John Carpenter, la griffe de la nuit: « Mon grand amour reste le cinéma »
Le maître de l’horreur John Carpenter (Halloween, The Thing…) sort un nouveau disque glaçant pour films imaginaires. Discussion avec un réalisateur visionnaire et portrait d’un musicien qui fait froid dans le dos.
Pas de Skype, de Zoom ou de FaceTime. Un bon vieil appel téléphonique à l’ancienne, sur sa ligne fixe, à la maison. Celle qu’on aime tant couper dans les films qui foutent les jetons. John Carpenter vit à Los Angeles et ne sort pas souvent de chez lui en cette période de pandémie. Quoi de surprenant, direz- vous, pour LE cinéaste de l’enfermement et de la contamination. Ces dernières années, Carpenter, qui n’a plus sorti de film depuis The Ward: l’hôpital de la terreur il y a dix ans, consacre davantage son temps à l’autre grande passion de sa vie: la musique. Le septuagénaire, qui en est aussi l’un des producteurs exécutifs, a signé la BO de Halloween (2018) et de Halloween Kills (sortie prévue cette année) de David Gordon Green. Il a aussi enregistré avec son fils (Cody Carpenter alias Ludrium) et son filleul trois albums de musique de films qui n’existent pas. Les Lost Themes, comme il les appelle, sont sortis sur le label Sacred Bones, adepte des ambiances apocalyptiques et horrifiques, qui pour la petite histoire publie aussi la musique de David Lynch.
« Assieds-toi dans ton fauteuil. Ferme les yeux, ouvre tes oreilles et le disque se raconte, plaisante le vieux briscard de 73 ans. C’est une BO de film mais sans le film. Il n’existe pas. Tu dois le créer dans ta tête. Nous, on fournit juste la musique. » Direction les années 80. Synthé bonheur… L’album s’appelle Alive After Death. Les chansons répondent aux doux noms de Dripping Blood, Cemetery, Vampire’s Touch… « On ne construit pas d’intrigues pendant leur fabrication. On n’imagine pas de situations autour des chansons. Ces morceaux naissent surtout de l’improvisation. »
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Né à Carthage, dans l’État de New York en 1948, et élevé à Bowling Green dans le Kentucky, Carpenter est tombé dans la marmite quand il était petit. « Tout a commencé avec mon père. Il était prof de musique à l’université. Il a composé. C’était un très bon violoniste, un musicien de studio. Il a accompagné Patsy Cline, Roy Orbison, Elvis, Frank Sinatra… Beaucoup de monde en fait… » Le petit John l’accompagnait à Nashville et regardait son paternel travailler avec les stars. « Il y avait tout le temps de la musique à la maison. Beaucoup de classique. J’ai grandi avec ça. ça faisait partie de mon environnement. Brahms, Bach… Des trucs incroyables. Mon père a essayé de m’apprendre le violon quand j’avais huit ans mais je n’étais pas très doué. Il m’a ensuite poussé vers le piano. J’ai empoigné la guitare quand sont arrivés les Beatles. » Amusant quand on sait que son filleul, Daniel Davies, avec lequel il fait de la musique aujourd’hui, n’est autre que le fils de Dave, guitariste des Kinks. Carpenter évite le sujet et le lien avec le troisième joyaux de la couronne britannique. Après avoir joué de la guitare sur In the Mouth of Madness, Dave a composé avec lui, en 1995, la musique du Village des damnés. Davies avait emménagé dans la Cité des Anges. Et lors de son divorce, Carpenter s’était un peu occupé du gamin.
Le réalisateur se dit collectionneur de disques mais pas tant que ça. « J’ai beaucoup de Beatles, de Rolling Stones. J’ai été fort branché rock anglais. Leur son était unique. Celui des Beatles surtout. J’étais adolescent quand ils ont débarqué. C’était l’âge parfait pour se prendre ça dans la tronche. J’ai pas mal de musiques de films aussi. » Carpenter adore ce que fait Hans Zimmer et ne cache pas son amour pour les compositeurs de sa jeunesse: Bernard Herrmann (Citizen Kane, Psychose, Taxi Driver), Dimitri Tiomkin (Rio Bravo, Giant, Le Train sifflera trois fois). Et, dans les années 70 et 80, le travail de Tangerine Dream (Risky Business, Le Convoi de la peur). Il a aussi été profondément marqué par la musique de Planète interdite, qu’il a vu à huit ans. Une bande originale électronique de Bebe et Louis Barron.
S’il a confié celle de The Thing à Ennio Morricone, Carpenter a composé la BO de quinze de ses 18 longs métrages. Il prétend avoir écrit la musique de Halloween et d’Assaut en trois jours. Le spécialiste de l’effroi et maître intelligent de l’horreur a tout de suite fait du clavier son instrument de prédilection. « Il permet de sonner de manière massive et peut te donner l’illusion d’un orchestre. À moins que tu viennes du milieu et tournes des films de studio, tu n’as pas de fric au début de ta carrière. Engager un compositeur coûte trop cher à un réalisateur indépendant. Le faire soi-même avec un synthé, c’était l’alternative bon marché. J’ai été capable de fournir ma propre bande sonore et ça ne m’a rien coûté. Voilà pourquoi je l’ai embrassé. »
Elvis, Zombie Zombie et Alice Cooper…
Avant de devenir un pionnier des musiques électroniques, Carpenter avait eu son petit lot de groupes et même fait du folk en secondaire. « J’ai eu un trio. On chantait, on écrivait des chansons. C’était un truc d’adolescents. La musique acoustique était populaire à l’époque. » Le grand moustachu a aussi eu un groupe de pop dans les années 80, The Coupe De Villes, monté avec des camarades de l’University of Southern California. Tommy Lee Wallace, qui allait réaliser en 1990 ça. Mais aussi Nick Castle, coscénariste de New York 1997 et doublure de Michael Myers dans Halloween. Les Coupes De Villes ont enregistré un disque, Waiting Out The Eighties, jamais sorti ou distribué officiellement. Juste pressé à 150 exemplaires pour les proches. Ils ont aussi pondu le générique de Jack Burton dans les griffes du mandarin sur lequel John donne de la voix.
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La musique est fondamentale dans sa carrière de cinéaste. Et pas seulement parce que Carpenter a composé lui-même les bandes originales de ses films. L’un de ses premiers longs, qui bat Vol au-dessus d’un nid de coucou et Autant en emporte le vent diffusés sur des chaînes concurrentes ce soir-là, est un biopic pour la télé consacré à Elvis Presley (Elvis). « C’était une incroyable opportunité, je dois dire. En tant que jeune réalisateur, tu n’as pas tous les jours des occasions pareilles. Ça m’a vraiment amusé. Personne d’autre ne voulait le diriger. C’est le genre de projet qui fait peur. Un peu casse-gueule. »
C’est à cette occasion qu’il rencontre l’un de ses acteurs fétiches. Le badass Kurt Russell, plutôt pas mal dans le jeu de jambes du King, deviendra son héros borgne Snake Plissken (New York 1997, Los Angeles 2013), le pilote d’hélicoptère d’une station de recherche en Antarctique pour The Thing et le camionneur Jack Burton embarqué à Chinatown dans un combat dantesque entre le Bien et le Mal. À l’époque, Carpenter aurait volontiers signé pour un autre biopic, sur les Doors celui-là, et aurait voulu faire de Russell son Jim Morrison. « Ah bon? C’est possible. Je ne m’en souviens plus. Il aurait été très bien, j’en suis sûr. »
Est-ce que a contrario les rock stars font de bons acteurs? « Ils peuvent. Je pense que la plupart des gens sont de bons comédiens. Ils n’ont même pas à jouer. Mais l’expérience sur scène les aide. J’en ai utilisé. Alice Cooper dans Prince des ténèbres. Un mec charmant. ça fait tellement longtemps. Je pense qu’on s’est rencontrés à l’occasion d’un de ses concerts. » Vincent Damon Furnier (son vrai nom) y interprète un clochard meurtrier suppôt de Satan. D’après la légende, son manager produisant le film, il aurait demandé à Carpenter s’il pouvait passer sur le tournage voir un effet spécial (Cooper aime se décapiter sur scène) et aurait ainsi intégré le casting.
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« Je n’étais pas vraiment intégré dans la scène musicale des années 80. Je la côtoyais. J’allais voir des concerts. Mais ça s’arrêtait là« , dit-il. Les bandes originales de Carpenter ont pourtant autant inspiré que ses films. Quand on lui parle de son influence sur les musiques actuelles et une certaine scène française, il demande des noms. Zombie Zombie a revisité son travail sur un EP. « J’en ai entendu parler. » L’électronicien Franck Hueso a choisi pour pseudo le nom de Carpenter Brut. Quant à Kavinsky et Thomas Bangalter (Daft Punk), ils se sont inspirés de lui pour les BO de Drive et d’Irréversible. « Quel regard je jette sur la musique aujourd’hui au cinéma? À vrai dire, je la trouve plutôt bonne. Elle reste au service des films. Il y a une tendance à l’orchestral, aux trucs qui ont de l’ampleur. Mais c’est très bien comme ça. »
Confiné, Carpenter regarde beaucoup de basket à la télé (il soutient les Golden State Warriors et a kiffé The Last Dance, le docu Netflix sur Jordan et ses Bulls). Il passe aussi beaucoup de temps à jouer aux jeux vidéo. « C’est amusant. Je trouve ça juste génial. Récemment, ça a été Assassin’s Creed Valhalla et Fallout 76… J’y consacre des heures et des heures. Je n’ai pas de pièce qui leur est dédiée, je fais ça au milieu de la maison. J’aimerais bien travailler sur des jeux vidéo. Ça m’amuserait et me permettrait de toucher un nouveau public. C’est particulier en termes de storytelling. Parce que c’est le joueur qui l’oriente. Donc, il y a pas mal de variations. Je préférerais en composer la musique (en 1998, il avait signé celle de Sentinel Returns) mais personne ne me le propose. »
Lost Themes III: Alive After Death, distribué par Sacred Bones/Konkurrent. ***(*)
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En ces temps de contamination insidieuse, d’isolement et de surveillance généralisés, de rupture entre le citoyen et la police, le cinéma de John Carpenter, critique féroce du capitalisme et de l’autoritarisme, semble plus prophétique que jamais. Dans Assault on Precinct 13, sa relecture en 1976 de Rio Bravo, un commissariat de police de Los Angeles est attaqué par des gangs. Dans New York 1997, sorti en 1981, la Grosse Pomme plus pourrie que jamais est entourée d’un mur de confinement et Manhattan transformé en prison à ciel ouvert. Dans The Thing, film d’horreur glacial de 1982, une équipe de chercheurs en Antarctique succombe à la paranoïa et se fait décimer de l’intérieur par une bestiole… Et dans Invasion Los Angeles (They Live), charge contre le Reaganisme, un ouvrier au chômage interprété par l’ancien catcheur Roddy Piper découvre un monde dirigé par des extraterrestres à l’allure humaine exerçant leur propagande subliminale sur les Terriens à travers la télé et la publicité. Le personnage de John Nada, qui essaie d’ouvrir les yeux de ses concitoyens avec ses lunettes magiques, a des allures de lanceur d’alerte. Le sourire de Carpenter passe dans le téléphone. « C’est possible. Je ne sais pas. Vous analysez mes films beaucoup plus que moi. Mais je pense que les deux qui sont les plus proches de la réalité, ce sont The Thing et They Live. Ils représentent chacun à leur manière des aspects du monde dans lequel on vit. Nous n’avons pas été envahis par des extraterrestres mais la politique économique reaganienne, le capitalisme sauvage et l’avidité gangrènent toujours l’Amérique. The Thing parle d’un alien mais fait vraiment écho à la pandémie. On peut le voir comme une métaphore de la maladie. La créature dans le film joue avec l’apparence de la normalité. On ne sait pas dire qui est atteint et qui ne l’est pas. ça renvoie pour l’instant à cette menace invisible. La question de confiance est fondamentale. Peux-tu croire la personne à côté de toi? Pour l’instant, je ne sors pas de chez moi. J’essaie de rester en vie. Est-ce que je prendrai le vaccin? Bien sûr. Sans hésiter. »
Le réalisateur parle peu, laisse comme dans ses films le temps de respirer et de réfléchir. « Les spectateurs ont été entraînés visuellement par la publicité à la télé et son rythme effréné. Parce qu’elle coûte cher et essaie de faire passer beaucoup d’informations. Je pense que ça a contaminé le cinéma et les films. Et ce depuis un sacré bout de temps. »
Carpenter, qui n’a pas son pareil pour filmer l’invisible, n’a plus tourné de long métrage depuis The Ward, sorti uniquement chez nous en DVD il y a une dizaine d’années. « Mon grand amour n’en reste pas moins le cinéma. C’est bien plus dur et complexe que la musique. La musique, c’est assez simple. Enfin, « simple » n’est pas le bon terme. C’est une forme artistique plus organique. J’adore. Mais je suis amoureux des films. Je le suis depuis que je suis gamin. » Depuis qu’il est allé voir It Came from Outer Space en 3D au cinéma et qu’un vaisseau s’est écrasé sur Terre dans sa scène inaugurale et lui a explosé au visage. « Moi ce qui me fait peur, c’est la vie réelle. Définitivement la vie réelle. Elle est terrifiante. Trump faisait peur. Heureusement, il est parti maintenant. » A-t-on une chance de le revoir derrière les caméras? « Il y a beaucoup de projets mais je ne sais pas lesquels vont se concrétiser. On verra. Je serai prêt à tourner dès que ce sera possible. Si tu as un bon scénario en tête, je commence tout de suite… »
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