Juicy, un premier album hautement générationnel

"Cette photo a été faite pour illustrer le morceau Love When It's Getting Back, qui parle d'un féminicide, Élise Dervichian et Lina Wielant nous ont proposé plusieurs images du même genre. On aime surtout celle où on est avec un superbe sourire hypocrite. On s'est par ailleurs retrouvées, en France surtout, dans des plateaux exclusivement composés de femmes. Ce qui est une idée bienveillante, même si on n'aime pas forcément les catégories: mais le féminisme est peut-être un passage obligatoire pour la suite."
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Six ans après des débuts via des reprises du répertoire US kinky, Juicy sort enfin son propre album inaugural et perso, Mobile. Ultra-soigné entre électro-pop et arrangements de classique capiteux.

Ayant quitté le domaine strict des reprises US coquines, Juicy sort un premier album, Mobile, hautement générationnel ( lire la critique page 23). Le doute nourrit le propos, traversé de blessures, comme les abus sexuels et ce féminisme aux diverses facettes, parfois coupantes. Focus a invité les deux quasi-trentenaires à légender quelques images de leur singulier parcours -deux formations au Conservatoire avant de pencher vers le r’n’b- et bien sûr de commenter leur chemin de Damas.  » Le disque a dû coûter quelque chose comme 60 000 euros, explique Sasha Vovk, première moitié de la paire. On n’a jamais cessé de remettre ce qui nous permettait de vivre, les concerts, dans le matos ou la production des enregistrements. Ces deux dernières années, si on n’avait pas eu le statut d’artiste, cela aurait été vraiment compliqué. » La plupart des chansons ont été écrites avant le virus majeur, témoignant déjà d’une époque qui part en couilles. Moralement, socialement et amoureusement. Pendant trois, quatre ans, les deux filles écument les bars, alors accrochées à leurs covers juteuses de Beyoncé, Gwen Stefani, Tweet, Missy Elliott. Le changement s’opère d’abord en amenant peu à peu des titres signés de leurs quatre mains. Mais aussi en quittant la formule duo petits claviers-synthés, genre guitare acoustique et voix siamoises semblables à des couinements de chat. Une habitude désormais de Juicy est de dilater une première formule de reprise: que ce soit pour les Nuits Botanique ou le festival de Dour, avec cuivres et/ou cordes, une carte blanche au prestigieux New Morning parisien. Et plus récemment, dans une configuration de deux pianos et voix.

« Sur ce cheval blanc nommé Guapo, on est des super-héroïnes, des sorcières vengeresses, qui dénoncent le fait de mettre la main aux fesses de femmes sans en avoir la permission. La photo ramène au titre de notre premier EP en 2018, Cast a Spell (« jeter un sort », NDLR). La photo a été prise à Doel, la ville fantôme hyper taguée: on était congelées, on avait les yeux tout vitreux. »

Remue-croupion

Arrivent notamment dans le décor musical de Mobile le papa et la maman de Julie Rens, seconde moitié du duo. Le premier, Jean-Marie, est professeur et compositeur plutôt contemporain, la seconde, Pascale, est enseignante et flûtiste. A priori, les parents Rens ne sont pas du tout imprégnés de la culture Notorious B.I.G. ou du remue-croupion hip-hop. Une distance qui sert sans aucun doute Mobile, ses regards et implications extérieurs, sans concession. Malgré des propositions de labels français -pas folles financièrement parlant- Juicy trouve un partenaire en Capitane Records, label récemment créé par Nicolas Michaux.

« On travaille le visuel avec Élise Dervichian et Lina Wielant, notamment pour un court métrage en quatre parties, qui recouvre l’intégralité de l’album. Chaque partie incarne un single. Cette photo qui va avec le titre Treffles parle d’un réseau social omniscient -qui n’existe pas- et de ce que les réseaux représentent dans nos vies, y compris le rapport à l’image. »© ? Élise Dervichian & Lina Wielant

C’est en tout cas l’intégration d’un duo qui fusionne:  » Depuis nos débuts communs en 2015, on n’a pas arrêté de travailler ensemble. Au début de la crise sanitaire, on s’est posé des questions en profondeur sur ce que l’on voulait vraiment faire, dans Juicy et ailleurs. Tout cela a quand même été très vite. On a assez rapidement fait de grandes scènes, notamment en jouant devant des foules en première partie d’Angèle. On n’a peut-être pas complètement savouré ces moments-là, à cause du stress. Mais étions-nous vraiment bien placées au bon endroit? Autant le moment des covers était clair -et fonctionnait très bien- notre dessein était sans doute ailleurs. Nos narrations, en image ou en musique, sont une façon de gagner de la liberté. Se prendre pour une autre, via les images, permet aussi de décupler l’énergie sur scène. Nos chansons et nos textes parlent pour nous. Là, il n’y a pas de déguisement. »

« Il n’y a pas de dissension entre nous. Lorsqu’on a des minuscules concessions à faire, on les fait parce que l’on sait ce que c’est que de travailler ensemble. L’idée de la photo est de représenter cette fusion de Julie et Sasha. »© Gogolplex

Et maintenant?

L’impression en écoutant cette proposition de Juicy est plus qu’agréable. Au-delà des thèmes abordés, il y a donc les doutes évidents d’époque. Julie et Sasha expliquent aussi l’envers du moment.  » Celui où nos copains-copines qui approchent la trentaine, commencent à faire des mioches. Aujourd’hui, avoir cet âge avec des paramètres sociopolitiques plutôt déplorables est compliqué… Et qu’est-ce qui va se passer dans 50 ans? L’album propose aussi une forme de légèreté, voire de naïveté. Notamment dans l’ouverture Fall Asleep , berceuse reprise dans la seconde moitié du disque –Don’t Fall Asleep – dans une version plus sombre de nos réalités. Mobile est un peu un moment de révolte, de lassitude. Juicy n’est pas forcément un groupe engagé mais on se pose des questions. » Et là, au bar du Volta, les deux reprennent un coup de limonade bio alors que la lumière bruxelloise de mars a du panache. Comme l’album.

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