L’hologramme de la Callas à Bozar: gadget scénique ou futur du secteur du live?

L'hologramme de Maria Callas, accompagnée d'un (vrai) orchestre symphonique. © DR
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Ce 27 novembre, Bozar proposera un concert de… la Callas, ressuscitée sous la forme d’un hologramme, accompagné d’un véritable orchestre. La grande illusion.

La dernière fois, c’était en 1974: après une série de dates aux Etats-Unis et en Europe, Maria Callas faisait ses adieux à la scène avec un ultime concert donné à Sapporo, au Japon. Quarante-quatre ans plus tard, la diva est de retour. Ce 27 novembre, elle sera même présente à Bruxelles, à Bozar. Pas physiquement, évidemment. Décédée en 1977, la plus grande soprano du XXe siècle apparaîtra sous la forme d’un… hologramme. Une illusion qui sera tout de même accompagnée par un orchestre symphonique de soixante musiciens de chair et d’os. Au programme, sont annoncés, notamment, des arias de Bellini, Bizet, Gounod, Ponchielli, Puccini et Verdi. Que la chanteuse soit virtuelle ou pas, les prix des tickets, eux, sont bien réels. Et plutôt raccords avec les standards tarifaires propres à l’opéra – entre 60 et 105 euros, quasi tous écoulés au moment d’écrire ces lignes.

Le marché de la nostalgie n’a probablement jamais été aussi florissant.

C’est que le marché de la nostalgie n’a probablement jamais été aussi florissant. Le même soir, à Forest National, le même producteur de spectacles proposera également 4U, une « célébration symphonique » de Prince. Ici, toutefois, pas d’hologramme prévu. Disparu en 2016, le « Kid de Minneapolis » avait d’ailleurs lui-même rejeté l’idée: « C’est la chose la plus démoniaque que l’on puisse imaginer. Et je ne suis pas un démon », avait-il déclaré à la fin des années 1990.

Démarrée en septembre aux Etats-Unis, la tournée holographique de la Callas semble pourtant plutôt convaincre ceux qui y ont assisté. Dans la presse, la majorité des critiques se montrent, sinon séduits, au moins troublés. Derrière l’événement, on trouve la société américaine Base Hologram. Avant la cantatrice, elle s’était déjà attaquée à une autre « voix »: Roy Orbison. Là aussi, le célèbre chanteur, surnommé le… « Caruso du rock », était accompagné d’un vrai groupe sur scène. La production poussant même « l’audace » à faire chanter des morceaux qu’il n’avait lui-même jamais interprété sur scène… Le pionnier rock’n’roll, décédé il y a tout juste trente ans, convenait probablement assez bien pour un premier essai. A la fois iconique (et donc facilement représentable, avec ses lunettes noires pour principale signature visuelle), et connu pour rester fort statique sur les planches, Orbison pouvait plus facilement faire un hologramme crédible. Avec Maria Callas, le défi était déjà un peu plus complexe. Le procédé pour créer l’illusion fut cependant identique. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, il ne s’appuie pas sur des archives visuelles. Le double holographique est en effet constitué en filmant un acteur, qui a appris à reproduire les gestes de la vedette en question. Pour Maria Callas, le directeur d’opéra Stephen Wadsworth a dirigé les opérations : avant même que la moindre image ne soit filmée, il a coaché pendant trois mois une comédienne, qui a dû intégrer – « incorporer » même – toute la démarche et la gestuelle scénique de la chanteuse d’opéra. L’autre partie du travail fut à peine moins technique. Il a fallu isoler la voix de la cantatrice sur des enregistrements en concert où elle se mêlait directement à l’orchestre. Une tâche titanesque. On ne fait pas revenir les morts si facilement…

Alive and kicking

Ce n’est évidemment pas la première fois qu’un hologramme « monte » sur scène. En fait, depuis les premiers pas de la photographie, le monde du spectacle cherche à s’en emparer. L’un des premiers exemples est à mettre sur le compte de l’Anglais John Pepper. Au milieu du xixe siècle, il perfectionna un procédé développé par l’ingénieur Henry Dircks, afin de créer l’image d’un fantôme flottant dans l’air. Le spectre apparaîtra pour la première fois dans une représentation de L’Homme hanté de Charles Dickens, lors de la Noël 1862. Le « fantôme de Pepper », comme il a été ensuite baptisé, n’est toutefois pas à proprement parler un hologramme, censé se déployer en trois dimensions. La technique connaîtra bien son petit succès – notamment dans les foires et autres parcs d’attraction. Mais elle reste une « simple » illusion d’optique…

Le rappeur Tupac ressuscité, en duo avec Snoop Dogg.
Le rappeur Tupac ressuscité, en duo avec Snoop Dogg.© Christopher Polk/Getty Images

En 2012, l’astuce n’était pas tellement différente pour ressusciter l’idole Tupac. Assassiné en 1996, âgé d’à peine 25 ans, le rappeur californien reprenait vie sur la scène du festival de Coachella. La séquence était certes un peu kitsch, le moment un peu bizarre. Mais, malgré cela, il se passa quelque chose d’assez particulier ce soir-là. Non seulement le flow de l’artiste n’avait pas changé mais en plus, il s’ancrait dans le moment. « What the fuck is up, Coachellaaaaa? », harangua l’hologramme, rappant en duo avec ses anciens compères Snoop Dogg et Dr Dre (pour le coup, tous les deux bien présents). Le fantôme ne reproduisait plus seulement les gestes du mort: il avait sa propre… vie.

Depuis, le procédé holographique est devenu une véritable marotte pour l’industrie musicale. Pas uniquement pour elle, certes – du spectre de Kate Moss flottant sur le défilé d’Alexander McQueen en 2006 aux clones de Jean-Luc Mélenchon en plein meeting, lors de la dernière campagne présidentielle française. Mais plus qu’ailleurs, le music business a trouvé des raisons de creuser la piste, y voyant une nouvelle manière de gonfler des revenus. En effet, les tournées de stars défuntes répondent bien à deux tendances du moment. A la fois, le règne de la nostalgie. Mais aussi, le boom du secteur du live, qui permet au secteur de compenser en partie l’effondrement des chiffres de vente de disques physiques.

De là à imaginer que les tournées d’hologrammes sont appelées à se multiplier, il n’y a qu’un pas. De gadget technologique plus ou moins grotesque, l’holographie se poserait ainsi de plus en plus comme le futur de l’industrie du concert. En outre, le procédé ne se chargerait pas seulement de faire revivre les morts. Il pourrait aussi être utile pour les artistes bien vivants, qui ne seraient plus obligés de se lancer dans d’interminables tours du monde. En 2013, la chanteuse canadienne Feist, et son hologramme, ont ainsi chanté dans trois villes différentes en même temps. L’été dernier, le rappeur Chief Keef s’est lui lancé dans le « secteur », avec un show dans lequel son double croise notamment ceux de Tupac, Biggie Smalls, ou encore Snoop Dogg. La méthode lui permet de passer outre ses problèmes judiciaires: la première a eu lieu à Londres, en Angleterre, où le rappeur est interdit d’entrée…

Michael Jackson, version hologramme, aux Billboard Awards 2014.
Michael Jackson, version hologramme, aux Billboard Awards 2014.© Kevin Winter/GETTY IMAGES

De l’autre côté de la vallée

Derrière le divertissement, les questionnements ne manquent évidemment pas. Qu’ils soient légaux, éthiques ou simplement philosophiques. A quel type de spectacle assiste exactement le spectateur? S’agit-il d’un simple play-back amélioré? Ou d’un vrai concert, dans lequel la star est bien présente, si pas physiquement, au moins visuellement? Quand le public applaudit, à qui s’adressent ses applaudissements? Au début des années 1970, le Japonais Masahiro Mori, spécialisé dans la robotique, mit au point le concept de « Vallée dérangeante » (Uncanny valley) pour résumer cette sensation paradoxale: plus l’androïde est ressemblant à l’être humain, plus ses dernières imperfections paraissent monstrueuses. Jusqu’à quel point la technique holographique permettra-t-elle aux artistes disparus de franchir cette « vallée »?

Les principaux intéressés sont-ils même intéressés par la question? On a vu plus haut ce que Prince pensait du procédé. Mais comment Michael Jackson aurait-il pris la prestation de son hologramme, lors de la cérémonie des Billboards awards 2014? Il y a évidemment une question de droit à l’image. Mais jusqu’où s’exerce- t-il quand l’illusion est poussée à ce point? Avant de mourir en 2014, l’acteur Robin Williams a, par exemple, explicitement refusé que son image soit utilisée pour un hologramme…

Avec l’amélioration technique, le phénomène devrait pourtant se répandre. A Los Angeles, un premier cinéma uniquement dédié aux hologrammes a ouvert – avec des clones de Billie Holiday, Whitney Houston, etc. L’exercice n’est pas forcément condamné à tourner au spectacle de foire ou même à un simple exercice de reproduction, plus ou moins fidèle. Quand les ayants droit de Frank Zappa annoncent une tournée holographique pour 2019, on peut imaginer qu’elle ne manquera ni de mordant, ni de folie – « You’ll be able to see our incredibly expensive hologram hanging in the middle of the stage », annonce la (vraie?) voix de Zappa, sur le trailer de The Bizarre World of Frank Zappa.

De son côté, Base Hologram a déjà officialisé le nom de celle qui succédera à Maria Callas, dès l’an prochain: Amy Winehouse. Ceux qui avaient assisté à son concert en 2007 à l’Ancienne Belgique pourront donc « revoir » la star, décédée quatre ans plus tard. Certains n’ont évidemment pas manqué de réagir, y voyant une nouvelle exploitation abusive du talent de la jeune femme. Le père d’Amy Winehouse, qui a donné son accord, précise que tous les bénéfices de la tournée seront reversés à la fondation créée pour venir en aide aux jeunes souffrant d’addiction. Cela n’a pas forcément suffi à calmer les fans les plus furieux. Dans un article du Guardian, la journaliste Laura Barton pose toutefois la question: si Amy Winehouse avait pu compter sur un double, se serait-elle pareillement épuisée dans des tournées sans fin? Et si un hologramme n’allait peut-être pas lui sauver la vie, n’est-il pas capable aujourd’hui de lui rendre justice, en gommant ses frasques, pour se recentrer sur la musique? Dans le même article, le père d’Amy Winehouse a pu encore confier cette phrase, à tout le moins paradoxale: « Avec ce show en hologramme, nous avons l’occasion de pouvoir montrer la vraie Amy ». Si seulement…

Callas in concert, le 27 novembre, à Bozar, à Bruxelles.

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