Lyenn, sur le fil

Il faut être en déséquilibre à un moment si l'on veut avancer © SÉBASTIEN FORTHOMME
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Après trois années de doute, de réflexion, de questionnements, Lyenn sort Adrift. Un troisième album éblouissant dont le Bruxellois raconte la lente genèse. Rencontre et critique.

Enregistrer et terminer un album pour Frederic Lyenn Jacques n’est jamais chose aisée. Disque dur égaré, tempérament exigeant, questionnement permanent… Le Bruxellois cultive l’art de la fuite et fait l’éloge de la patience. Pour certains, comme la prudence, elle est mère de sûreté. Pour le bassiste de Mark Lanegan et de Dans Dans, elle est synonyme de doute. De doute et de magie. Les origines d’Adrift germent en janvier 2017. Lyenn part alors en résidence à Amsterdam. « J’avais besoin d’isolement. Pour pouvoir travailler. Mais aussi socialement. J’aurais préféré ailleurs. Dans un autre environnement linguistique. Je voulais à tout le moins m’extraire de ma vie quotidienne. »

À l’époque, il embarque une batterie, un ampli, une basse, deux ou trois guitares, des micros, des cartes son, un ordi. Puis aussi 80 petites idées de deux à trois minutes. « Je voulais partir sur un truc plus rythmé que d’habitude. J’ai testé des plans électroniques. Au départ, je voulais tout faire tout seul. Enregistrer. Mixer. Je cherchais à garder mon indépendance. Pas par ambition égocentrique. Plutôt une question à laquelle je cherchais une réponse: m’est-il possible d’enregistrer un album avec très peu de moyens? Évidemment, je pourrais faire un disque rapidement avec des Bruxellois et moins de budget. Mais était-ce possible en cherchant les situations qui me font avancer? »

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Chez Lyenn, un tas de doutes et de questions se bousculent. « Est-ce qu’il faut parler politique? Est-ce que mon intimité intéresse quelqu’un? Faut-il que je rime? Des mots simples ou compliqués? Qu’est-ce qui m’inspire quand je lis un bouquin? Ce que je trouve beau plaît-il aux autres? Combien d’instruments j’utilise? Lesquels? Dois-je introduire mon plaisir de jouer de la batterie dans ma musique? Est-ce que je la remplace par des sons électroniques? Je suis la voie qui m’amuse ou celle qui m’émeut? Quelles directions j’accepte de suivre? Pour quelles raisons? Je voulais sortir du mélancolique mais pas trop brutalement. Comment sans casser le côté contemplatif et mystérieux? Un incroyable éventail de possibilités s’offre à toi… » Le fait de travailler pour une fois avec des subsides a soulevé d’autres interrogations encore.

« Est-ce qu’une responsabilité en découle? C’est un discours que tu entends dans certains partis: « Pourquoi notre fric, l’argent public, devrait aller à de l’artistique obscur? » Dois-je dès lors me tourner vers un public moins averti, moins patient? Puis-je y arriver sans abandonner mes valeurs? Je pense avoir introduit des éléments plus mélodiques. »

Inadapté

Le Bruxellois pense d’abord à Koen Gisen pour la production. Lyenn a déjà travaillé avec le mari d’An Pierlé sur tous les albums de Dans Dans. « Koen n’a pas voulu se mêler de la musique, des structures. Il m’a poussé à y réfléchir par moi-même. » Après avoir rendu visite du côté de New York à son habituel partenaire de jeu Shahzad Ismaily (Bonnie Prince Billy, Marc Ribot ou encore Carla Bozulich) et donné quelques concerts dans le club d’Oren Bloedow d’Elysian Fields (« le besoin de stimulus extérieur »), il s’envole pour Reykjavik en décembre 2018 et l’un des studios de Sigur Rós. « Le ticket d’avion n’était pas trop cher. J’ai été logé gratuitement. Et les musiciens avec lesquels j’ai l’habitude de travailler y étaient. Ça m’aurait coûté davantage de les faire venir dans les Ardennes. » Là-bas, il explore les possibilités. « J’ai pensé à un triple album avec les morceaux déclinés dans trois modes différents. Mais ce n’est pas vraiment dans l’air et l’économie du temps… Je repars avec un disque dur et plein de doutes. J’ai l’impression d’avoir voulu forcer le processus en enregistrant live. Ce n’est pas assez mixé et arrangé à mon goût. »

Les hasards de la vie et un concert de Marc Ribot à Anvers mettent sur sa route Leo Abrahams, un musicien et producteur anglais croisé auprès de Brian Eno, Jarvis Cocker (il a joué de la guitare avec Pulp) ou encore Jon Hopkins. « Il a aussi composé la musique d’Hunger, le film de Steve McQueen. Il a amené des petites choses, des fulgurances. » Lyenn repart en Islande. Puis lâche prise et confie le mastering à Ted Jensen (Alice in Chains, Arcade Fire) et son assistant.

« Les chansons parlent pour la plupart du fait d’être inadapté au monde matériel. De se dissoudre. Elles reflètent la difficulté de s’incarner et de rester dans le monde physique. » La pochette de l’album n’est autre qu’une photo de son père. « J’ai découvert, en vidant la maison de ma maman, une série de clichés qui le montrent en train de faire le poirier et des cumulets sur la plage. Je ne sais ni où ni vraiment quand. Dans les années 70. Mais il y avait une dynamique, un truc qui collait bien avec le titre du disque. » Adrift, à la dérive… Lyenn lit beaucoup quand il écrit. Pas mal de poésie. Baudelaire, T.S. Eliot, Murakami… « Il faut être en déséquilibre à un moment si l’on veut avancer. Enregistrer ce disque a été plus compliqué encore que d’habitude. Ça va en empirant. Ce qui rendrait le processus plus simple serait de faire des concessions. » Pas vraiment le style de la maison…

Le 09/02 au Botanique, le 15/02 au Handeslbeurs (Gand), le 06/03 à De Roma (Anvers), le 21/03 au Memento (Courtrai).

Lyenn – « Adrift »

Distribué par Waste My Records. ****

Lyenn, sur le fil

Troisième effort solo de Frederic Lyenn Jacques, Adrift est un album nocturne et moite. Une promenade intime et somnambule à la fragilité désarmante et à la beauté tourmentée dans l’univers d’un des secrets encore malheureusement les mieux gardés de la scène musicale belge. Le bassiste de Dans Dans et de Mark Lanegan joue les équilibristes sur un disque funambule. À l’occasion, le fantôme de Thom Yorke plane sur la voix plaintive du Bruxellois. Mais délicates, subtilement arrangées et pleines de prestance, ses nouvelles compositions guidées au piano font vite oublier Radiohead et renvoient quelque peu au travail d’une Melanie De Biasio. Un album splendide, du déchirant Morning Sun à Hissing Fire et ses petits relents de jazz éthiopien.

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