Le flow artistique d’Alabaster dePlume: « Je veux amener ce truc théâtral au public de la musique »
Saxophoniste accompli, personnage facétieux et philanthrope, le Mancunien Alabaster dePlume s’est créé un univers singulier entre jazz, folk, poésie, stand-up et spoken word. Tendance?
Il commence par aller chercher les bières, se charge de servir tout le monde et finit par s’asseoir calmement par terre. Dans sa loge du Tivoli, à Utrecht, une bonne heure après son concert du Guess Who?, festival automnal néerlandais défricheur et sans oeillères, Alabaster dePlume se raconte. Du moins, il essaie. « Tu es d’où? Tu fais de la musique? Tu es déjà monté sur scène? Tu en as un jour ressenti l’envie? » Curieux, bienveillant, philanthrope, le saxophoniste est le genre d’artiste qui aime autant poser des questions que d’y répondre. Les infos sur ce grand échalas au cheveu en pagaille ne courent d’ailleurs pas les rues. Né Angus Fairbairn il y a 37 ans à Manchester, le garçon aujourd’hui installé à Londres est fils d’enseignants. « Mon père était un super prof mais il avait souvent des problèmes avec ses supérieurs. Il ne faisait jamais les choses comme il était supposé les faire. Les mauvais élèves, ceux qui foutaient le bordel, les turbulents, étaient ses préférés. Ceux du moins dont il se souciait le plus. Papa tirait vraiment le meilleur d’eux. Il obtenait de super résultats mais il ne suivait pas les protocoles. Avec eux, il brassait de la bière. Il fabriquait des fusées. Il les emmenait aussi faire de la moto. Tout ça pour leur apprendre les sciences. Ils ont découvert un tas de choses à ses côtés. Il a notamment eu comme élève Guy Garvey d’Elbow. Je pense qu’il a encore quelques micros à nous d’ailleurs. Si tu le croises, tu peux lui demander de me les ramener? »
Son paternel est décédé il y a quelques années mais Angus est encore aujourd’hui heureux d’avoir croisé tant de lycéens aux funérailles. Une histoire de chaleur humaine on vous dit. Sans surprise, c’est au domicile familial que la musique est entrée dans sa vie. « On avait beaucoup d’instruments à la maison. Papa jouait juste de l’harmonica et maman du piano. Mais il y en avait partout et on s’amusait avec tout ça. Un jour, mon père a essayé d’interpréter un morceau des Stranglers avec une guitare acoustique. Il n’était pas guitariste. Juste pour me montrer ce qu’on pouvait créer à partir de cet étrange objet. C’est en faisant qu’on apprend non? »
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Et Alabaster a appris. Essayé. Tâtonné. Tiraillé entre sa passion pour la musique et son amour des mots. Il a commencé à fabriquer ses propres chansons en secondaire à la Philips High School de Whitefield, dans le grand Manchester. Une école, dit-il, ni chic ni mal fréquentée… « Quand j’étais adolescent, je faisais du rock bruyant. Je chantais. Je voulais que les textes soient bons. Mais personne ne comprenait ce que je racontais. Donc, j’ai commencé à retirer les guitares pendant les vers. Mais les gens ne pigeaient toujours rien. Alors, j’ai retiré la basse. Et comme ça n’allait pas mieux, j’ai décidé de tout virer, de me contenter des mots. C’est ce que j’ai fait pendant un moment. Avant de mélanger à nouveau mes textes à la musique. »
Vissotski, Robeson, Beckett…
« Genre: uneasy listening. » « Influences: ethiopian jazz, Vladimir Vissotski, Paul Robeson, Samuel Beckett, Melt-Banana. » Le compte Facebook de dePlume lève un petit coin du voile sur le mystère qui l’enrobe. L’influence du saxophoniste éthiopien Getatchew Mekurya, le poids de la littérature, l’importance de l’art dans l’éveil des consciences…
Si le Moscovite Vissotski, Bob Dylan russe, voix de l’URSS contestataire, se distingua dans les années 60 et 70 par ses poèmes et chansons politiques et humanistes, l’acteur et chanteur afro-américain (il fut aussi avocat) Robeson inquiéta en son temps les autorités qui craignaient ses sympathies avec le communisme (il dénonçait en Russie les conditions des Afro-Américains aux États-Unis) et son influence sur les populations colonisées…
« Quand j’étais gamin, j’aimais beaucoup Beckett. Il est drôle et triste à la fois. Et j’adore ça. » « Toi aussi d’ailleurs, tu es drôle et triste à la fois » , se mêle son pote Dan Leavers (alias Danalogue), qui s’est entre-temps vautré dans le fauteuil. « Vraiment? Je ne dirais pas triste, mais plutôt divertissant et pensif. J’aimerais être plus triste d’ailleurs parce que ça permet d’être plus drôle. » « Je pense que personne ne te voit de manière unidimensionnelle. L’auditeur se rend rapidement compte que beaucoup de choses se passent. » Les deux amis débattent, réfléchissent leur musique, questionnent leur art. « Ça dépend des soirs, mais de manière générale, j’aime rire des choses tristes et de combien il est étrange d’être une personne. C’est bizarre, non? On est très bon pour se comporter comme si c’était parfaitement normal. Et je suis heureux de continuer à agir comme si c’était le cas. Mais dans le fond, je trouve ça vraiment dingue. »
Certaines paroles sont hilarantes, d’autres particulièrement sombres. Tel un comédien, Alabaster en joue dans une espèce de stand-up musical. De one-man-show mélomane, entouré de musiciens… Il n’est pourtant pas un gros consommateur de comiques et de spectacles humoristiques. « Je ne vais pas en voir. Je suis sûr que ça m’intéresserait, mais je suis vachement occupé. Il y a quelques années, quelqu’un m’a fait découvrir Buster Keaton. Mais je ne suis par exemple pas entraîné au théâtre. J’en ai vu un peu. Mais je ne pense pas à ce genre d’audience. Moi, je veux amener ce truc théâtral au public de la musique. »
dePlume admet tout de même avoir emprunté au milieu quelques trucs et astuces et s’adonner avant ses concerts à des petits jeux trouvés dans un livre d’entraînement pour comédiens. « Le bouquin parle de ta posture, de ton poids que tu peux utiliser pour diriger ton état d’esprit. Souvent, ce n’est pas grand-chose. Mais si tu ne t’y adonnes pas, rien n’arrive. Tu veux jouer? » Embauchant tous ceux qui traînent dans sa loge, Alabaster nous fait découvrir quelques exercices de coordination et de cohésion… Important pour un mec qui change quasiment tous les soirs de musiciens. Le Britannique a des partenaires de scène à Manchester, Londres, Bristol, Édimbourg… « J’utilise aussi des musiciens étrangers quand je tourne ailleurs qu’au Royaume-Uni. Le groupe à géométrie variable est probablement né de la nécessité. Un des trucs que je préfère dans tout ça, c’est que je peux utiliser ces musiciens comme une expression politique. Je veux dire par là que ça me fout la trouille. C’est toujours flippant. Tu ne sais jamais ce que ça va donner. Mais ça signifie aussi que je peux présenter les gens d’une jolie manière. Certains de ceux qui m’ont accompagné ce soir, je ne les ai rencontrés pour la première fois qu’aujourd’hui et ça me rend heureux. Contrairement aux apparences, ça demande pas mal de travail. Quand tu as un groupe fixe, tu as un seul jeu de passeports à ne pas oublier. Tu sais ce qu’il va se passer. Il y a quelques heures, j’ai réalisé que j’avais un show dans quinze jours et que je ne savais pas qui allait jouer. Il faut que je règle tout ça, que je demande qui est dispo. »
Fairbairn se retourne. « Tu es libre d’ailleurs? Tu veux jouer avec moi en décembre? » « Désolée, je serai en résidence, décline sa pote Hannah Miller. Humainement, jouer avec Alabaster est vraiment génial, poursuit-elle. Ça mène à de belles amitiés, à de chouettes collaborations. Par nécessité, un tas de musiciens partent en permanence dans des directions différentes. La flexibilité d’Angus permet d’associer plus ou moins brièvement des gens qui ne sont pas obligés de s’engager à 200% et de se focaliser sur le projet. Puis des choses bourgeonnent. » Le principal intéressé laisse parler tout le monde, n’interrompt personne. « Est-ce que des projets sont nés de mes concerts? Je l’espère. Je pense que c’est mon boulot de rassembler. Et j’aimerais pouvoir faire se rencontrer des gens plus différents encore. Surtout en terme de classes. Je ne vais pas dire que ce n’est pas facile. Mais je cherche à avoir davantage de contrôle sur comment y arriver. »
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Freedom of Peach…
Sorti en mai 2018 chez Lost Map Records (Tuff Love, Rozi Plain…), le quatrième album du phénomène, The Corner of a Sphere, est né au Total Refreshment Centre, à Dalston, dans l’East London, au cours des soirées Peach. Des sessions mensuelles durant lesquelles Alabaster jouait avec un nouveau groupe tous les mois. Rassemblant différentes communautés et disciplines. « Je devais fabriquer du nouveau matériel et il répond aux musiciens, aux collectivités, aux occasions. Ça avait du sens de créer un truc qui évoque la convoitise, la division et l’union. D’autant que le projet avait grandi du fait de rassembler des gens très différents. Le thème a été défini par cette intention politique, personnelle et sociale. »
Is It Enough, qui sonne comme un vieux Devendra Banhart, traite ainsi de consommation obsessionnelle et d’avidité. « Tu aimerais parler de notre situation en Angleterre, serais intéressé par un commentaire sur le Brexit et son référendum? On s’attend à ce que je sois négatif ou amer. Honteux peut-être même. Mais je ne suis pas dans le mood pour être ailleurs que dans l’espoir. »
Le disque a été produit par Capitol K et Danalogue, qui se cachait déjà derrière le Come Play the Trees de Snapped Ankles. « On ne se faisait pas vraiment confiance au début, confie ce dernier. Je viens de la scène électronique et punk. Gus davantage du théâtre, du folk, de la poésie. Mais ce qui nous a réunis, je pense, c’est qu’à la fin de la plupart des soirées, on était les deux dernières personnes en train de picoler à quatre heures du matin. Notre envie de socialiser aussi. J’ai commencé à jouer dans son groupe. On a beaucoup discuté de la musique, du concert, de la manière de traiter les gens. »
Danalogue est le compagnon de route d’un autre saxophoniste, Shabaka Hutchings, au sein du projet de jazz électronique The Comet Is Coming. « C’est tombé comme ça avec Shabaka et Alabaster. Mais c’est moins une question de saxophone que d’énergie. Quelle est l’intention derrière le disque? Comment réagit le public? Je ne dis pas oui à tout mais quand c’est le cas, c’est normalement parce que je ressens quelque chose et je suis mon instinct. Au milieu d’une foule, je veux me sentir excité. Je veux avoir l’impression d’assister à un truc que je n’ai jamais vu auparavant. »
Le 02/03 à l’Artefact Festival (Leuven).
Peut-être est-ce dû à l’individualisme, la dureté, la cruauté, l’horreur même de notre époque? Parler pour être entendu. Ce à quoi le peuple n’a pas même plus le droit (manif retentissante ou pas) venant de ses élus. Un besoin d’humour pour secouer les consciences, vaincre l’obscurantisme, lutter contre l’atomisation des relations humaines? La nécessité d’une forme hybride entre la musique, la poésie, le stand-up pour sortir le spectateur de sa zone de confort.
« Le spoken word est le meilleur antidépresseur qui soit« , déclarait il y a quelques années dans une interview le chanteur de Black Flag Henry Rollins. Lui qui s’est mis dès les années 80 à exercer de la sorte ses incroyables talents scéniques. Alabaster dePlume n’est pas le seul aujourd’hui à jouer avec la forme théâtrale et la musique. C’est aussi le cas de Mark Wynn. Jadis considéré comme le champion du fingerpicking à York (ou pas), Wynn fait aujourd’hui des one-man-show punk dans lesquels il raconte sa vie de chien en mode karaoké. Tout en self dérision et en autoflagellation. It Hasn’t Got a Title Yet But When I Think of it I’ll Let You Know, James Dean Makes Me Insecure, Why Does He Have To Be So Shexy, Music Documentaries Make Me Unable to Deal With Reality ou encore Support Your Local Scene, Go Watch Your Mate’s Shit Band… Cela fait quasiment dix ans maintenant que le mec sort des disques d’anti-folk aux titres bizarres, peuplés par des chansons qui ont le sens de l’humour et de la référence: I Just Don’t Understand Nick Cave, The Beatles Hate Me, The Girl Who Looked Like Bobby Gillespie… Aujourd’hui, quelque part entre Jeffrey Lewis, Mark E. Smith et Jacques Dutronc, ce protégé de Sleaford Mods se prend pour Iggy Pop et danse autour de sa serpillière. Racontant son boulot d’homme de ménage entre Do It Yourself et ironie à l’anglaise. Baptisé par on ne sait pas bien qui « the king of brit anti pop », Mark Wynn est définitivement un beautiful loser.
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