Kris Dane: rencontre champêtre avec le musicien qui murmure à l’oreille des chevaux
À l’occasion de la sortie de l’intense Levitate, rencontre avec Kris Dane, l’Anversois qui chante désormais à l’oreille des chevaux dans la campagne liégeoise.
Été 1998. Un jeune homme mince à gueule de rock star. Barbe de quelques nuits, lunettes fumées, t-shirt blanc immaculé. Et aussi proprio d’un premier album sur un petit label belge (Carbon 7) aux grandes ambitions. Fe Is a Male Mystic se balade du côté des jeffbuckleyeries, des divagations mélancoliques passées par le filtre d’une guitare-voix dominante. Celui qui a déjà fait alors un rapide passage comme batteur dans dEUS précise la nature de ses morceaux en montagne russe émotionnelle: « Je refuse toute approche psychologique de ma musique » . Des convictions déjà et quelques certitudes qu’il balance le jour de la rencontre dans un club proche de la place du Jeu de Balle. Sentiments et sudations, le Kris fait impression.
Un petit quart de siècle plus tard, retrouvailles via changement de paradigme et de saison. Au coeur de l’automne en teintes jaunissantes, Kris reçoit: il a désormais une silhouette qu’on verrait bien traverser une épopée de Scorsese. Avec ce long manteau et ses santiags western. On s’installe dans la cuisine rurale d’une belle campagne au sud de Seraing. Un bout de bâtiment d’une vaste construction patricienne où s’élèvent aussi des chevaux, dont sa propre jument de cinq ans à robe grise mouchetée. « L’ensemble fait sept hectares et il appartient à des gens qui habitent le corps de la maison, avec plusieurs animaux. » Notamment trois chiens poursuivant la bagnole sur les quelques centaines de mètres qui mènent de la porte du domaine au logis. Pour peu, on se croirait dans une version belgo- équidée de Downton Abbey. « J’avais depuis l’enfance ce vieux rêve de pouvoir monter à cheval. Et il y a deux ans, après plus de 20 années passées à Bruxelles, j’ai eu la possibilité d’emménager ici avec ma fille de trois ans et sa mère. » Pas besoin de beaucoup de mots pour savourer le biotope, surtout en ce jour de novembre où la nature rouille lentement avant l’hiver. À l’arrière du lieu, la forêt où Kris conduit sa monture pour le plaisir et l’apprentissage. Sensation agréable d’oxygène infini. « Gamin, j’avais demandé à mes parents de pouvoir monter à cheval. Mon père, professeur, m’avait répondu que c’était trop cher et que s’il me disait oui, il devrait aussi le dire à la fratrie des quatre enfants. Par contre, le cours de solfège a été totalement obligatoire.«
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Bach et Virgin Prunes
Sur le nouvel album Levitate, son septième solo, Kris évoque la mort du père dans une chanson, la plus grave du lot. « Il avait 74 ans et a été euthanasié. Et même si ça n’a pas été ma réaction immédiate, j’ai ressenti la nécessité de m’adresser à cette disparition, en musique. » Cette blessure ramène aux jeunes années anversoises. « J’ai grandi dans une famille middle class à Borgerhout, noyé de classique et un peu de chanson kleinkunst à la Raymond van het Groenewoud. Mais aussi d’anglophones à la Frank Sinatra. Sans pop ni rock ni jazz. » Kris touche au piano et puis aux percussions, y compris ces intéressants claviers comme le vibraphone ou le marimba. Examens compris, sans oublier les orchestres de jeunesse et les fanfares. Du genre classique. « J’avais 14-15 ans et je commence le rock par la page blanche: je découvre les Pixies et, avec mon frère âgé qui allait voir les trucs punk, les Virgin Prunes. On m’avait mis la musique dans le sang, mais je voulais faire MA musique. Les plus beaux moments, ce n’était pas d’aller jouer du Bach devant un jury. Pour moi, c’était l’horreur, j’étais plutôt timide. Mais le plaisir consistait à fermer les yeux et à toucher le clavier comme étant un terrain totalement vierge. Aller dans le néant, laisser courir les mains. J’étais aussi un rêveur qui a toujours aimé les mélodies et je pense que j’ai acquis une façon d’écrire, particulière. » Ado (a)typique des années 80, Kris grandit avec MTV, absorbe tout ce qui se passe dans l’époque colorée, entre duranduranderies et retour du rockabilly. Et comme un blender organique, il en extrait son propre jus. Processus chimique qui fuit l’idée de genres comme le montre une carrière d’un quart de siècle aujourd’hui déployée entre sept albums personnels et de multiples collaborations éclectiques. Pêchant souvent dans le casting inattendu des sonorités fruitées et demandeuses d’émotions. Avec une exigence maximale. « Après les humanités, que j’ai complétées sans trop de problème, j’ai commencé trois cursus supérieurs: en photographie à Saint-Luc à Bruxelles, en réalisation au RITCS et puis au conservatoire. Mais à chaque fois, j’ai abandonné en première année, parce que je n’y voyais pas d’absolu. Et que je me donnais l’ambition d’un vrai destin. Je me suis rendu compte que, d’une certaine manière, c’était inscrit pour moi, en moi… » Kris Dane évoque alors l’éducation d’un Michael Jackson, mis sous pression parentale pour devenir une vedette précoce. Sans exagérément tirer des flèches sur le parallèle familial, disons pudiquement que Kris n’avait pas trop le choix sinon de recevoir une éducation musicale de 7 à 14 ans.
Jets de culottes
Lorsqu’il s’inscrit vers 21 ans -les dates ne sont pas forcément ses amies- en jazz au conservatoire d’Anvers ouvrant alors la section, il présente non pas un, mais deux instruments aux examens d’entrée. La batterie et le piano. L’école, au règlement encore balbutiant, l’admet en doublé. Après quelques mois, voilà le même scénario d’abandon du navire: « Dès qu’on commence à enseigner le jazz, je trouve que ça le rend scolaire. Une école de rock n’aurait pas pu davantage m’intéresser: je ne suis pas musicien de jazz ou de rock, je suis. » Ce qui sonne comme une bravade, une possible poussée d’urticaire égotiste, n’est pas gratuit. Kris donne souvent l’impression d’être en mission: comme lorsque, de passage à New York il y a quelques années, il dépose des enregistrements aux bureaux de réception des majors. Sans résultat effectif. Mais son parcours international emprunte d’autres aiguillages que les albums solos, même si ceux-ci ouvrent quelques brèches à l’étranger. « Je pense que c’est pour mon obsession de la musique que j’ai reçu des demandes, comme celle de Philippe Boesmans qui m’a vu un jour en concert solo. Ce compositeur contemporain connu me demande alors si je veux participer à un opéra avec Aka Moon. On est à la fin des années 90. Avec le metteur en scène Luc Bondy, Boesmans adapte Un conte d’hiver de Shakespeare et je me retrouve non seulement sur la scène de la Monnaie en tant que « prince », chanteur, un peu guitariste et acteur, mais aussi dans des représentations à l’étranger. De la Norvège à Barcelone en passant par Lyon. » Autre exemple d’intégration artistique fusionnelle avec l’expédition Ghinzu. Au départ, Kris est convié à participer à l’enregistrement de Blow, sorti en 2004. « C’était alors un petit groupe bruxellois pas très connu mais qui allait bientôt avoir un intéressant deal à Paris. Je me suis retrouvé en studio pour prendre la place du bassiste américain Sanderson Poe (mort en 2013) et j’ai fait pas mal de choses, notamment des voix travaillées dans les effets, quelques claviers et guitares. Il se passait quelque chose, on sentait que ça allait prendre. C’est chouette d’avoir, au moins une fois dans la vie, les filles qui jettent leurs culottes lors de concerts. »
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A Different Corner
Succès pour Ghinzu en Belgique et à plus large échelle, en France: Kris s’embarque dans ce qu’il pense être une tournée de deux mois. Elle durera deux années, devant des salles de plus en plus grandes en Hexagone. Une autre expérience opératique se passe avec l’ensemble contemporain Ictus: Kris vit la connexion flamando-culturelle via Anne Teresa De Keersmaeker. Kris y est comme le bûcheron qui entretient sa propre forêt. Débusqueur et soigneur, guérisseur et témoin. Il y a de cela dans Levitate, album gracieux, impressionnant, de fibre internationale. Si un Nick Cave a maintenant un tel impact sur le marché du doute, de la religion et des thèmes enveloppés, pourquoi un Kris Dane n’aurait-il pas droit à pareille reconnaissance pour son intemporel blues mental? Question à 20 euros à laquelle personne, sans doute, ne peut répondre. « Je ne veux pas me plaindre, on est quand même au centre de l’Europe, ce qui est sans doute plus facile que d’être chanteur en Ukraine. Tu sais, cette question me fait penser au magnifique morceau de George Michael, A Different Corner: quel destin aurais-tu eu si tu avais changé de trottoir? Quand tu signes un contrat en Amérique, même sur un petit label, tu es quasi assuré d’être distribué dans tout le pays. Et au-delà. Ici, en Europe, ce n’est pas le cas: là, mon album sort sur le label News avec l’excellent travail de presse de Gentlepromotion, mais jusqu’ici, ça ne concerne que le Benelux. Se couvrir via un contrat européen reste compliqué. » Un coq vaillant gueule alors dans le jardin, un verre de vin rouge réchauffe la conversation et la lumière du jour -Kubrick aurait adoré- donne au cadre un air privilégié. On va voir le cheval de Kris, qui nous prévient: « Tu y vas doucement, cette jument n’a pas toujours été bien traitée par ses précédents propriétaires » . Moment d’automne gâté et suspendu. Tour du proprio, qui semble en dehors de la frénésie du cycle disques-concerts-promo. Les soirs de performance, n’est- ce pas trop long de revenir dans ce havre de paix, Kris? « Non, d’abord parce que je me suis calmé rayon sorties et après-concerts. Et il est devenu très rare que je me crashe chez un copain à Bruxelles ou ailleurs. J’aime faire la route de retour. » Pour rejoindre ces terres qui sentent l’arbre éternel, les chevaux générationnels et les futures chansons.
Kris Dane – « Levitate »
Distribué par NEWS. ****
Le premier morceau, Hegemony, donne le ton: ce septième solo sera de la pâte à pain. Extensible, chaude et malléable, croustillante à la livraison. Disque goûteux donc, d’abord pour cette voix rauque enamourée de tempo lent et de ballades holistiques. Celles qui semblent filer vers des horizons apaisés où il est beaucoup question de rapport à la nature et de serendipité. Comme un voyage sensuel entre les astres quitte à ce que, parfois, ceux-ci virent au trou noir. Ainsi Palooza, dédié au père de Kris, euthanasié. Les neuf chansons, qui évoquent le spleen magistral de Leonard Cohen, voire la pop collante de Chris Rea (l’irrésistible Johanna), bénéficient aussi de l’apport du mixeur et producteur bruxellois Pascal N Paulus, dont le sens du dépouillement et les belles guitares électriques épanouissent totalement le talent de Dane.
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