La difficile question des quotas musicaux au temps du corona

Claude Semal. © PHILIPPE CORNET
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Une « spéciale belge » diffusée à l’aube sur La Première (RTBF) repose la question des quotas nationaux de diffusion sur le service public francophone, mais aussi en Flandre et à l’étranger. Décryptage.

Le 6 avril dernier, La Première, radio de la RTBF, inaugure, à raison de cinq fois par semaine, une heure consacrée exclusivement aux musiques de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB). Très pratiquement, la première émission programme, dans l’ordre, des titres de Tessa Dixson, Adamo, Greg Houben, Alex Lucas, Puggy, Ebbene, Aeroplane, Blanche, Saule/Charlie Winston, Perry Rose, Antoine Chance, Roméo Elvis, Peritelle, Oscar And The Wolf, Témé Tan et Sonnfjord. Possible bémol pour les intéressés, la diffusion a lieu de 5 à 6 heures du matin: bien que disponible en podcast via Auvio, une partie de la scène francophone grince des dents, arguant d’une « audience et de droits d’auteurs réduits à la peau de chagrin ». Ainsi Claude Semal, membre de la Facir (Fédération des auteurs compositeurs et interprètes réunis): « On voudrait faire une contre-publicité que l’on ne s’y prendrait pas différemment! C’est presque comme une blague. Et c’est d’autant plus absurde que La Première a encore deux-trois îlots où elle programme des artistes belges, des gens de toutes nationalités qui vivent et travaillent chez nous. Par exemple, Le Monde est un village, de Didier Mélon. »

On voudrait faire une contre-publicité que l’on ne s’y prendrait pas différemment!

Claude Semal (artiste)

Le contrat de gestion négocié périodiquement avec la FWB détermine le pourcentage – les quotas – de musique locale à diffuser par la RTBF, soit le service public. Alexandra Vassen, head of music de La Première, instigatrice de l’excellent Sacré Français!, contextualise la décision de passer 100% de belge dans Réveil Première depuis le 6 avril: « On était, comme beaucoup, sous le choc du confinement et de l’annonce d’un été sans festivals. On a décidé de marquer le coup, dans un cadre légal précis. Le contrat de gestion de la RTBF prévoit 12% de musique FWB sur un cycle de 24 heures, dont 10% entre 6 et 22 heures (lire aussi l’encadré). Avant le 6 avril, sur La Première, on atteignait déjà 17,6% à la place de 12% et plus de 10% sur le 6-22 heures. Et il faut souligner que La Première a une vocation référente en info et culture, pas spécifiquement musicale. »

Alexandra Vassen.
Alexandra Vassen.© RTBF

Est pris en compte comme belge francophone tout produit musical ayant son interprète, mais aussi ses auteurs-compositeurs, musiciens, éditeurs ou producteurs établis en FWB. « Un quart si pas un tiers de notre playlist est déjà constitué d’artistes de la FWB, déclare Alexandra Vassen. Tout le monde le sait et, contrairement à ce que certains disent, on ne diffuse pas seulement Angèle ou Roméo Elvis… et il ne suffit pas d’un claquement de doigts pour lancer une nouvelle émission, qui doit quand même passer par l’approbation du conseil d’administration; il y a toute une série de procédures. Le seul endroit où on avait une place dans la grille, c’est bien le Réveil Première. Notre façon à nous de manifester notre soutien à la scène musicale francophone. » Dans un échantillon de fait très large, naviguant de Juicy à Plastic Bertrand. « Il faut se rendre compte du travail que cela exige, précise Alexandra Vassen. Et là, je croule sous les artistes de la FWB qui m’envoient leurs productions. Peut-être qu’à un moment, certains de ces morceaux entreront dans le playlist de La Première. C’est aussi le seul moyen pour les artistes de gagner un peu d’argent. Du 6 au 22 avril, nous avons diffusé plus de 400 chansons différentes. »

Réveil Première: Notre façon à nous de manifester notre soutien à la scène musicale francophone.

Alexandra Vassen (RTBF)

Nerfs de la guerre

Pour Claude Semal, les droits d’auteur représentent « 3.000 – 4.000 euros par an, essentiellement des droits venant des concerts, très peu des diffusions en radio-télévision. Mais une musique utilisée dans une pub qui fonctionne bien peut rapporter 10.000 à 15.000 euros plusieurs années de suite. Le Bluesette de Toots Thielemans lui a pratiquement constitué une rente à vie, grâce à la radio. Parfois, j’ai l’impression que des gens comme moi n’existent pas en radio, alors qu’on ne fait que demander une part du gâteau. » Alors si des artistes comme Claude Semal – ayant débuté dans la chanson militante – sont minoritaires, voire absents, sur les radios publiques, quid de la norme rock?

Pierre Dumoulin, administrateur à la Sabam (Société belge des auteurs, compositeurs et éditeurs) depuis mai 2018, a sur son CV deux albums avec les Liégeois de Roscoe et aussi le City Lights composé pour Blanche, quatrième à l’Eurovision 2017. En dépit de disques plébiscités par la critique belge, Roscoe passe très peu sur le service public: « Alors qu’on a été programmé en télé, dans l’émission Décibels, Roscoe n’existe pratiquement pas en radio RTBF. Quand on est arrivé en 2012, Pure FM passait encore ce que l’on peut qualifier d’indie rock, de musique plus alternative. Et puis, Pure a fait un virage à 90 ou 180 degrés, et notre deuxième album semblait déjà trop alternatif pour eux. » Situation de Roscoe qui contraste avec le destin de City Lights: « Grâce à l’Eurovision, le titre s’est placé dans une dizaine de charts en Europe, on peut parler d’un « petit hit » et dans ce cas-là, sur le plan européen, cela peut quand même rapporter quelques dizaines de milliers d’euros en droits… Mais c’est une barre très difficile à franchir: les autres chansons que j’ai sorties se situent plutôt à quelques centaines d’euros en provenance des radios. J’ai l’impression qu’il n’y a pas vraiment de juste milieu, comme il n’y a pas vraiment de vision d’ensemble sur le service public francophone: chez les Flamands, si une chanson fonctionne en radio, l’artiste sera invité à la télévision, il va se créer une sorte de cercle vertueux, une couverture globale. »

J’ai l’impression qu’il n’y a pas vraiment de vision d’ensemble sur le service public francophone.

Pierre Dumoulin (Sabam)

Pierre Dumoulin milite aussi pour que le calcul des droits « aujourd’hui ultracompliqué via des tas de paramètres » soit simplifié « mais disons que c’est comme pour l’électricité, il y a un tarif de jour et un tarif de nuit ». Pierre Dungen, chanteur des bruxellois de Bertier, rejoint Pierre Dumoulin – et d’autres artistes de la FWB – sur la relativité des quotas: « Je chante en français mais pourquoi devrais-je être confiné avec des chansons dans cette même langue uniquement? En fait, il faudrait que l’antenne, quelle qu’elle soit, ait une signature générale, pas seulement dans les émissions pointues, « spéciales »… »

Plébiscité par la critique, Roscoe passe très peu sur le service public.
Plébiscité par la critique, Roscoe passe très peu sur le service public.© PHILIPPE CORNET

Flandre et France

La radio est-elle plus verte ailleurs? Jan Hautekiet est une personnalité flamande en vue. Musicien, président du conseil d’administration de la Sabam, il a aussi une très longue expérience sur les antennes flamandes: « J’ai l’impression que chaque radio de la VRT a son propre profil musical mais que celui-ci peut-être élastique. Il ne faut pas oublier que la production francophone – incluant principalement la France – est beaucoup plus grande que la production néerlandophone, qui fait volontiers chambre à part entre la Flandre et les Pays-Bas. Il n’y a pas beaucoup d’échanges mutuels. Et puis, ce n’est pas parce qu’il y a un quota que l’on va passer Daan, mais parce qu’il fait de bonnes productions! »

Joint par téléphone dans son domaine d’Overijse où il écrit une musique de film et prépare son prochain album « solo et assez festif », Daan pointe l’importance de passer sur plusieurs radios de la VRT: « On m’entend beaucoup sur Radio 1 et Studio Brussel qui, tous deux, font des efforts pour programmer de la musique belge, pas seulement flamande. Ils mènent aussi des actions comme une émission où les artistes viennent jouer en studio, des reprises. Je me sens superbien soigné par la radio publique flamande, je sens une volonté aussi de nous promouvoir, peut-être parce qu’on est davantage accessibles que les artistes anglo-saxons. Je pense qu’il y a un lien qui se tisse entre nous et les radios, une sorte d’entraide, de bonne volonté des deux côtés… »

Daan:
Daan: « Je me sens super bien soigné par la radio publique flamande. »© PHILIPPE CORNET

Daan situe ses revenus Sabam, incluant la vente des disques, le droit du live et puis ce que ramène la radio, à 15%, « taxés à 11% ». Alors, une Flandre volontariste, comme la France? Marc Thonon, liégeois d’origine, créateur du label parisien Atmosphériques (découvreur de Louise Attaque), président des Victoires de la musique, est aujourd’hui directeur du Bureau Export de la musique française: « En France, le quota pour les radios privées est entre 25% et 35%, le chiffre inférieur si la radio diffuse 25% de nouveautés. Et c’est lié à la langue française uniquement. Ce sont des dispositions datées de 1986, et, pour le service public, elles sont d’abord incitatives… Les patrons de radios privées sont dans le combat permanent, celui des audiences, mesurées tous les trimestres et qui fixent le prix de la minute de pub. Donc, les radios jouent des titres, francophones ou pas, auxquels les auditeurs sont les plus habitués. Et elles pratiquent par sondages: si le titre n’est pas connu, il sort de la playlist, s’il est connu mais pas identifié, il redescend dans la playlist, c’est ainsi que fonctionne le système. Mais je pense que les quotas, imposés cinq ans après la libération des ondes par Mitterrand (NDLR: le 9 novembre 1981, le président français mettait fin au monopole de l’Etat sur la bande FM, et légalisait les radios pirates), ont vraiment sauvé la production française. C’est clair et net. Cela dit, en France, une émission consacrée au répertoire national programmée à 5 heures du matin sur le service public, cela aurait fait scandale… »

En quelques chiffres

Le contrat de gestion de la RTBF établit, pour chacune de ses huit radios, des pourcentages différents. Pour La Première, il s’agit de passer – au minimum – 12% d’artistes de la Fédération Wallonie-Bruxelles par 24 heures, et 10% entre 6 et 22 heures. Pour Vivacité, les taux respectifs sont de 12% et 10%, pour Classic 21 de 6% et 4,5%, pour Pure de 12% et 10%, même chose pour Tarmac. A titre de comparaison, les radios privées en FWB sont tenues de passer 4,5% de production locale. Et au Canada, les stations en langue française doivent consacrer au moins 65% de la diffusion musicale à celle en langue française.

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