Laurent Raphaël

L’édito: La folie des grandeurs

Laurent Raphaël Rédacteur en chef Focus

Il ne faut pas être un indécrottable gauchiste adepte des thèses antilibérales de Thomas Piketty -qui disent, en gros, que le capitalisme est une machine à fabriquer de l’inégalité- pour s’émouvoir des noces contre-nature entre des artistes qui ont construit leur carrière sur la résistance à l’ordre établi et au matérialisme et des groupes financiers.

Que Shakira ou Ed Sheeran mangent de ce pain doré-là, c’est de bonne guerre. Ils roulent pour le showbiz, qui le leur rend bien. Mais comment ne pas perdre ses dernières illusions en un monde meilleur, plus altruiste et moins cynique, quand un Dylan, un Neil Young ou un Paul Simon, ces vieux bardes antisystèmes, cèdent tout ou partie des droits d’auteur de leurs catalogues à des fonds d’investissement. C’est un peu comme si Robin des Bois allait s’installer au château de Nottingham ou comme si Raoul Hedebouw devenait le nouveau CEO de Degroof Petercam.

Qu’est-ce qui peut motiver ces apôtres de la contre-culture à signer ce genre de pacte faustien? Au nom de quel principe supérieur acceptent-ils le risque que Blowin’ in the Wind, Down by the River ou Slip Slidin’ Away servent demain à vendre des pots de yaourt ou, pire, de BO pour la campagne d’un politicien démagogue? Réponse: l’argent. Même s’ils ne sont pas dans le besoin, ils semblent avoir opté pour le plan retraite gold, quitte à ravaler leurs idéaux de jeunesse et à faire sonner un peu faux leurs hymnes contestataires. Accessoirement, ce genre de deal règle aussi la question épineuse de la succession en évitant aux enfants de s’entre-déchirer comme chez les Marley, les Franklin ou les Hallyday.

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Et puis il y a une autre raison, structurelle celle-là: avec la chute des ventes de disques et les miettes que rapportent le streaming, il devient essentiel pour les artistes qui ont leur avenir derrière eux de faire fructifier leurs hits sur le terrain annexe de l’édition, moins sensible aux modes, et qui englobe la diffusion de leur musique au cinéma, dans les séries télé comme dans les lieux publics. Vital pour ceux qui ne font plus la pluie et le beau temps. Délaissés par la jeunesse qui préfère le rap, les standards du rock font par contre encore le bonheur des publicitaires qui apprécient leur pouvoir fédérateur. Un résumé implacable, saisissant et nauséeux du fonctionnement du capitalisme, qui n’a pas son pareil pour recycler à son avantage n’importe quelle forme de contestation…

Ces deals sont bons pour les portefeuilles des heureux élus mais le sont-ils pour la culture? Pas sûr. Si demain, un de ces artistes n’a plus la cote, ses chansons pourraient bien moisir dans un tiroir. À cela s’ajoutent les risques liés aux grandes manoeuvres de concentration en cours dans l’industrie du divertissement. Or, l’uniformisation est indexée sur le nombre d’acteurs qui pèsent dans le game. D’où l’inquiétude de voir les studios mythiques du cinéma passer les uns après les autres sous la coupe des géants du numérique, comme MGM, absorbé récemment par Amazon. Cette course à la taille critique n’est d’ailleurs pas sans rappeler la folie des grandeurs des années 90, quand Jean-Marie Messier, aka J2M, rachetait à tour de bras les fleurons de l’époque -Canal, Universal…- avant de voir son empire s’effondrer sous le poids des dettes accumulées. La grenouille s’était prise pour un boeuf. Pas sûr qu’on échappe à un « réajustement » du même ordre dans les prochaines années.

Tous ces changements brutaux et rapides agitent le spectre d’une culture à deux vitesses, avec d’un côté les gagnants qui alignent les millions de vues sur Spotify ou tournent en boucle dans les spots, et de l’autre les crevards qui n’entrent pas dans le moule et doivent se contenter des subventions publiques quand il y en a, du fruit aléatoire des crowfundings ou des rentrées précaires de canaux de diffusion alternatifs. Miroir du capitalisme dont elle se paie la tête mais n’en est pas moins l’un de ses acteurs, la culture contribue donc aussi à produire de l’inégalité. « Je te donnerai plus d’or que ton tablier peut en porter« , chantait Dylan en 1970 sur l’indolent Alberta #1. Prémonitoire.

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