et Pierre Boulez ont quant à eux vraiment utilisé les mathématiques comme un outil de composition », explique Jean-Louis Migeot, ingénieur expert en acoustique, professeur de conservatoire et auteur du livre Des chiffres et des notes. « Il ne faut pas nécessairement avoir appris la chimie pour être cuisinier. Mais si on veut faire de la cuisine moléculaire, on a quand même un peu intérêt à comprendre ce qui se passe« , nuance-t-il.
Laryssa Kim n’était pas cheffe, mais bien autrice et interprète, avant d’entamer ses études en musique acousmatique. À l’examen d’entrée du Conservatoire de Mons, on lui fait pourtant comprendre qu’elle s’est peut-être trompée de cuisine. L’artiste italienne persévère. Le cursus est pointu, à l’image de ce genre « particulier ». « La musique acousmatique intègre un autre paramètre: l’espace. La démarche est alors complètement différente, puisqu’on n’écrit pas des notes, mais des mouvements« . Les cours d’écriture sont accompagnés de longues leçons sur la physique du son, la psychoacoustique, l’électronique… « La science est devenue pour moi un outil. Mais certains basent toute leur démarche sur la technique. Moi, je n’ai jamais eu envie de devenir une totale geek. En live, j’ai choisi de présenter également du chant, mes morceaux, bref ma musique -même si elle est inspirée de l’acousmatique. J’ai compris à la fin de mes études que le but pour moi, ce n’était pas de construire un instrument ou de composer un morceau… Mon but, c’est le lien avec les gens. La musique n’est qu’un instrument pour y parvenir« .
Même son de cloche chez l’acousticien Jean-Louis Migeot: malgré sa carrière, qui se base sur les liens entre les théories scientifiques et la musique, « je ne dirai jamais que l’art est une science ». « Ça reste de l’émotion: c’est tout ce qui est au-delà des maths qui est finalement intéressant« , estime le professeur. L’inventeur de nouveaux instruments, François Gaspard, a tout misé sur cette marge d’erreur propre à l’humain. C’est l’essence même du Handsketch de Nicolas d’Alessandro, qui reproduit les vibratos de la voix. « J’ai toujours été subjugué par les prestations de la théréministe Clara Rockmore. Pourtant, si on regarde un thérémine à l’oscilloscope, c’est un son très basique. Ce qui donne la vie à ce son, c’est le geste: c’est l’humain« , raconte avec ferveur l’ingénieur. Il a alors entrepris de synthétiser une onde qui avait la vertu de modéliser correctement le fonctionnement du larynx. « C’est là que ça vibre. Je l’ai ensuite introduite dans un instrument, une tablette avec un stylet. C’est comme si j’avais « hacké » notre expertise naturelle à manier un stylo et que je l’avais branchée dans un larynx. La première fois que j’ai posé ce stylet sur la tablette et que j’ai entendu ce vibrato, ça m’a profondément touché. Il y avait là de la sensibilité« . Il ajoute: « Quand on est musicien électronique, l’obsession sur scène, c’est la sécurité. Alors que ce que le public vient rechercher, c’est le petit accident, la fragilité. »
Au Musée des Instruments de Musique, la séance a repris. L’onde entame sa danse, tantôt molle et prévisible, tantôt sauvage et hérissée. Le public s’immerge dans l’expérience, désormais pourtant prêt si elle venait à nouveau à faire des siennes. Un accident est si vite arrivé.
La théorie des cordes
« Les Grecs étaient absolument fascinés par les nombres. Ils représentaient un moyen d’atteindre la perfection« , décrit Jean-Louis Migeot, auteur du livre Des chiffres et des notes. Pas étonnant que les plus illustres aient voulu définir la beauté de la musique par celle des nombres. Et il n’a fallu à Pythagore que quelques cordes de longueurs différentes tendues pour définir l’arithmétique des notes -et inventer le solfège.
Big (boss) Moog
Moog: mot compte triple. C’est que le Robert qui a donné son nom à l’entreprise américaine a flairé juste, lorsqu’il a tablé sur l’objet en kit, bien avant Ikea. Le futur ingénieur et père du synthétiseur se met à vendre à ses camarades de classe des thérémines assemblables dès le début des années 50. Son premier synthé modulable -modulaire- voit le jour en 1964: un gros bébé, d’abord de la taille d’une centrale téléphonique, baptisé Big Moog.
Bach branché
À dix ans, elle imagine une composition pour clarinette, accordéon et piano. À quatorze, elle assemble un ordinateur. À 17, Wendy Carlos a son propre studio de musique électronique. Un CV d’autant plus impressionnant que la petite Américaine l’écrit dans les années 50. La suite est mythique: la physicienne signera les BO d’Orange mécanique, Shining, Tron et la pièce classique la plus fameuse des sixties: Switched-On Bach.
Nouvelle plaine de jeu
« Herrmutt Lobby à la conquête de l’Ouest » n’est pas le titre de la dernière fantaisie de Patar et Aubier. C’est l’intitulé -informel- du rêve américain d’un collectif de musiciens et programmeurs verviétois. Un million de téléchargements de Playground plus tard, son application de remix musical pour smartphones, Herrmutt Lobby a séduit en janvier dernier un accélérateur de start-up de Chicago.
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