Les Beastie Boys, idiots savants

Beastie Boys, une blague de sales gamins qui aurait bien tourné. © Paul Natkin/WireImage/GETTY IMAGES
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Six ans après la disparition d’Adam Yauch, les membres survivants des Beastie Boys sortent une autobiographie foutraque, aussi drôle que touchante. Pour l’occasion, Mike D et Ad-Rock sont même remontés sur scène. Compte rendu de leur lecture londonienne.

Au nord de Londres, à Kentish Town, le Forum a conservé ses enluminures d’ancien ciné Art Déco. Ce soir-là, il accueille Michael « Mike D » Diamond et Adam « Ad-Rock » Horovitz. Soit les deux tiers des Beastie Boys. Pas pour un concert, non. Depuis qu’Adam « MCA » Yauch, s’est fait faucher par le cancer, en 2012, à l’âge de 47 ans, c’est devenu impossible. Ses camarades ont décidé de mettre un terme à l’un des groupes les plus remarquables de l’Histoire du rap, et de la pop en général.

L’histoire méritait cependant d’être racontée. C’est désormais le cas avec une (auto)biographie, parue cette automne (pour l’instant, uniquement en anglais) et intitulée Beastie Boys Book (1). Un objet de près de 600 pages à l’image du groupe: à la fois poilant, foutraque et émouvant, qui propose également, entre deux playlists, une mini-BD, des recettes de cuisine, etc. Pour le présenter, Mike D et Ad-Rock ont mis au point un drôle de numéro scénique, quelque part entre la lecture publique et le numéro de stand-up. Le « Beastie Boys Book live and direct tour » n’a compté que six dates, dans quatre villes différentes -New York, Los Angeles, San Francisco et Londres.

Au Forum de Kentish Town, il est 20 heures 30 quand la sono balance Pass The Mic, classique pétaradant du groupe. Sur scène, pas de pack de bières géant au-dessus duquel est planté le DJ, ni de pénis gonflable, comme lors de la tournée grand-guignolesque de Licenced to Ill en 1987. « Il ne s’agissait pas d’un pénis gonflable. Il s’agissait d’un pénis hydraulique« , insiste Ad-Rock, livrant un détail qui n’en est pas un, dans une bio qui en fourmille. À l’époque, il portait casquette et training. Ce soir-là, à Londres, le même Ad-Rock apparaît déguisé en serveur de café.

Il vient s’asseoir en terrasse, bientôt rejoint par son camarade Mike D, puis Mix Master Mike, DJ attitré du groupe. Derrière eux, le décor du café Les Deux Magots, à Paris. Célèbre repaire d’artistes, l’endroit a notamment été le lieu de ralliement des écrivains du surréalisme. À leur manière, les Beastie Boys n’en ont jamais manqué. Depuis leurs débuts, dans la scène hardcore-punk new-yorkaise, ils ont pratiqué un humour absurde. Souvent grotesque, bas du front, mais aussi joyeusement irrévérencieux. Les Beastie Boys, ce serait un peu une blague de sales gamins qui a bien tourné.

Et une histoire de potes aussi. D’ailleurs, Adam Yauch a beau manquer, son ombre plane partout. Dès le départ, Ad-Rock raconte cette anecdote. À la manière d’un conte fantastique, il l’a baptisée The Ring… Un jour, devant un fan aussi insistant que visiblement halluciné, le Beastie Boy se résout à accepter le cadeau qu’il lui fait: une bague. Le genre de cadeau en toc, qu’on n’arrive jamais vraiment à mettre à la poubelle. Un jour, en tournée, retrouvant de nouveau l’objet dans ses bagages, il décide de le jeter pour de bon, le balançant par la fenêtre. Quinze ans plus tard, à Santiago de Chili, Ad-Rock ouvre son sac et retrouve… la bague en question. Panique! « Tout à coup, je me retrouvais dans un genre de scène de film d’horreur. Celle où le héros découvre qui est le meurtrier, sans se rendre compte qu’il est juste derrière lui! » Face à l’indifférence de ses camarades devant l’événement surnaturel, Ad-Rock finit par jeter la bagouse dans une fontaine. Une semaine plus tard, à Singapour cette fois: Adam Yauch prend son pote à part et finit par tout lui avouer. C’est lui qui a récupéré la bague… quinze auparavant et attendu le bon moment pour la remettre dans ses bagages. « Sérieusement! Qui fait ce genre de choses? Qui manigance une blague pendant quinze ans? Je n’étais pas simplement impressionné, j’étais aussi fier d’avoir un ami pareil… »

Mike D (à gauche) et Ad-Rock dans le décor des Deux Magots.
Mike D (à gauche) et Ad-Rock dans le décor des Deux Magots.© DR

New York State of mind

Le Beastie Boys Book n’est pas que le récit d’une bromance hip-hop. C’est aussi une passionnante plongée dans le New York du début des années 80, dans tout ce que la ville pouvait avoir d’à la fois chaotique et bouillonnant. C’est, par exemple, le moment où le punk fricote avec le hip-hop naissant. À la base, les Beastie Boys démarrent d’ailleurs comme un groupe hardcore. Issus de la classe moyenne et intellectuelle juive new-yorkaise, Adam Yauch et Mike D, rejoints rapidement par Ad-Rock, jouent vite et fort. Ils se baptisent d’ailleurs Beastie Boys. Près de 40 ans plus tard, Mike D révèle cependant que le nom est un acronyme: celui de « Boys Entering Anarchistic States Towards Inner Excellence ». « Ce qui n’avait bien sûr aucun sens », rigole l’intéressé . D’autant plus qu’à l’époque les Beastie Boys incluent encore une… fille, Kate Schellenbach, à la batterie.

Soit. Le groupe idolâtre les Ramones et se retrouve même en première partie de Bad Brains, au fameux CBGB. Au même moment, ils sortent également à la Danceteria où ils découvrent la révolution hip-hop. En 1983, ils publient ainsi un premier single Cookie Puss. Un morceau hip-hop décalé, un peu bizarre, mal fagoté. Le titre est une référence à une pâtisserie industrielle de la marque Carvel. C’est aussi une grosse blague, un hommage moqueur au tube électro-rap Buffalo Gals de Malcolm McLaren. Ad-Rock: « C’est compliqué pour un kid de New York d’aimer quoi que ce soit. Ce n’est pas cool. Ce morceau, Buffalo Gals, on l’adorait vraiment, on l’écoutait tout le temps, on dansait dessus tous les soirs… Pourquoi alors s’en moquer? Parce qu’il le fallait. » Le fait est que Cookie Puss deviendra leur premier hit. Encore « underground », cela dit. Pour preuve, l’extrait d’une émission télé de 1983 (visible sur YouTube). Ce jour-là, Afrika Bambaataa est l’invité-vedette. Dans le public, un jeune Ad-Rock, 17 ans, hilare, demande au pionnier hip-hop s’il connaît le morceau Cookie Puss d’un groupe appelé les Beastie Boys. Manifestement, non…

Dans la foulée, les Beastie Boys rencontreront Rick Rubin, un étudiant-DJ-producteur qui vient de monter un label. Avec Russell Simmons, un camarade d’unif’, ils l’ont baptisé « Def Jam ». Un Blanc et un Noir donc, à la tête de ce qui deviendra rapidement le premier véritable label hip-hop -notamment grâce au succès phénoménal de LL Cool J, et surtout Run-DMC. Les Beastie Boys embraieront très vite.

Un jour, Russell Simmons reçoit un appel du manager de Madonna, Freddy DeMann. Il veut proposer à Run-DMC de faire la première partie de la tournée Like a Virgin. Pour 20 000 dollars, par soir, Simmons est d’accord. « Non, merci« , répond le manager. DeMann rappelle malgré tout quelques jours plus tard. « Et pour les Fat Boys? », demande-t-il. « Ils ne sont pas disponibles« , répond alors Simmons -même si, précise Mike D, « Russell Simmons n’a jamais été manager des Fat Boys ». Par contre, les Beastie Boys, eux, sont libres, et prêts à le faire pour 500 dollars par show. Banco! En 1985, les trois blancs-becs sont aux premières loges pour assister à l’explosion planétaire de la star Madonna.

Ce sera bientôt leur tour. En 1986, ils sortent leur premier album, Licenced to Ill, dopé notamment par le carton du single Fight for Your Right. Le succès est foudroyant. Mais, comme souvent, il a aussi un prix. Petit à petit, les Beastie Boys s’enfoncent dans leurs personnages de pieds nickelés scandaleux, morveux adeptes d’un humour balourd et sexiste -sur scène, la tournée n’inclut pas seulement le pénis gonflable, pardon hydraulique, il comprend aussi une cage dans laquelle est enfermée une go-go danseuse… Ad-Rock a un nom pour ce symptôme qui touche tellement de groupes: « become what you hate ». « On s’est tellement pris au jeu, on a tellement voulu se moquer des clichés de la rock star, qu’on a fini par devenir ce cliché. »

Les Beastie Boys, idiots savants

À ce moment, leur pote Kate Schellenbach est partie depuis longtemps. Elle écrit: « Leurs raps se concentraient sur la taille de leurs bites et sur le nombre de filles qui voulaient baiser avec eux. C’était dur pour moi d’accepter ces comportements de trous du cul de la part de nerdy boys qui ne m’avaient jamais ouvertement sexualisée, ni moi, ni aucune fille de notre scène. »

Ill communication

C’est l’autre intérêt d’une biographie comme le Beastie Boys Book. Drôle, décalé, il réussit aussi à s’excuser, à revenir sur les pièges que le trio a pu traverser. Notamment celui des poses bêtement machistes. Marié à la chanteuse-activisite-féministe Kathleen Hanna et fils du metteur en scène Israel Horovitz (accusé d’agressions sexuelles par plusieurs femmes, auxquelles Adam a apporté publiquement son soutien), Ad-Rock, donc, écrit notamment ceci: « Quand les Beastie Boys ont démarré, la majorité de notre groupe d’amis étaient des filles. Genre, les filles les plus cools qui soient. C’est vraiment embarrassant de penser qu’on les a laissées tomber. »

Groggy après l’hystérie et la furie de Licenced to Ill, fâchés aussi avec Def Jam, les Beastie Boys réussiront pourtant à se réinventer. Il y aura d’abord l’album Paul’s Boutique, incontournable de toute discographie hip-hop qui se respecte. Ambitieux, basé sur une architecture de samples complexe et touffue, il fera cependant un flop commercial.

Mais le trio insistera. Et retrouvera le succès public, dès 1992, avec Check Your Head. Fondamentalement, les Beastie Boys pratiquent alors toujours l’humour absurde et grotesque. Mais désormais, ils rangent les sorties misogynes et homophobes au placard. Deux ans plus tard, sur le tube Sure Shot, Adam Yauch rappe par exemple: « I want to say something that’s long overdue/The disrespect to women has got to be through/To all the mothers and the sisters and the wives and friends/ I wanna offer my love and respect till the end. »

Plus tard, Adam Yauch, converti au bouddhisme, organisera également une série de concerts pour soutenir l’indépendance du Tibet. À l’affiche du festival, en 1996, les Beastie Boys forcément, mais aussi Björk, les Red Hot Chili Peppers, les Foo Fighters, De La Soul, etc. Ad-Rock: « (Adam) m’a un jour raconté que ce qui l’avait d’abord attiré chez le Dalaï-Lama, c’est que c’était un mec marrant. Bien sûr, il y avait d’autres raisons qui l’ont amené vers la spiritualité, la foi et le bouddhisme, mais le côté amusant me semble avoir tout son sens, venant de Yauch. Funny is very important . » Comme il l’a toujours été pour le groupe.

De la maladie et la fin d’Adam Yauch, il ne sera d’ailleurs jamais frontalement question, ni dans le spectacle, ni dans le livre. Tout juste Ad-Rock reprend-il un passage relatant le dernier concert du groupe. Ce soir-là, au Forum de Londres, il n’arrivera pas à le lire jusqu’au bout. C’est un membre du public, assis au premier rang, qui devra terminer la lecture.

Avant de quitter la scène, Ad-Rock, Mike D et Mix Master Mike se retrouvent encore à la terrasse des Deux magots. Sur la table, un verre de vin rouge pour chacun. À la santé de l’une des blagues les plus drôles, audacieuses, et à vrai dire touchantes qu’ait connues le rap game.

(1) Beastie Boys Book, Éditions Spiegel & Grau, 570 pages. Non traduit en français.

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