Le départ du Heron

Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Poète camé, écrivain taulard, jazzman révolutionnaire, Gil Scott-Heron trimballait l’un des CV les plus déchirés de la culture afro-américaine contemporaine. Avec son premier album en 16 ans, I’m New Here, il prouvait la pérennité de sa voix et le sens d’une autobiographie indomptable. Le Bob Dylan noir nous quittait vendredi dernier.

Gil Scott-Heron
Gil Scott-Heron© DR

James Brown arrêté pour consommation de PCP et violences conjugales. Marvin Gaye, cocaïnomane, revolvérisé par papa. Sly Stone incapable de foutre quoi que ce soit depuis 30 ans pour cause de dope. Rick James condamné pour kidnappings et abus sexuels sous l’influence du crack. Et on va prudemment passer sous silence la section hip hop US où la prison semble la norme sociale. Hormis Prince, y a-t-il une seule star de la musique noire qui n’ait jamais été gravement hors-la-loi? Gil Scott-Heron ne fait pas exception à cette curieuse règle qui donne à la reconnaissance une infortunée compagne, la déchéance carcérale. C’est lors d’un de ses nombreux séjours à l’ombre que Richard Russell, patron du label indépendant anglais XL Recordings (Vampire Weekend, The xx…), contacte Gil en juin 2006 à la Rikers Islands Prison Facility, avec cette idée somme toute naturelle, qu’une fois dehors, il refasse de la musique, plutôt que de la défonce.

Télévision & révolution

La légende – fracturée – de Gil Scott-Heron grandit à l’ombre d’une chanson, parue en 1971 sur son album Pieces Of A Man. Il s’agit bien sûr de The Revolution Will Not Be Televised, une charge ironique contre l’Amérique – blanche et bien pensante – des années 70. De sa voix gravée dans les basses, sur fond de soul acide, Scott-Heron récite ses vers luisants de colère. « The revolution will not be televised/The revolution will not be brought to you by Xerox/In 4 parts without commercial interruptions/The revolution will not show you pictures of Nixon/Blowing a bugle and leading a charge by John Mitchell, General Abrams and Spiro Agnew to eat/Hog maws confiscated from a Harlem sanctuary. » Scott déglingue Nixon, le futur président déchu (1) et ses potes conservateurs. L’Amérique est alors au zénith de ses problèmes raciaux et de la Guerre du Vietnam. De ce constat minant, Scott tricote un thème qui conforte son statut de Bob Dylan noir.

Vautour & émeutes

Quand paraît sa « révolution non télévisée », Scott-Heron a déjà parcouru tout le chemin éducatif qui mène d’une enfance rurale passée dans le Tennessee au profil bétonné du Bronx où les profs repèrent son talent écrit. Né le 1er avril 1949 à Chicago, Gil ne va pas beaucoup connaître la ville ni son père, un athlète de descendance jamaïcaine qui sera le premier joueur noir à honorer les rangs footballistiques du Celtic de Glasgow. Premières fêlures que l’Amérique des années 50-60 se charge, bonne fille, de cureter jusqu’à l’os douloureux d’une conscience noire, fière et brimée. Lesté de mini-mythes poétiques comme celui de Langston Hughes (cf. encadré), Scott embrasse la culture de la rue encore symbolisée par le jazz et le blues. Son verbe, c’est du 220 volts qui met les doigts dans les émeutes de Watts, 6 jours meurtriers à L.A. où les porcs – les flics en langage nègre – se chargent d’achever le travail sanglant entrepris par les violenteurs noirs: 34 morts, 1000 blessés et près de 4000 arrestations. En 1970, chargé de tout cela, Scott publie un premier album, enregistré live dans un club de Harlem (A New Black Poet-Small Talk At 125th). Sans illusion, il brocarde l’apathie de la classe moyenne blanche éduquée, mais aussi les postures factices des soul brothers. A ce moment-là, il a déjà publié des poèmes et un premier roman, The Vulture And The Nigger Factory, dont le titre présente sa conception de l’ambiance US 1970: plus Altamont que Woodstock.

Gil & Kanye

S’il participe occasionnellement à des réunions de gros pâtés (blancs) rock conscientisés – les concerts No Nukes de 1979 au Madison Square Garden (2) -, Scott se marginalise peu à peu dans un mix de misanthropie naturelle et de came. D’où plusieurs séjours tardifs à l’ombre. La période 1980-2010 est traversée de disques et, même, de nombreuses tournées. Mais Gil ne peut s’empêcher d’exprimer sa rancoeur face aux héritiers supposés, les générations rap qui s’inspirent autant de ses positions politiques (Public Enemy) que de sa prose inique et flamboyante (Kanye West). I’m New Here, revisité un an plus tard par Jamie du groupe The xx en We’re New Here, est sans doute trop court – moins de 29 minutes. L’album revisite quelques-uns de ses propres classiques tout en empruntant des chansons à autrui. Peu importe: Scott a pris au moins 2 graves de plus dans sa voix déjà abyssale, ce qui donne une émotion très électrique à ses propos sur sa propre enfance, sa ville de New York et l’état général de l’humain américain. Sans en rajouter dans le mélo, il faut se rendre compte qu’à 60 piges, le héros quasi déchu trouve un souffle supplémentaire sur un thème indémodable: la résistance au conformisme, au conservatisme et autres « ismes » qui nous gèlent sur place.

Sur parole

Divers échos verbaux traversent la parole de Scott-Heron. Le premier est celui de Langston Hughes (1902-1967), poète qui anime le Harlem des années 20 avec une conscience nouvelle même si elle est tue: celle de l’homosexualité. Autre discours marquant, celui des militants Black Panthers sixties, rhétorique brûlante de Huey P. Newton et Bobby Seale, construite sur le rêve de nation noire que le pré- curseur Malcolm X a exprimé de la même façon radicale. Grand admirateur de LeRoi Jones (qui signe Le peuple du blues), Scott-Heron l’est aussi du jazz de John Coltrane dont il adapte volontiers le débit instrumental en un double parlé, scandé et fiévreux. Les influences de Scott-Heron sur le rap sont multiples, sa voix aux effluves d’un blues urbain rauque trouvant dans la technique mélismatique – chanter une syllabe sur une succession de notes différentes – une identité musicale qui perdure au-delà des modes.

(1) Le républicain Nixon (1913-1994) démissionne de son poste de président en août 1974 suite au scandale du Watergate où des micros avaient été postés au siège du parti Démocrate à Washington.

(2) Contre l’abus de l’énergie nucléaire, aux côtés de Tom Petty, Bruce Springsteen ou Jackson Browne.

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