[l’album de la semaine] Juçara Marçal – Delta Estácio Blues: blues des tropiques
Sur son nouvel album, la Brésilienne Juçara Marçal imagine un patchwork musical passionnant, reflétant le chaos actuel d’un pays fracturé.
À 59 ans, Juçara Marçal a beau sortir seulement son deuxième solo, elle n’en reste pas moins l’une des figures les plus intéressantes de la scène musicale brésilienne. Du projet Vésper Vocal au collectif A Barca, la chanteuse de São Paulo n’a jamais cessé de varier les formules. C’est certainement le cas avec Metá Metá, le trio qu’elle forme avec Kiko Dinucci et Thiago França. Lancé au début des années 2010, le groupe est devenu une référence, notamment pour sa manière de fusionner les éléments traditionnels de la samba avec le jazz, le punk ou le rock psychédélique. Cette (esth)éthique, Juçara Marçal la prolonge aujourd’hui avec Delta Estácio Blues, disque mutant passionnant, s’amusant à conglomérer toutes les musiques de ce que le sociologue et historien anglais Paul Gilroy a appelé l’Atlantique noir.
L’amie Fontaine
Épaulée par son camarade Kiko Dinucci, la chanteuse a imaginé un disque à la fois touffu et lumineux, se chauffant notamment aux audaces sonores du hip-hop. Sorti en 2016, l’album Atrocity Exhibition du rappeur Danny Brown aurait notamment servi de source d’inspiration. Résultat: dès l’entame, un titre comme Vi de Relance a Coroa avance au rythme d’un maracatu un peu louche. La voix de Juçara Marçal a beau annoncer l’éclaircie, le beat est trouble. Plus loin, le morceau-titre s’ouvre avec une guitare dobro, figurant une sorte de blues tropical postmoderne -un peu comme si Beck période Odelay avait frayé avec Tom Zé.
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La chanteuse pauliste reprend également Brigitte Fontaine, s’attaquant à La Femme à barbe, sorti sur Genre humain, en 1995. Un choix logique: à un océan d’écart, l’une et l’autre partagent un même sens de l’audace et de l’irrévérence. Sur Lembranças que Guardei, Juçara Marçal se permet par exemple de pousser l’autotune sur un beat électronique claudiquant. Sans jamais gâcher la mélodie réconfortante, elle déstructure régulièrement les groove (Corpus Christi), concassant les rythmes, osant même les dissonances (Iyalode Mbé Mbé, en yoruba). C’est particulièrement marquant sur Oi, Cat, autre reprise, du trio carioca Tantão e Os Fita cette fois. Sur une production polaire, la voix déformée de Marçal passe au masculin. Le morceau est ponctué de samples. Ils sont tirés d’un discours de 1964, du président brésilien João Goulart, quelques jours avant qu’il ne se fasse renverser par un coup d’État et remplacé par une dictature militaire. Difficile évidemment de ne pas faire un parallèle avec la situation politique du moment. Celle d’un géant sud-américain sous l’emprise d’un président d’extrême droite, Bolsonaro pour ne pas le citer. Ce Brésil fracturé, Delta Estácio Blues en serait à la fois le reflet et l’élixir, sublimant le chaos avec une musique iconoclaste, célébrant à chaque seconde sa liberté.
Juçara Marçal, « Delta Estácio Blues », distribué Mais Um Discos. ****
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