Jeff Buckley, le business lucratif du chanteur mort

Jeff Buckley © Getty
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Dix-neuf ans après la disparition de Jeff Buckley, Sony continue d’exploiter le filon et déterre aujourd’hui ses premiers enregistrements pour Columbia. Jeff under cover.

Entre la jeunesse qui a du mal à se trouver des idoles durables et Internet qui lui permet de garder son fric pour ce qu’on ne peut vraiment obtenir sans mettre la main au porte-monnaie, l’industrie du disque peine à se dégoter de nouvelles vaches à lait. Plutôt que de se réinventer, de prendre des risques, d’arpenter les blogs aventureux et les clubs pouilleux en quête de sang frais, les majors exploitent les vieux filons à l’excès. Suçant la moelle créatrice et rémunératrice jusqu’au fond des cercueils. L’an dernier, dans la foulée du documentaire Montage of Heck réalisé par Brett Morgen, Universal a ainsi dévoilé des archives personnelles de Kurt Cobain. Démos en solo et bricolages sonores enregistrés chez lui et retrouvés durant sa réalisation… Montage of Heck: The Home Recordings a occupé la tête des meilleures ventes de bandes originales aux Etats-Unis et en Angleterre, et grimpé jusqu’à la 78e place de l’Ultratop en Wallonie et la 42e en Flandre. Il n’y a pas de morale ni de petits profits dans une industrie qui se liquéfie.

A défaut de rivaliser avec Michael Jackson, Elvis Presley, Bob Marley, Frank Sinatra, George Harrison, Johnny Cash ou encore Jimi Hendrix dans le dernier top des stars mortes les plus lucratives échafaudé par le magazine Forbes, Jeff Buckley a déjà eu plusieurs fois les honneurs du posthume depuis sa disparition en 1997, à 30 ans, dans les eaux froides du Mississippi. Après Sketches for My Sweetheart the Drunk (1998) sur lequel il travaillait au moment de sa mort et Songs to No One 1991-1992 (2002), immortalisant sa collaboration avec le guitariste Gary Lucas (on passe les live et best of), You and I met aujourd’hui à l’honneur les premières sessions enregistrées par Buckley pour Columbia.

A la signature de son contrat, Jeff a empoché 100.000 dollars qu’il s’est empressé de placer à la banque. C’est écrit sur l’accord. Le fils Buckley peut prendre son temps et Columbia lui fiche la paix. Mais ses responsables commencent tout doucement à s’impatienter. « Jeff était une personne tellement douée, avec une telle connaissance de l’histoire de la musique, de toutes les musiques, du classique au punk en passant par les comédies musicales ou le blues, qu’il s’agissait surtout de découvrir ce qu’il voulait faire« , expliquait Steve Berkowitz, qui l’a chapeauté pour la firme de disques. « Vous ne faites votre premier album qu’une fois et je pense que l’un des problèmes pour lui était qu’il excellait dans tant de styles. Il fallait choisir et éliminer des choses. »

Le 2 février 1993, pratiquement un an avant de mettre Grace en boîte, Jeff entre pour quelques essais payés par le label au Shelter Island Sound Studio avec Steve Addabbo, notamment croisé auprès de Suzanne Vega. Là, à New York, non loin de Madison Square, il enregistre en trois jours quelques-unes de ses propres chansons mais aussi une flopée de reprises dont il est déjà un grand spécialiste: le Corpus Christi Carol de Benjamin Britten ou encore Madame George de Van Morrison. A l’époque, Scootie Moorhead (du nom de son beau-père) n’a pas encore de démos. Il doit son deal au bouche-à-oreille et à ses concerts dans un bar de l’East Village où il est aussi serveur: le Sin-é. Comme le célèbre double live (un prolongement de son premier EP) qui y a été enregistré en juillet de la même année (et est sorti en septembre 2003), You and I et ses dix titres sélectionnés sur cinq heures de bandes comprennent une version époustouflante et très personnelle du Just Like a Woman de Dylan, une relecture du Night Flight de Led Zep et du Calling You de Bagdad Café… Ajoutez-y deux Smiths (The Boy with the Thorn in His Side et I Know It’s Over), un Sly Stone (Everyday People), une version jeune de Grace et l’esquisse d’un titre original et vous tenez le résumé de cet événement qui n’en est finalement pas vraiment un.

Chasing Amy

La mort fait vendre. En 2009, soit l’année de sa disparition, Michael Jackson occupe avec quatre disques le top 20 des albums les plus écoulés aux Etats-Unis. Et le Back to Black d’Amy Winehouse est devenu après son décès l’album le plus vendu du XXIe siècle en Angleterre (avant d’être détrôné par le 21 d’Adele). Quant aux sorties posthumes, on en mange depuis quelques années à toutes les sauces. Winehouse était à peine enterrée depuis cinq mois qu’elle avait déjà droit à son disque d’outre-tombe. Six reprises, deux versions originales et seulement quelques inédits. Qu’à cela ne tienne: actionnez les tiroirs-caisses et faites chauffer les cartes de crédit.

La question qui se pose avec ce genre d’albums (on a bien compris que les écouter n’a qu’un relatif intérêt), c’est surtout de savoir à qui en vouloir. Les maisons de disques qui les sortent ou les ayants droit qui le leur permettent. Puis surtout, est-ce qu’ils répondent aux standards de qualité qu’auraient exigés d’eux leurs auteurs? Hendrix a finalement sorti bien plus d’albums de sa mort (douze) que de son vivant (trois)…

Parfois, les disques post mortem relèvent de concepts plus originaux. C’est le cas de la série We Are Only Riders consacrée à Jeffrey Lee Pierce. Fomentées par le guitariste Cypress Grove avec qui le leader du Gun Club avait enregistré un album en 1992, ces compilations reposent sur des inédits complétés par des musiciens choisis pour leur relation plus ou moins étroite avec JLP. En l’occurrence Nick Cave, Bertrand Cantat, Mark Lanegan ou encore David Eugene Edwards… Les artistes morts ne le sont jamais vraiment, mais qui sait ce que l’a- venir, l’industrie et leurs héritiers leur réservent?

YOU AND I, DISTRIBUÉ PAR SONY. **(*)

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