Les filles du VK

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Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Sarah, Yoko et Yannick bossent au Vaartkapoen, centre culturel flamand qui, depuis un quart de siècle, injecte la culture underground au coeur d’un quartier allochtone de Molenbeek. Tout en y faisant un important travail social.

Article initialement publié dans le Focus du 5 juillet 2013. À l’heure où l’avenir du VK est remis en question, il nous paraissait judicieux de le republier…

« Le week-end dernier, on a fait une grande fête sur le Parvis St-Jean Baptiste, à côté du VK. Il y avait des rappeurs comme Pitcho, et puis la police est venue me dire qu’un groupe de Pakistanais, débarqué du Michigan, demandait s’il pouvait interpréter un chant religieux. On a dit oui, et donc ces barbus en turban sont montés sur scène pour honorer le prophète d’une manière simple et belle: à ce moment-là, tous les hommes, marocains, turcs, assis en terrasse sur le parvis et qui, jusque-là, semblaient totalement indifférents à la fête, se sont levés pour se rapprocher de la scène. » Yoko Theeuws en reste scotchée. Cette Anversoise de 27 ans, diplômée du Rits, école de ciné flamande, travaille depuis presque deux saisons au VK, à quelques centaines de mètres du canal, versant Molenbeek. De l’autre côté d’une frontière qui condense tous les (mauvais) fantasmes: 90.000 habitants sur moins de 6 kilomètres carrés -deux fois la moyenne bruxelloise- et 30% de moins de 20 ans. De la pauvreté aussi, beaucoup, insinuée aux vagues successives de migrations. C’est dans cette électricité à la fois fascinante et épuisante que Yoko et ses camarades du VK officient. Yoko: « Je suis venue étudier à Bruxelles quand j’avais 17 ans, je voulais voir autre chose et je suis restée. Par rapport à Anvers, ma ville d’origine, je trouve qu’il y a ici beaucoup plus de choses inattendues qui peuvent arriver, un peu comme si tu étais en voyage permanent. Je me sens beaucoup plus libre à Bruxelles: j’habite au centre-ville depuis 7-8 ans et c’est comme un village mais dès que tu en sors, tu es à l' »étranger ». Je cherche quelque chose du côté de Molenbeek mais ce n’est pas facile de trouver -ou bien l’état de l’appart n’est pas terrible ou bien c’est cher. Ce serait aussi intéressant pour mon travail, pour le lien avec les habitants… »

Noeud gordien

Depuis la fin des années 80, le VK orchestre des concerts en tout genre: reggae, rock, metal, noisy, électro et même parfois prometteurs de futures stars (Suede). « Vu la réputation du quartier, dans les années 90, il y avait une navette qui partait de la Gare du Nord et qui déposait les spectateurs juste devant l’entrée de la salle. A la fin du concert, elle ramenait les gens. » Sarah Corsius, 34 ans, est d’origine limbourgeoise: elle vit à Bruxelles depuis 10 ans. Et sait parfaitement qu’il ne faut ni angéliser le coin -de la délinquance, de l’incivilité, il y en a- ni le voir sous l’angle sensationnaliste façon « Dernière heure ». Elle est en charge de la programmation musicale depuis janvier 2012. Même si la musique du VK n’est pas a priori destinée au quartier, hormis peut-être certaines accointances hip hop, l’entrisme consiste à intégrer les jeunes « qui se retrouvent quand même devant la porte ». En lieu et place des deux cerbères blacks -non molenbeekois- plantés à l’entrée dans les années 90, c’est depuis quelques saisons des djeuns du coin qui assurent la sécu des événements: « On a fait savoir qu’il y avait un peu d’argent à gagner et puis c’est une façon pour eux d’apprendre à canaliser leur énergie, en ayant l’esprit ouvert. On va même jusqu’à leur proposer une formation de cinq semaines, assumée en extérieur, qui débouche sur un certificat reconnu. » Coût: 2.000 euros, que le VK récupère sur les cachets des (apprentis) sorteurs. Là aussi, le noeud des relations entre le CC et le biotope extérieur peut virer gordien, notamment lorsque le VK propose aux jeunes locaux, dans le cadre du Festival Kanal, d’organiser leur propre soirée musicale. Sur un bateau ancré au beau canal de Bruxelles, la soirée rap à prix plus-que-modique vire au cauchemar: ambiance compressée et quasi-insurrectionnelle, grosse bousculade et bordel intégral…

Apéro urbain

Le VK étire une sorte de double bâtiment entre la rue de l’Ecole et la rue Saint-Joseph connexe, mais l’association occupe une demi-douzaine de lieux, sous diverses asbl et environ 80 personnes. Subventionné par la Communauté flamande, il est loin de faire du communautaire pur-sang. « En principe, la règle est qu’ici, on parle néerlandais, mais si la personne ne connaît pas suffisamment la langue, elle passera au français », explique, pragmatique, la troisième larronne, Yannick Bochem, 29 ans, depuis trois ans et demi au VK. Cette universitaire anversoise gère un VK Arts aux multiples fonctions: entre autres, des cours d’alphabétisation, français compris, et d’éducation à l’art. « Avec, forcément, de la flexibilité: nous ne sommes pas liés aux langues mais aux besoins », explique Yannick, qui secondée par Yoko, gère les projets Caravane ou Caleidoscoop. Le premier, mené donc via le véhicule de vacances bien connu, a fait le tour de Molenbeek pour prêcher la bonne parole culturelle, « une façon de créer et d’élargir les réseaux, l’apéro -oui, alcoolisé- étant servi par des femmes maghrébines, dans un esprit de nouvelle dynamique ». Ces liens, obligatoirement noués sur la longueur, animent aussi Caleidoscoop, soit une cinquantaine de femmes du quartier, de diverses origines, embarquées dans de communes aventures socio-artistiques, comme par exemple un mini-trip à Ostende. Pour Yannick, « travailler à Bruxelles est un défi. J’ai étudié le théâtre et je voulais savoir davantage de choses sur le théâtre francophone, j’ai donc cherché un boulot ici, une ville où tout semble possible, où les langues se mélangent, où les artistes -connus ou pas- semblent toujours partants pour discuter de nouveaux projets. Il y a un sentiment de grande liberté et une possibilité d’intégrer le social dans l’artistique, d’être à la fois créatif et engagé. » Yannick qui a acheté un appart à Borgerhout -quartier d’Anvers comparable à Molenbeek- n’exclut pas de venir « d’ici un an ou deux » vivre à Bruxelles. Contrairement à sa collègue Sarah, elle n’a pas (encore) commencé les cours d’arabe donnés au VK.

VAARTKAPOEN, 76 RUE DE L’ÉCOLE, 1080 MOLENBEEK. WWW.VAARTKAPOEN.BE, WWW.VKCONCERTS.BE

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