Kate Tempest: « Plus le monde est merdique, meilleure est la musique »

"Plus le monde est merdique, meilleure est la musique."
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

La rappeuse londonienne Kate Tempest se réinvente en mode Johnny Cash avec le légendaire Rick Rubin et un nouvel album minimaliste: The Book of Traps and Lessons.

« Je t’envie. » Il est midi. L’heure de l’apéro. Et Kate Tempest lorgne jalousement sur la bière que la serveuse vient de déposer sur la table aussi précautionneusement qu’on aime le faire dans les hôtels de luxe. L’Anglaise préfère garder les idées claires. Une grosse dizaine d’interviews l’attendent sur sa journée. Presque une anomalie. D’abord parce que le travail de la Londonienne est exigeant, lettré et en anglais. Puis aussi, surtout, parce que son nouveau disque est moins un album de rap qu’un long spoken word très légèrement habillé. The Book of Traps and Lessons a été fabriqué avec Rick Rubin. Légende du rock et du hip-hop à qui l’on doit notamment la réinvention tout en dépouillement de Johnny Cash au milieu des années 90 avec la série des American Recordings, ses reprises de Leonard Cohen, Nick Cave et Depeche Mode.

« L’intention était moins liée à une quelconque thématique qu’à des considérations de forme, résume la rappeuse, poétesse et dramaturge de 33 ans. Ce qui m’est arrivé, c’est tout simplement Rick Rubin. Rick m’a vue dans un talk-show télévisé il y a quatre ou cinq ans. Je donnais vie et voix à l’un de mes poèmes: Brand New Ancients. Il m’a appelée. Il voulait qu’on enregistre un album ensemble. J’avais tellement de trucs sur le feu à l’époque que j’ai dû décliner. Mon disque Everybody Down était sur le point de sortir. Je tournais. J’avais deux pièces de théâtre en répétition. Je n’avais pas le temps et je ne pouvais pas tout laisser tomber pour travailler avec lui. On a cependant continué de discuter en se disant que dès que j’en aurais l’occasion on matérialiserait cette collaboration. »

Kate Esther Calvert avoue qu’elle n’était pas une fan inconditionnelle du mythique producteur à la barbe de père Noël. Elle sait néanmoins reconnaître les pionniers et les bonnes idées, saisir les opportunités. « Rick était aux origines d’un mouvement qui a été particulièrement important dans ma vie. Tu ne peux pas avoir grandi dans l’époque qui est la nôtre et ne pas avoir été remué, ému par des disques sur lesquels il a bossé. Que ce soit pour Public Enemy, Jay Z, les Red Hot Chili Peppers, Eminem ou les Beastie Boys… » Elle le reconnaît, ces derniers sont trop drôles et potaches pour elle. Pas trop le genre de la maison. « À mes yeux, les paroles sont une chose extrêmement sérieuse. Je veux être éduquée. Je veux être choquée par la versatilité et l’excellence du langage. »

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Rayon influences, Tempest cite en vrac Pharoahe Monch, Mos Def, Too Poetic des Gravediggaz et le Wu-Tang Clan. Elle évoque aussi quelques figures féminines tutélaires: Lauryn Hill, Bahamadia, Missy Elliott… Ce n’est toutefois pas de ce côté-là que les racines de The Book of Traps and Lessons ont poussé. Plutôt dans les longues discussions entre la tempétueuse rappeuse britannique et son glorieux producteur américain. « Rick tenait à ce que je m’approche le plus possible de l’essentiel. Il voulait retrouver ce qu’il avait pu entendre, percevoir, ressentir quand il m’avait entendue dire mes poèmes. Mais avec de la musique. Et sur un disque. Le problème, c’est qu’il ne savait pas que j’avais passé 20 ans à m’entraîner pour devenir une musicienne, une rappeuse. Quelqu’un qui avait appris à suivre le rythme, à aller avec le beat. Il m’a cité les exemples de Johnny Cash, de Neil Young… »

Le processus a été long. Laborieux. Tâtonnant. Avec son comparse Dan Carey, décidément de tous les bons coups pour l’instant (Fontaines D.C., Black Midi…), Tempest dit avoir bossé sur une centaine de démos. « Ce qu’on cherchait était spécifique et on ne savait pas vraiment ce que c’était. Rick nous disait: non pas ceci, non pas cela. Ça par contre, c’est bien. Continuez à bosser, à creuser dans cette direction . Il voulait de la musique et des paroles qui brisent les conventions. Tenait à rompre avec les codes du hip hop, que ce soit dans le son ou dans le texte. »

L’utilité du langage parlé

Sorti en 2016, Let Them Eat Chaos résultait déjà de ces séances de travail. « Ce n’était pas ce qu’il voulait mais on aimait ces morceaux. Il nous a encouragés: « Super, sortez-les, mais continuez à bosser. » En 2017, on s’est retrouvés chez lui avec douze chansons et ils nous a dit: six sont bonnes, les six autres sont exceptionnelles. On avait un album. On savait où on allait. On a gardé les six meilleures et on a continué à travailler pour enfin terminer le disque l’an dernier. »

Rubin l’a invitée à dire l’histoire, à ne pas laisser les paroles se mettre au service de la musique, mais au contraire à leur donner toute leur force. Des règles qui ont joué sur l’écriture. « Quand tu chantes, quand tu as un flow, tu peux prononcer une vilaine ligne, une mauvaise rime. Ça se fond dans le rythme. La musique est là. Mais avec ce genre de disque, tu ne peux pas mettre ton pied de travers. Chaque phrase doit dire exactement ce que tu veux exprimer. »

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Kate s’est mise à faire des recherches sur l’utilité du langage parlé. Elle a réfléchi à ce qu’il disait historiquement au corps. S’est promenée dans des soirées folk en Grande Bretagne… « J’ai écouté des gens qui chantaient de vieilles chansons. Je m’intéresse à Alan Lomax et à son travail d’archiviste. Mais je voulais juste aller écouter, être là pendant que les gens chantaient, sentir le feeling. J’ai aussi cherché dans les sorts, les conjurations, les incantations, les oracles… » Le disque combine des détails très précis, particuliers, de la vie humaine, de l’individu et ses interactions avec une société confrontée aux mêmes névroses, aux mêmes addictions, à la même violence. Lorsqu’elle évoque quelques artistes qui l’excitent, son pote Confucius MC, Idles et les Fontaines D.C., Tempest constate un engagement bienvenu. « Les jeunes musiciens l’ouvrent plus qu’il y a cinq ou dix ans. La vie est devenue particulièrement dure et compliquée à nouveau. Plus le monde est merdique, meilleure est la musique. » Les mélomanes devraient vivre une grande année…

The Book of Traps and Lessons, distribué par Caroline. ****

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