Les mots bleus de Bertier: « Ce qui est vraiment inspirant, ce sont les récits à hauteur d’homme – ou de femme »

© Philippe Cornet
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Le Bruxellois Pierre Dungen fait valser les mots du collectif Bertier sur un troisième album en eaux-fortes. Le titre – feu.E – comme les morceaux cendrés questionnent aussi nos capacités de résistance.

Au début, il y a déjà les mots. Ceux que l’on pose sur la bio de l’interviewé: né en 1969, élevé dans le Brabant wallon jusqu’à 18 ans. Mère diplômée en droit, reconvertie en peintre-dessinatrice, père délégué médical, décédé à 87 ans l’année dernière. Une soeur « adorée », spécialiste en orthopédie. Ensuite, il y a les mots de la musique. Brassens passe par la jeunesse dungeniste, Ferré, « un coup de poing », par la genèse. Et puis, l’écoute intensive de Gainsbourg ouvre classiquement à toute la génération des Bashung, Couture, Higelin. Pierre Dungen confie: « Je n’ai jamais considéré qu’il fallait être explicite. Dans les chansons de Brassens, il y avait des mots dont je ne comprenais pas toujours le sens mais qui faisaient rêver, donc j’allais chercher dans le dictionnaire ce qu’ils signifiaient. Les syllabes sont nos notes à nous, qui écrivons. » Sur feu.E (1), Pierre Dungen taille dans la langue française seize chansons où les mots bleuissent et rougissent volontiers sous le coup de la colère. Enclenchée dès le titre d’ouverture, Feu follet: « Quand les monstres politiques/Hypnotisés par le fric/Et effrayés par la vie/Astiquent: l’emoticon’/Du grand réseau/Ils sont les flics des temps nouveaux. » Semblable humeur chaude dans Brasier ardent qui fustige les communicants, « les cons munichants », cette dernière locution adaptant bien évidemment « l’esprit de Munich et les ordures comme Steve Bannon, il n’y a pas d’autre mot », ajoute Pierre. Référence à cette période des années 1930, lorsqu’une large partie des élites françaises refuse de voir la guerre imminente avec l’Allemagne.

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Ce n’est d’ailleurs pas le seul moment de cet album singulier, où le parallèle se trace vaillamment entre hier et aujourd’hui. Ainsi Des nouvelles du front recycle cette autre réminiscence qu’est la « der des der »: on pense à cette phrase que les poilus de la Première Guerre mondiale envoyaient au monde consterné par ce désastre en espérant qu’il n’y aurait jamais plus de guerre… On peut sans doute trouver dans cette prose la suite de la vie de Pierre Dungen: ayant été découragé, vers 17-18 ans, d’ouvrir un bar littéraire, il s’inscrit en médecine, faculté rapidement hors-jeu – « Je ne supportais pas les poils de rats » – mais décroche une licence, comme on disait alors, en histoire à l’ULB. « Ce qui est vraiment inspirant, ce sont les récits à hauteur d’homme – ou de femme. Mes textes sortent comme cela, sans doute avec des réminiscences, un bout de phrase, un mot. Une fois que vous vous inscrivez dans ce que l’on appelle « les chansons à écouter », où j’échappe aux chansons réalistes, je n’ai jamais su les faire, il vous reste le second degré. Tout au moins. »

Ce qui est vraiment inspirant, ce sont les ru0026#xE9;cits u0026#xE0; hauteur d’homme – ou de femme.

Pyromane

Il ne faut pas s’y tromper. Bertier signe moins de la pop Historia que du rock – en français – saignant les limites entre engagement, plaisir, effronterie, dialogue, protest song, poésie, belgitude et sens du collectif. Ce dernier étant composé, sur ce troisième disque, de pas moins de dix-neuf intervenants, dont madame Dungen, la photographe et choriste Lara Herbinia, qui colorient à la fois les musiques et la présentation graphique de l’objet. Vendu sous forme de livret format LP avec code de téléchargement, illustré et commenté généreusement, feu.E fait donc partie de ces produits économiquement audacieux, voire un rien cinglés. Où les quelques aides de la Fédération Wallonie-Bruxelles, notamment pour les clips, se jettent dans ce fameux vase communicant où, par ailleurs, l’artiste investit ce qu’il gagne. Donc, Pierre Dungen est non seulement responsable de la didactique formant les futurs profs d’histoire dans le secondaire supérieur à l’ULB, chargé de cours à La Cambre, mais aussi…vendeur de vin. Et investisseur dans son propre groupe.

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Tout cela ne serait sans doute finalement qu’une version pop de la smart-up aventureuse si l’album de Bertier n’avait autant de gueule. Oui, il convie quelques références d’évidence, Gainsbourg (Pyromane), le tutélaire Bashung (Brasier ardent), mais trace aussi sa route perso, notamment via le brillant guitariste Yan Péchin – entendu chez Raphael et Bashung – ou encore le talentueux violoncelliste Jean-François Assy, lui aussi remarqué chez l’interprète de Madame rêve. Cela donne des chansons aussi prenantes qu’A nos heures, Fort rêveurs et puis l’autobiographique L’Etincelle où Dungen écrit ceci pour son père défunt: « Je garde l’étincelle/ Du regard, du regard/Je donne au hasard/La mèche revêche/Qu’ils aimaient. »

B pétrole

Cette signature sur un sujet forcément douloureux est mise en écho dans la musique 2020 par le producteur de l’ensemble, Amaury Boucher, qui, avec Pierre, a assuré la direction artistique de l’album. Plus de septante minutes généreuses, ouvertes et musicalement ambitieuses, prêtes pour le grand large. Le résultat d’un parcours précisé par Pierre Dungen: « On a fait un premier album qui était vraiment de la pop indé, le second avait davantage de sonorités électro. Et puis, ici, j’ai découvert l’album du groupe californien Love, Forever Changes (NDLR: sorti en 1967) et j’ai eu envie de plonger dans le psychédélisme, d’aller à la rencontre de sons très froids amenés par Amaury. Cette musique fantasmée, datant de 1965 à 1972-1973, m’a amené à faire un album concept (rires). Vu l’état du marché du disque, il faut vraiment faire ce que vous voulez, le plus possible. »

Résultat? « Des chansons plus courtes, plus simples »mais néanmoins de poids. En passant par un différent screening, celui d’une certaine littéralité que n’aurait pas reniée le monégasque Ferré pour ses audaces verbales et ses paysages sémantiques ondulants. Ambitieux et soigné, lyrique et parfois vénère, parfaitement arrangé, le troisième album de Bertier s’est fabriqué tout au long de l’année 2019. Naviguant sur des eaux salées, remettant du carburant dans la chanson-rock en langue française. « Soyons clair, conclut Pierre, si je fais cela, c’est que cela me passionne vraiment. » Pas difficile de le ressentir, y compris au milieu de quelques milliers de bouteilles de vin…

(1) feu.E: distribué par Igloo Circle. Infos: bertiermusique.com

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