La grande bouffe

Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Devenue chef, Kelis sert un nouvel album, Food, concocté autour de bons petits plats avec David Sitek, lance sa marque de sauce et vient de tourner pour la télé le pilote d’une émission culinaire. Miss Rogers se met à table.

 » Hi guys, are you hungry? My mom made food. » Sous le brûlant soleil texan de South by Southwest, une petite voix enfantine sort des baffles d’un camion restaurant. L’intro du nouvel album de Kelis est pour le moins appropriée. D’abord parce que ce disque s’intitule Food et qu’il a été enregistré en cuisinant avec David Sitek de TV on the Radio. Ensuite parce que la divine diva, frappante opération de com et joli coup de pub, est avec son mioche à bord du resto roulant. S’active en tablier derrière les fourneaux et distribue avec le sourire ses petits plats.

Paradis du rap, de l’électro, de la pop et du rock, South by Southwest n’est pas celui de la haute gastronomie. Mais devant le foodtruck, tradition déjà bien ancrée dans la société américaine et d’ailleurs de plus en plus à la mode chez nous, la file de fans, de curieux et d’affamés ne cesse de s’allonger.

« Ma cuisine me ressemble. Elle n’est pas timide. Elle est saucée. Riche en goût. Emotionnelle, image la Californienne d’adoption tandis qu’elle prend une petite pause à l’avant du véhicule. Trouver son identité musicale et son profil culinaire sont des processus relativement différents. Mais je ne pense pas que ce soit particulièrement compliqué. Il faut juste être conscient de son passé et de comment on se sent dans le présent. Tu peux à travers la musique et la nourriture découvrir et même affirmer qui tu es. Je ne cherche plus. Je sais. Mes chansons et mes plats me représentent d’ailleurs tous les deux plutôt bien. »

Dans l’encore jeune (34 ans) existence de Kelis, de son propre aveu spécialisée dans les repas à thèmes (la couleur verte, le dernier épisode des Sopranos…), la musique et la bouffe ont toujours fait vie commune. « Quand j’étais gamine, ma mère avait une société de catering. J’ai appris très tôt à respecter la nourriture et à cuisiner. La gastronomie comme la musique sont une question de qualité et de mode de vie. De choix aussi. De ce que tu cherches vraiment dans l’existence et des personnes avec lesquelles tu veux partager ça. Je ne me souviens pas de la première fois où j’ai associé la musique à la nourriture. Je ne pense pas les choses en ces termes. Mais je les lie à un tas d’événements heureux. Il y a par exemple toujours de la musique et de la bouffe aux anniversaires et aux mariages…  »

Personne ne s’imaginait la pop diva déserter les scènes et les studios après la tournée de Kelis Was Here (2006). Et encore moins la voir s’inscrire dans une école de cuisine. Et pourtant. Comme elle le chante sur Runnin’, extrait de son nouvel album, l’ex-femme de Nas est devenue une coureuse pour échapper à la célébrité. « Et embrasser un milieu dans lequel qui tu fréquentes ou à quoi tu ressembles a finalement moins d’importance que la qualité de ce que tu fais« , précise-t-elle.

A l’époque, Kelis est vidée. Kelis n’a jamais voulu enregistrer de disque. Kelis rêvait de Broadway. Embarquée dans une bataille à laquelle elle n’a même pas conscience de participer, elle se met à détester le business de la musique. Se dit qu’elle ne sortira plus jamais d’album. Se séparer de son label, Jive, est alors tout sauf une sinécure. Le jour du coup de fil libérateur, elle voit une petite annonce pour une école de cuisine à la télé.

« J’étais justement en train de préparer le repas. Je me suis dit: « Mais ça je peux le faire. Je vais le faire. Et je vais même y prendre du plaisir. » Je me suis inscrite au Cordon bleu. Pas juste quelques cours par-ci par-là. Mais sept heures par jour, cinq jours sur sept, pendant plus d’un an. Je savais déjà faire à manger mais j’ai pu pleinement me mettre à envisager la cuisine comme un art. Sans être distraite comme c’eût été le cas à la maison. »

Un déclic. « La cuisine m’a permis de réaliser que je pouvais réussir d’autres choses qui me passionnaient. Et elle a fini par me rappeler que si je faisais de la musique, c’était parce que j’adorais ça. »

Le nouvel album de Kelis a beau s’appeler Food, ses chansons répondre aux noms gourmands de Jerk Ribs, Friday Fish Fry, Breakfast ou encore Biscuits ‘n Gravy, la native de Harlem ne chante évidemment pas des recettes façon Leonard Bernstein (le chef d’orchestre qui a composé la musique de West Side Story avait écrit en 1948 La Bonne Cuisine: Four Recipes pour voix et piano). « Ces morceaux ne parlent pas non plus de nourriture, rigole-t-elle. Il s’agissait juste de titres de travail qu’on a fini par garder. Pourquoi s’embêter à en trouver d’autres? » Des titres qui correspondent malgré tout à l’ambiance dans laquelle l’enregistrement de Food a baigné. Aussi étonnant que cela puisse paraître, Kelis a bossé sur Food avec le cerveau de TV on the Radio David Sitek. « Il aime la nourriture. Il aime faire à manger. C’est d’ailleurs un très bon cuisinier. Et il adore la musique. On est donc tout logiquement devenus amis. Je l’ai rencontré il y a deux ans maintenant. Mon manager nous a présentés. Je venais d’emménager dans son quartier, à deux pas de chez lui. J’étais la petite nouvelle. Je n’attendais rien de spécial de notre collaboration, on ne pensait même pas enregistrer un album. Mais on s’est tellement bien entendus qu’il était logique de bosser ensemble. »

Kelis et Sitek semblent partager la même approche de la musique, de la cuisine, de la vie… « Faire de la musique avec David est très facile parce qu’on n’a jamais besoin de la définir. Elle coule de source. Il est brillant. Intelligent. Extrêmement créatif. Il ne se fixe pas de limite et voit la musique sans frontière. Parfois tu as des idées très précises et à d’autres moments, tu laisses juste ta créativité respirer. C’est ce qu’on a fait. »

Le tout autour de bons petits plats préparés dans la maison du bonhomme, producteur entre autres des Liars, des Yeah Yeah Yeahs, de Foals, de Beady Eye et de Scarlett Johansson. Un véritable zoo habité par ses gros chiens et ses deux chats du Bengale. « Tout le monde devait manger. Alors on faisait un peu de musique. Puis David ou moi passions derrière les fourneaux. L’autre continuait à jouer. Des musiciens arrivaient et on se retrouvait avec de plus en plus de plats sur la table. Les filles de Cansei De Ser Sexy étaient là elles aussi. Elles nous ont mitonné plein de trucs. »

Un contexte décontracté et familial en phase avec les aspirations de la Belle, qui veut retrouver l’ambiance des disques qu’écoutaient ses parents et de la musique qui berçait son quartier. « Je ne recherchais pas des albums ou des chansons mais bien des sensations. Un certain feeling. C’était une autre ère, beaucoup de choses se passaient dans le monde à l’époque. Enfin bref, je voulais renouer avec cette authenticité. »

Saucy and sweet

Kelis vient récemment de tourner le pilote de Saucy and Sweet, une émission de cuisine pour une chaîne de télé culinaire. A la fin du printemps, elle va aussi lancer Feast, sa propre marque de sauce. « Ça avait du sens. C’est là-dedans que je suis la meilleure. En plus, dans la vie, j’aime les extras. Quand tu regardes une fille, ce sont tous les petits détails qui disent qui elle est. Pareil avec la musique. Et c’est la même chose avec la nourriture: ce sont les petites choses qui te disent d’où elle vient, de quelle culture, de quel restaurant, de quelle famille. Si c’est thaïlandais ou belge. »

Elle a beau se montrer très prudente quand elle évoque son avenir dans la musique, Kelis avoue qu’elle aimerait sortir un livre de cuisine et ouvrir un restaurant. « Je ferai toujours les choses à ma manière. Je n’ai pas une mauvaise relation avec l’industrie du disque aujourd’hui. Mais c’est du business. Il y a des bons moments et il y en a aussi de mauvais. Tu dois travailler ou à tout le moins fonctionner avec tellement de gens et de personnalités… Parfois, ça clique. Parfois pas. Moi, je veux me sentir à l’aise dans ce que je fais. Et c’est le cas quand je prépare à manger dans un festival.  »

Quand on lui fait remarquer que la plupart des meilleurs restaurants passent de la très mauvaise musique, Kelis sourit. « C’est vrai de manière générale. Surtout aux Etats-Unis. Mais j’ai l’impression qu’en France, en Angleterre ou à Berlin, les choses évoluent. Je pense que la gastronomie a longtemps été associée aux élites. Et donc à des personnes souvent plus âgées. Aujourd’hui, tout le monde veut pouvoir bien manger et se rendre avec des amis dans des établissements de qualité, boire du bon vin et entendre de la chouette musique. » L’heure des nouveaux épicuriens a sonné…

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LE 16/08 AU PUKKELPOP (HASSELT).

TEXTE Julien Broquet, À Austin

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