John Maus: « Ce n’est pas qu’on ne réfléchit pas assez. C’est qu’on ne réfléchit plus du tout »

L'avenir de John Maus dans l'enseignement? "Tourner n'est pas un truc que je pourrai faire bien longtemps. On circule dans un van rempli de sodas et de paquets de cigarettes avec trois tenues qui sentent la bête. Discuter avec des jeunes et parler de comment on peut détruire le monde ne semble pas être une mauvaise alternative..." © DR
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Docteur en philosophie politique, John Maus questionne le progrès technologique et marie la musique baroque au post-punk et à la cold wave synthétiques. Brainfeeder…

Il a fixé rendez-vous au Tivoli, l’énorme complexe culturel où il joue dans la soirée. Il est finalement dans sa chambre d’hôtel, à cinq bornes de là, s’excuse Joe Maus, son manager, musicien et frangin. Dix minutes de vélo et quelques gouttes de sueur plus tard, on retrouve John Maus, qui s’excuse platement et se met à table dans le restaurant désert de l’établissement impersonnel qui l’héberge. Le grand pote tourmenté d’Ariel Pink se prend d’emblée la tête entre les mains et tire sur sa tignasse. Pas une manière d’exprimer son incrédulité ou de manifester son mécontentement. Juste un moyen de se concentrer, de faire le point. Le natif d’Austin, petite ville du Minnesota, est un intello de la musique. Un penseur de la pop. Il a étudié la composition au California Institute of the Arts (c’est là qu’il a rencontré Mister Pink) et a poursuivi avec un doctorat en philosophie politique à l’université d’Hawaii. Sa thèse? Une étude des sociétés de contrôle qui s’appuie sur les théories de Foucault, Deleuze, Zizek…

« Quand j’ai fait la connaissance d’Ariel, j’écoutais de la musique de la Renaissance et du Moyen Âge. Je me passionnais pour des trucs baroques. Ce qui me parlait, c’était le côté sublime, mathématique. L’aspect théâtral, dramatique. La musique de feu d’artifice. » À l’époque, Maus fait aussi ses gammes dans des ensembles d’avant-garde. Il étudie John Cage, Morton Feldman, Karlheinz Stockhausen. « Je vivais sur le campus, dans une résidence universitaire. Un jour, un groupe jouait dans l’un des espaces partagés. J’ai d’abord nourri une espèce d’hostilité. Le genre d’hostilité que suscitent les mecs trop doués. Tu as juste envie de leur jeter des cailloux, de les critiquer, de les rabaisser. Le type avec qui j’étais m’a dit qu’il aimait vraiment bien. Sans ça, je ne serais sans doute pas ici en train de te parler. »

Le mec sur scène, Ariel « Pink » Rosenberg, va à la fois devenir son pote et son mentor, l’emmener sur les chemins de traverse et faire son éducation pop. « Je viens de la campagne, d’un milieu rural, retrace Maus. Je n’avais pas la culture, les références. Je ne connaissais pas grand-chose au rock à part les classiques et Nirvana. Ariel, c’est le mec qui savait tout et qui ne te prenait jamais pour un con. On m’a parfois comparé à Joy Division -ce qui est très flatteur et que je ne mérite pas-, mais de la cold et de la new wave, j’en ai fait avant d’en écouter. J’ai connu Schönberg avant de découvrir Joy Division. Ian Curtis a probablement eu les mêmes héros que moi. Notamment un Jim Morrison. Avec Ariel, j’ai découvert les outsiders, les compilations de kraut obscur et les germes du psychédélisme. »

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John Maus a depuis opéré la synthèse entre musiques ancestrales et modernes, savantes et populaires. Sorti l’an dernier, son album Screen Memories est un peu la BO sci-fi d’un musicien DIY aux idées antilibérales. Pour l’occase, l’Américain a expressément fabriqué de ses petites mains un synthétiseur modulaire. De la gravure du circuit à l’assemblage des pièces. « Je me suis dit que ça rendrait sa sonorité incroyable, que le processus tiendrait compte de mes efforts, que j’ouvrirais la porte d’un univers sonore qui n’était jusque-là pas entendu. Mais après coup, on a réalisé que j’aurais pu utiliser des plugins numériques, que la différence est presque inaudible. Si tu fais de la musique aujourd’hui, ou quoi que ce soit en relation avec la civilisation technologique, c’est compliqué. Tu dois être en contrôle total des moyens les plus avancés de fabrication. Ce genre de pensées s’est insinué dans ma tête. J’ai improvisé autour de cette idée que le rock et la musique populaire d’après-guerre sont basés sur un détournement d’équipements militaires. Brouilleurs, vocodeurs… J’ai cherché à comprendre les choses au delà du côté purement musical, mélodique. Sur le Web, tu trouves énormément d’informations, de manuels pour toutes ces choses Do It Yourself. J’ai découvert des communautés bien plus intéressantes que toutes ces plateformes comme Facebook et Twitter. J’ai rencontré le chimiste de la cuisine, le mec du voltage DIY… Ce genre de personnes. »

L’abandon de la pensée

John Maus philosophe et a des théories sur tout. Il parle vite et s’arrête sans cesse au milieu de ses phrases pour reprendre son souffle et réajuster son discours. Il aime aussi rentrer dans des explications ultra techniques. Puis s’interrompre quand il capte que vous n’y comprenez pas un mot… L’homme et le musicien déplorent l’abandon de toute réflexion, la dévalorisation des idées et de la pensée…

« Ce n’est pas qu’on ne réfléchit pas assez. C’est qu’on ne réfléchit plus du tout. Pas le moins du monde. On pense que le savoir est acquis. On t’envoie un scientifique et tu te dis que s’il est là, s’il a fait tout ce chemin, c’est qu’il doit être incroyablement malin. J’ai aussi du mal avec cette idée que les machines feront tout mieux que nous. C’est quoi l’intelligence? La capacité de prévoir, de classifier, de quantifier ou celle de voir, de regarder, de créditer tout ce qui a de la vie en soi. »

« C’est quoi l’intelligence? La capacité de prévoir, de classifier, de quantifier ou celle de voir, de regarder, de créditer tout ce qui a de la vie en soi. »

Quand et comment a-t-on commencé à perdre de vue le pouvoir de la pensée? Maus ne semble même pas convaincu qu’il ait un jour été complètement reconnu. « Je pense que les médias de masse ont joué un grand rôle dans sa reddition. L’humiliation du mot, comment tout devient image, comment la musique se fait complice… Tout simplement parce qu’elle ne demande aucune réflexion, aucune attention. Comment peut-on espérer dans cette société du spectacle que quelqu’un veuille prendre deux heures pour s’asseoir, écouter la Septième Symphonie , essayer de la décortiquer et de la comprendre… Ça demande une vraie volonté et de l’éducation. Est-ce qu’on a arrêté de penser parce qu’on n’en a pas le temps? Je ne sais pas. Tu connais cette expression TLDR. « Too long, didn’t read »… Trop long, pas lu. Ça résume tout. Le mot remplacé par l’emoji. L’idole à la place de l’icône. »

Si le label Domino a sorti en avril un coffret vinyle limité retraçant le parcours discographique de Maus, Addendum, l’album inédit qui en fait partie, grosso modo enregistré en même temps que Screen Memories, est depuis peu disponible en CD. Il affiche un visage toujours très connoté eighties mais moins sombre, plus direct, spontané. Parfois très proche des musiques de jeu vidéo (Drinking Song, Running Man). Moyens de production vétustes et dépassés élevés au rang de paradigme esthétique… Au début, sa musique était qualifiée de pop hypnagogique. L’état hypnagogique désignant une semi-conscience, quelque part entre la veille et le sommeil.  » Maintenant, je suis un rétro-futuriste, j’imagine. Même si je déteste les étiquettes et les genres, je chéris cette idée que tout moment, comme les années 80 par exemple, a son propre futur, sa propre vision de l’avenir. Regarde Blade Runner. C’était gothique. C’était les néons. C’était la dark wave. C’était très différent du futur tel qu’il a été imaginé par la suite. Le futur prédit dans les années 2000 ressemblait à une pub pour iPod. »

Le nôtre, là, maintenant, n’est assurément pas ce qu’il y a de plus rassurant. « Il est capable de maintenir deux ou trois quarts de l’humanité dans une servitude grouillante pro pétrol et le monde que désirent les commerciaux de la Silicon Valley. »

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Maus s’élève contre la religion techniciste qui prédomine dans les pays occidentaux et le fascisme déguisé en bien-être. Il sait que la technologie ne reculera pas mais il l’ausculte, la questionne, la réfléchit. Et constate que l’intelligence artificielle et les algorithmes prédéterminent chaque jour un peu plus nos existences… « Regarde un Spotify… Si tu aimes ceci, tu aimeras cela. Ça va encore se perfectionner. Bientôt, tout ce que tu auras à faire, ce sera mettre tes écouteurs et tu auras un feedback instantané. Des capteurs biométriques qui calculeront la pression de ton sang et feront ton électroencéphalogramme. Ça frappera l’endroit du plaisir… »

John Maus:

Résistance

Maus rêve d’une insurrection qui taclerait l’esclavagisme numérique. Mais il constate aussi l’apathie généralisée, le fatalisme ambiant. « Je ne vois pas où cette espèce d’énergie radicale en relation avec l’industrie culturelle a trouvé sa voie vers les nouvelles générations. Il y a toujours eu des habitués du Billboard, des stars dans les pubs pour du dentifrice, des adeptes du statu quo. Les New Kids On The Block, Diet Pepsi, le monde est génial. Tout est beau. Mais dans les années 80 et 90, il y avait aussi une résistance juvénile qui voulait jeter des pavés à la tête de tout ça. Maintenant, j’ai l’impression -peut-être parce que je suis hors circuit- que tous les gosses aiment Taylor Swift… Il n’y plus de différence entre nous et le Top 40. Parce qu’après tout, Beyoncé ou je ne sais qui est au taquet. Entre sa pub Pepsi et celle pour la carte de crédit, elle croit dans la qualité pour tout et tous… »

Pendant ce temps-là, des gens comme lui résistent à l’urgence. Cherchent sous les pierres. Se mettent des claques en gesticulant comme des cinglés sur scène pour mieux réveiller ceux qui les regardent, souvent un GSM à la main. « Screen Memories, c’est le processus psychologique, termine-t-il pour boucler la boucle . Quand tu te souviens d’un traumatisme comme d’un événement heureux parce que tu ne peux pas consciemment faire face à l’horreur de la chose. Ce genre de connexion. Et par extension, comment toutes les informations qui concernent notre monde passent à travers les écrans. Éditées, présentées de manière à ce qu’elles servent les intérêts de quelques-uns. » Amen.

Addendum, distribué par Ribbon Music/Domino. ***(*)

Le 08/06 à l’Aéronef (Lille), le 17/08 au Pukkelpop (Hasselt)…

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