Le « vinyl only » pour ringardiser le CD

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Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Peter Gabriel et La Muerte, même combat? Celui en tout cas de privilégier la sortie vinyl only accompagnée d’un accès digital. Et de ringardiser le CD via la notion d’objet précieux. Des histoires de rééditions au-delà du simple deal commercial.

Un box historique des Allemands proto-kraut Harmonia, un autre plus massif encore de dix plaques de Tuxedomoon, les quatre premiers Peter Gabriel, et puis des vieux belges comme La Muerte live à l’AB et le bien nommé Aksak Maboul, sans oublier de multiples BO vintage à la Morricone: toutes sorties récentes exclusivement, en vinyles 180 grammes. Aujourd’hui, on sait la rondelle en plastique sortie du trou noir dans lequel l’a plongée le CD il y a 30 ans: en 2014, le magazine Billboard estime que ses ventes représentent 6% des supports physiques -hors digital donc- du marché américain. Ce chiffre comparable ailleurs, de moins en moins anecdotique, permet de reconsidérer le LP comme produit industriel exploitable. D’autant que, selon le même magazine US, 75% des ventes de 33 Tours se fait auprès des moins de 35 ans, loin d’un revival de quasi-pensionnés rebobinant leur jeunesse. S’il n’existe aucun chiffre sur la tranche du mini-marché vinyl only, par contre, intentions et fantasmes y affluent.

700 grammes

La Muerte - Evil
La Muerte – Evil

« Fabriquer du vinyle, ce n’était pas possible il y a 20 ans lorsque La Muerte s’est arrêté: il était devenu irréalisable de le produire à un prix qui ne soit pas exorbitant. » Didier, guitariste des fameux bruitistes bruxellois, parle de la sortie vinyl only d’Evil, double live traumatique bouclé le 7 mars dernier à l’Ancienne Belgique (lire notre critique). « Personnellement, je ne voyais pas l’utilité de rajouter un CD de plus à notre parcours », précise le ketje bruxellois qui reçoit son tourne-disques inaugural à l’âge de 6 ans « pour la première communion » et enfile assez vite les 45 Tours de Dutronc. De cette madeleine bienfaitrice, Didier Moens tirera une attirance prégnante pour le non-digital, assez conforme à l’esthétique de La Muerte, organe de blues, série B, psychobilly et Easy Rider bruxellisés. Pas trop dans la graisse numérique donc. « Il y avait tout à coup la volonté de faire la totale: double album à 180 grammes, vinyle coloré, double gatefold, pour un objet qui doit bien peser ses 700 grammes, les pochettes intérieures étant aussi lourdes que les extérieures. »

L’objet comme métaphore de la musique: heavy et référentiel. Sur ce, la rencontre du jeune label bruxellois Mottow Soundz et de son patron suédois, Mathias Widtskiold, ouvre les portes naturelles du 33 Tours par minute. L’enregistrement réalisé par le matos digital de l’AB via des pré-amplis de marque Euphonic « d’un excellent rapport signal/bruit » est remixé en 48 heures fissa par Didier. « Mixé on the fly, morceau par morceau comme si on était en concert, avec juste quelques effets analogiques. » Le musicien ne dément pas un goût avancé pour une sortie de disque qui est aussi un « geste artistique ». Le deal global implique d’aller embarquer quelques centaines d’exemplaires -700 seront pressés- dans la seule usine belge qui vinylise encore, à Herk-de-Stad, riante commune du fond du Limbourg. Le mastering, réalisé chez Alan Douches à New York –« un des dix ou vingt meilleurs au monde »-, inclut les versions vinyle -forcément- mais aussi 24 bits download, inclus au double LP, et même CD. « Ce qui nous permettra de réaliser ce format-là quand on le voudra. » Rien n’est moins obligatoire.

Droit au repentir

Aksak Maboul - Onze danses pour combattre la migraine
Aksak Maboul – Onze danses pour combattre la migraine

« On fait des éditions vinyles parce que c’est à la mode: il grappille des parts de marché et les gens achètent l’objet, même s’ils ne l’écoutent pas forcément, se contentant souvent de downloader le lien numérique qui, chez nous, accompagne obligatoirement le LP. » Marc Hollander, patron de Crammed Discs, sent bien le vent du vinyle tourner favorablement -même dans un marché niche- mais rien ne l’oblige à faire du « only ». C’est pourtant le cas de deux sorties automnales de cet indépendant bruxellois: un plantureux coffret titré The Vinyl Box de Tuxedomoon et la re-re-re-re-ressortie de Onze danses pour combattre la migraine d’Aksak Maboul. La démarche n’est pas seulement d’exhumer les souvenirs -Hollander était musicien-fondateur du Maboul- mais aussi d’avoir ce que Marc appelle joliment « cette coquetterie d’auteur qui consiste à s’emparer du droit au repentir ».

Tuxedomoon - The Vinyl Box
Tuxedomoon – The Vinyl Box

Au printemps 1977, Aksak Maboul, réalise donc ces Onze danses… sur Kamikaze, label épisodique de feu Marc Moulin. Hollander, Vincent Kenis -entre autres producteur de Konono, Staff Benda Bilili et Taraf de Haïdouks- plus quelques autres joyeux drilles commettent alors 18 titres élastiques, barrés et voyageurs. « On faisait du faux pygmée, du faux jazz, du faux tzigane, etc. Aussi parce qu’on n’était pas capables de reproduire ces musiques de façon idiomatique: on les tordait donc à notre manière, sans vouloir prétendre, par exemple, à devenir noirs. Un peu comme les actuels crate diggers qui synthétisent leur pioche… » Au fil des ans, ce disque de mini-culte ressort à cinq reprises sous pochettes et formats divers, mais cette fois-ci, Hollander va un pont plus loin, repartant du mix stéréo pour rajouter « un petit bout ici, en enlever un autre là-bas. Les 500 premiers exemplaires, avec trois bonus à downloader, sont partis très vite, on en est aux 500 suivants… » Tout cela dans un contexte où Aksak Maboul a (re)fait parler de lui en 2015 via la sortie de l’Ex-futur album, inédit entamé il y a plus de 30 ans. Prétexte à une tournée amenant une nouvelle génération de spectateurs même pas nés en 1977.

Ce phénomène de ricochet joue aussi dans le cas du box de dix vinyles -dont un complet d’inédits- qui honore le parcours de Tuxedomoon. Groupe de San Francisco qui posa ses valises à Bruxelles début eighties avant une carrière multiple et géographiquement dispersée: aujourd’hui, les deux membres emblématiques, Blaine L. Reininger et Steven Brown, habitent respectivement Athènes et Oaxaca-Mexique. L’objet est superbe -avec livret soigné de photos-textes- et onéreux, 200 euros. Hollander: « Le coffret est tiré à quelques centaines d’exemplaires (il préfère taire le nombre exact, NDLR) donc il ne faut pas se planter et aller au-delà du point mort. Mais c’est la même démarche que pour notre box vinyles Congotronics, sorti en 2010: tiré à 1000 copies, il s’est quasi-intégralement vendu. » Le vinyle en exclu comme témoin du temps qui passe, précieux donc.

Archéologie commerciale

Burning Plague - Burning Plague
Burning Plague – Burning Plague

« Si tu fais un papier sur les sorties vinyl only, il va être court (sourire), parce qu’il y en a peu. » Cette parole serait donc celle, sacrée, du commerce. Dédé est le patron de Caroline Music, magasin de disques emblématique de Bruxelles, aujourd’hui installé boulevard Anspach, pile face à l’Ancienne Belgique. Dans ce deux étages qui prospère parfois avec les visiteurs d’un soir -les fans anglais de New Order achetant généreusement avant le concert de l’AB-, le vinyle représente 60% du chiffre d’affaires. Vinyl only? Dédé démarre doucement sur le sujet en pensant à l’EP de Parquet Courts, Monastic Living, sorti ce 13 novembre. « On peut dire de manière générale que les majors sortent systématiquement toutes leurs productions en CD, vinyle ou pas vinyle. Donc, le trip de l’album sans sortie CD est presque toujours le fait de petits labels, d’indépendants et, le plus souvent, de rééditions. » Mais la visite au rayon LP n’est pas si pauvre. « Il y a un véritable phénomène de ressortie en exclusivité LP pour les BO de films, assez souvent en versions vinyle colorisé: c’est le cas pour les musiques d’Ennio Morricone. » Voire de préhistoriques belges, comme Burning Plague, auteur d’un premier album éponyme de hard-blues en 1970. Réédition en vinyle uniquement pour 23,50 euros. Commerce donc? A 300 mètres de Caroline, sur le même boulevard Anspach, Jean-Pierre vend du vinyle vintage depuis des lustres chez Juke Box. La réédition du vieux Burning Plague ne l’impressionne nullement: « Réédition ou pas, cela ne change rien au désir des puristes d’avoir le disque original. On n’en a pas d’exemplaire pour l’instant mais, en état impeccable, il doit valoir 220 boules, et le marché ne faiblit pas. »

Il était quatre fois Peter Gabriel

Ses premiers albums parus solo entre 1977 et 1982 sont réédités en version double vinyle, en 45 tours et non 33. Test sonore chez Dan Lacksman.

Dan Lacksman
Dan Lacksman© Philippe Cornet

« There’s old wave. There’s new wave. And there’s David Bowie. » Ce slogan pub célébrant la sortie de l’album Heroes en 1977 aurait parfaitement convenu à Peter Gabriel, artiste transgenre. Lorsqu’en 1975 celui-ci quitte Genesis, groupe prog-rock anglais en ascension rapide, il a 25 ans et d’autres désirs qui vont se concrétiser en quatre disques de pop aventurière, parus en cinq ans, tous titrés Peter Gabriel (1). Les actuelles rééditions, tirées à 10.000 exemplaires pièce (2), sont d’autant plus particulières que les 33 Tours originaux conservent ce format mais en vitesse 45 Tours: d’où le double album à la place du simple initial. Dans son studio SynSound de Laeken, Dan Lacksman (ex-Telex et producteur multiple) accepte gentiment de comparer les nouvelles versions aux originales. Platine et pré-ampli Cambridge Audio relayés par une table SSL analogique et des enceintes Audio Acoustics: l’écoute version Rolls.

Premier réflexe de Dan: « La dynamique est supérieure sur les nouveaux… Waw la basse. La gravure en 45 Tours veut dire que, partant des bandes originales, elle s’est faite à demi-vitesse par rapport à la version du 33 Tours: le son est dès lors gravé avec beaucoup plus de précision. » De fait, les guitares de Solsbury Hill paraissent terriblement gourmandes et la voix incorpore davantage d’aigus: Peter Gabriel en 45 Tours chante l’anglais en toute volupté. Le niveau est également plus haut, plus probant: 4 db de mieux pour la version 2015. Dan: « A l’époque, au début des années 80, pour cause de passage radio, on sacrifiait volontiers les basses dans le vinyle, parce que celles-ci prennent beaucoup d’espace. » La clarté supplémentaire est là, un surplus de cristallin aussi, et même, dixit Dan, « dans les LP d’avant, on sent que les « s » des mots de Gabriel sont limités ».

Même impression de jouvence avec un autre classique, Games Without Frontiers: belle architecture sonore et semblable élégance précise dans les graves. Globalement, la musique de Gabriel semble plus caoutchouteuse, ayant clairement gagné une dose de charnel dans son format « 45 Tours ». Parfois, comme les drums d’Intruder, la musique semble extraordinairement proche, comme si tout cela se déroulait dans la pièce d’écoute. Même si le retour à une platine et stéréo « normales » descendent un peu le niveau d’excitation sonore, ces quatre albums de Gabriel restent distincts de la suite de sa carrière discographique, notamment de So (1986), album superstar des années MTV. On a un faible pour le 1 (Car) parce qu’à sa sortie en 1977, il paraît totalement ovni entre vieux et nouveau monde, insularité que la modernité un peu forcée du numéro 2 (Scratch), en juin 1978, n’atteint pas. Le troisième (Melt), de mai 1980, est sans doute ce que Gabriel a fait de mieux de toute sa carrière, incluant le tube Games Without Frontiers et ce Biko d’envergure qui s’ouvre à la world, inspiré d’un militant noir assassiné par les sbires de l’apartheid. Chaud également, le 4 (Security), que la gravure 45 Tours emmène vers des sommets rythmiques.

(1) REBAPTISÉS OFFICIEUSEMENT SELON LEUR POCHETTE, DANS L’ORDRE, CAR, SCRATCH, MELT ET SECURITY.

(2) PLUS DEUX FOIS 3000 COPIES POUR LA VERSION ALLEMNADE DES 3 ET 4.

DOUBLE LP 1, 2, 3 ET 4 CHEZ CAROLINE, AVEC CODE DOWNLOAD 24 BITS ET 16 BITS INCLUS.

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