La chasse aux trésors: trois découvertes au Guess Who

Festival de mélomanes, le Guess Who? a un faible pour l'étrange et un inimitable sens de la découverte. © MELANIE MARSMAN
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Dans une charmante, bouillonnante et estudiantine ville des Pays-Bas, Le Guess Who? a défendu pendant quatre jours des musiques audacieuses, bourlingueuses et expérimentales. Promenade et portraits.

Chaînes d’hébergement vidéo, plateformes de streaming, sites de téléchargement, légaux ou pas… L’accès à la musique enregistrée, à toutes les musiques enregistrées, n’a jamais été aussi aisé que ces dernières années. Il en va cependant autrement pour le marché du concert, du spectacle vivant, davantage lié à des contingences financières. On ne fait pas comme ça, sans un rond et en un claquement de doigts, traverser la planète à sept Ghanéens, huit Indiens et aux musiques de niche. Dans un paysage potentiellement riche et aventureux, mais régi par la loi de l’offre et de la demande, Le Guess Who? et sa programmation curieuse, débridée, défricheuse sont une bénédiction.

À Utrecht, du 7 au 10 novembre, pour sa treizième édition, le festival le plus excitant d’Europe (peut-être même du monde) a confié les manettes de sa curation à Fatoumata Diawara, Jenny Hval, Patrick Higgins, Iris van Herpen et Salvador Breed, The Bug et Moon Duo. Encore moins de têtes d’affiche que d’habitude, certes (les plus grosses s’appellent sans doute Deerhunter, Efterklang et Aldous Harding), mais une sélection pointue, des artistes rares, de complets outsiders, des premières européennes et des concerts parfois terriblement exigeants. Dans ce grand rassemblement de l’ailleurs, cette célébration des marges, cette ode à la curiosité qui rayonne dans 40 lieux culturels de la ville (complexe, clubs, cinéma, théâtre, musée, églises, ateliers…), la compositrice, chanteuse et clarinettiste afro-américaine Angel Bat Dawid a fait scintiller l’avant-garde jazz de Chicago et résonner des décennies de musique noire, mélangeant le free, le gospel et le hip-hop, accompagnée dans une prestation inoubliable par The Brothahood pour défendre un disque (The Oracle) enregistré seule aux quatre coins de la planète avec un téléphone portable. Le grand maître pakistanais Ustad Saami a débarqué avec ses fils pour ensorceler une église. Chanteur soufi et champion de l’improvisation, Saami a sorti, à 75 ans, son premier album – God Is Not a Terrorist- destiné à l’international, mariant les cultures religieuses de l’islam et de l’Inde. Nés sur les cendres encore chaudes (pas totalement éteintes d’ailleurs) de The Drones, les Australiens de Tropical Fuck Storm ont livré un concert incandescent. Furieux, fiévreux, tendu comme un string. Rappelant avec les suffocants Irlandais de Girl Band que crier à la mort du rock était autant une hérésie qu’une sacrée connerie. Le musicien avant-gardiste Patrick Higgins a présenté son étrange projet AEAEA avec Nicolas Jaar. Les Raincoats ont voyagé dans le temps et célébré non sans charme les 40 ans de leur premier album (Bradford Cox chassait les gens de son propre concert en recommandant d’aller les voir). Et Doug Hream Blunt a défendu sans convaincre un disque génial qu’il jouait lors de sa sortie ultra confidentielle dans des hôpitaux. Le chanteur et joueur de luth crétois Giorgos Xylouris avec le batteur australien Jim White (Xylouris White), le producteur et DJ allemand Mark Ernestus et ses percussifs amis sénégalais (Ndagga Rhythm Force)… Le Guess Who? a vibré dans la rencontre et le métissage. La musique en modèle de société…

Ayalèw Mesfin, empereur de l’éthio-groove

Quand l'Ethiopie joue avec le funk...
Quand l’Ethiopie joue avec le funk…© DR

Depuis l’arrivée, à la fin des années 90, des remarquables rééditions et compilations fomentées par le label Buda Music et la bande originale, en 2005, du Broken Flowers cher à Jim Jarmusch, la musique éthiopienne a enfin pu profiter de l’exposition internationale qu’elle méritait. Invités dans les plus prestigieux festivals du monde, encadrés par des pointures parfois étonnantes (ça va des jazzmen d’Heliocentrics aux punks de The Ex), Mulatu Astatke, Mahmoud Ahmed et Gétatchèw Mèkurya se sont fait un nom auprès du grand public occidental et ont offert la consécration à la musique du dixième plus vaste pays d’Afrique.

Dans le fourmillement, le bouillonnement de l’éthio-jazz et de l’éthio-funk, la voix d’Ayalèw Mesfin était restée relativement discrète. Si pas cruellement muette. Mesfin donnait ainsi à Utrecht, au Guess Who?, à 70 ans passés, son tout premier concert européen. Né à Weldiya durant les années 40, défiant l’autorité paternelle qui condamnait ses ambitions musicales, Ayalèw n’a que onze petits printemps quand il part s’installer à Addis-Abeba pour marcher sur les traces de ses idoles Tlahoun Gèssèssè et Tamrat Molla. Il travaille comme serveur, portier, caissier dans des restaurants chics. Puis abandonne la musique pour s’engager dans la Garde républicaine et assurer la sécurité de sa majesté impériale Haïlé Sélassié. Engagé par Getatchew Kassa et son Soul Ekos Band, il finit par quitter l’armée. Il ouvre une salle de concerts (le Stereo Club) et un magasin (The Ayalew Music Shop) dans lequel il vend des disques, des instruments et des appareils d’enregistrement. En 1973, il forme son orchestre, le Black Lion Band, danse et chante comme un James Brown du fin fond de l’Afrique. Le succès, l’or, les bijoux et le café sont au rendez-vous… Mais dès 1974, le rêve tourne au cauchemar. La junte militaire renverse l’empereur et l’étau se resserre. Derrière ses chansons d’amour, Mesfin, qui joue avec le double sens des mots, s’attaque aux problèmes politiques et sociaux qui gangrènent le pays. Il se fait entendre et n’hésite pas à distribuer gratuitement 4.000 cassettes, devenues depuis des collectors. Lorsque l’un de ses amis proches dénonce sa volonté de quitter le pays, il écope de trois mois de prison. il est placé en résidence surveillée, voit son matériel confisqué et ne peut plus se produire ou enregistrer pendant treize ans. Sa musique est interdite des ondes mais Mesfin grave clandestinement des chansons dans le studio bricolé au fond de sa boutique. Il ne renouera officiellement avec sa carrière qu’en 1991, à la chute de Mengistu Haile Mariam dit le Négus Rouge. Guère enthousiasmé par une démocratie qui n’en a que le nom (il échappe d’ailleurs de peu à une électrocution fatale, « j’embêtais trop de monde, ça devenait dangereux« ), il part en 1998 pour les États-Unis et se pose finalement à Denver dans le Colorado, où il rouvre un magasin de disques.

Sur scène, à Utrecht, Ayalèw, compilé l’an dernier, est accompagné du Debo Band, un groupe américain formé en 2006 pour préserver l’esprit et le savoir-faire de l’âge d’or de la pop en Éthiopie. Costume blanc, écharpe et casquette qui renvoient à ses racines, il chante en se promenant dans la foule, plébiscité tel un empereur éthiopien du groove. À découvrir d’urgence.

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Minyo Crusaders, voyage à Tokyo

Quand le Japon fait le tour du monde...
Quand le Japon fait le tour du monde…© DR

Il n’y a pas que la K-Pop pour mettre l’Asie sur l’atlas de la musique moderne. Le Guess Who?, depuis quelques années déjà, tend l’oreille du côté du Japon. En 2018, bien aidé par la curation de Devendra Banhart, le festival néerlandais avait accueilli le pianiste Takuro Kikuchi, l’artiste sonore Chihei Hatakeyama et le plus pop Shintaro Sakamoto. Les organisateurs ont cette fois déroulé le tapis rouge et réservé les honneurs de leur plus grande salle aux surprenants Minyo Crusaders. Bourlingueur de l’oreille, amoureux des sons de l’ailleurs, le leader du groupe, Katsumi Tanaka, a commencé à se pencher sur la musique folklorique de son pays après le séisme meurtrier de 2011 et l’accident de Fukushima qui en a découlé. En quête d’identité, il s’est intéressé au min’yo, au répertoire oublié, aux chants des pêcheurs, des sumos et des charbonniers. Ce style de musiques traditionnelles japonaises renvoie souvent à des professions et des commerces. Elles étaient initialement chantées au travail ou pendant des labeurs particuliers. Certaines n’avaient d’autre fonction que le divertissement, avec la danse pour accompagnement. Quand elles ne s’associaient pas à des rituels religieux. Ces chansons jadis populaires célèbrent la gloire des samouraïs, les esprits cachés de la forêt ou encore le plus petit oiseau du pays… Les textes ont beau être chantés comme autrefois, le min’yo ne débarque pas en Occident avec les Minyo Crusaders dans sa forme la plus classique. Choc des cultures, miracle du mélange: le big band tokyoïte ressuscite les chants de villageois avec des instrumentations inattendues qui font le tour du monde. Musiques latines et caribéennes, afro-funk, jazz éthiopien… Biguine, cumbia, reggae, salsa… Le coeur du collectif balance. Et avec lui l’arrière-train de tous ceux qui s’y attardent. Sorti au printemps sur le label britannique Mais Um Discos (Elza Soares, Rodrigo Amarante…), leur premier album, Echoes of Japan, pouvait laisser un peu perplexe. Mais sur scène, les Minyo Crusaders sont une dépaysante et irrésistible machine à danser. Trompette, saxophone, percus… Ils sont dix sur scène avec une vibe d’enfer et des sourires jusqu’aux oreilles. Improbable? Jadis dans le registre jazz et soul mais pas très à l’aise avec l’anglais, le chanteur Freddie Tsukamoto est tombé amoureux du min’yo dans un restaurant quand il a entendu une chanson de son village interprétée au beau milieu d’un télécrochet. Le restaurateur lui a glissé à l’oreille que son voisin en était un professeur… Considéré dans le monde japonais moderne comme un art intellectuel (qualificatif souvent affublé aux musiques plus trop en phase avec leur temps), le min’yo ne fait pas partie du quotidien, urbain, mais n’en compte pas moins son lot de chansons pour travailler, danser ou boire. Les festivaliers du Guess Who? ont clairement favorisé les deux dernières options.

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Vivien Goldman, punk et Caraïbes

Quand une journaliste s'en mêle...
Quand une journaliste s’en mêle…© DR

« Je ne suis pas trop branché par les sexagénaires qui chantent faux. » « Cette bonne femme est incroyable. Elle a tout vécu. » Vivien Goldman est de ces personnalités qui ne laissent personne indifférent. Née en 1954 à Londres, fille de deux réfugiés juifs allemands, Goldman est avant tout une journaliste musicale qui a écrit pour les plus célèbres périodiques britanniques (New Musical Express, Sounds, Melody Maker), a vu ses articles publiés par le Rolling Stone et le New York Times et a écrit la première biographie de Bob Marley: Soul Rebel, Natural Mystic (1981). Elle vient d’ailleurs de publier un nouvel ouvrage, Revenge of the She-Punks, où elle explore 40 ans de musique révolutionnaire au féminin. Dans les années 70, Goldman est l’une des pionnières du journalisme punk. Elle se penche sur des groupes comme les Slits, les Raincoats, mais partage son amour des crêtes avec celui des rastas et du reggae. Diplômée en littérature anglaise et américaine, Goldman entame sa carrière en tant qu’attachée de presse chez Virgin Records. Elle y fait la connaissance de Marley et est du voyage pour la Jamaïque avec John Lydon en 1978, périple organisé par le patron du label Richard Branson après la séparation des Sex Pistols. Vivien a tout vu, tout vécu. Elle a partagé un appartement avec Chrissie Hynde avant qu’elle soit la chanteuse des Pretenders et a été DJette pour une radio pirate française. Elle a réalisé un clip pour Eric B. et Rakim, le premier dans lequel apparaît Flavor Fav de Public Enemy (I Ain’t No Joke), a écrit des chansons pour Massive Attack et Coldcut, et même signé une comédie musicale, Cherchez la femme, avec Kid Creole, racontant sa période disco-punk du temps des Coconuts. Aujourd’hui prof d’unif et conférencière, Vivien Goldman a donc, aussi, fait de la musique. Elle a eu un duo, Chantage, avec une Guinéenne quand elle vivait à Paris, a chanté avec les Flying Lizards, et surtout a sorti en 1981 son single Launderette et l’EP Dirty Washing, produit par John Lydon et Adrian Sherwood. Un mélange de (post-)punk, de sons caribéens et africains. Esprit punk, nonchalance dub… Un concert écourté pour extinction de voix mais un rendez-vous avec l’Histoire.

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