Independent Label Market à Bruxelles: quels enjeux ?

L'ancienne brasserie Wielemans-Ceuppens se mue, les 7 et 8 avril, en tour de contrôle des labels indépendants. © DR
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Pour la première fois, l’Independent Label Market, déjà tenu à Londres, Paris et Barcelone, s’installe à Bruxelles, au Wiels début avril. Avec quels enjeux?

L’ancienne brasserie devenue Centre d’art contemporain en 2007 -le Wiels – a longtemps été considérée comme une tour gardant la commune de Forest, encore semi-campagnarde au début du XXe siècle. Dans quelques jours, le bâtiment de béton gris stylé jouera un autre genre de vigie: durant un weekend, il accueillera l’Independent Label Market, soit des labels indés stars comme Crammed Discs, Les Disques du Crépuscule et  » peut-être Pias, on ne sait pas trop encore », aux côtés d’une quarantaine d’autres (micro)compagnies plus ou moins niches. Telles que Kerm, spécialiste gantois de la cassette audio, le Hollandais Bordello A Parigi et ses fantasmes de revival italo-disco ou encore Discom, exhumant les pépites musicales de l’ex-Yougoslavie! Au rez du Wiels nous attendent trois imposantes cuves de cuivre comme traces d’un fameux passé houblonneux et Hélène Peruzzaro, organisatrice de l’événement bruxellois:  » Lorsque, avant l’été dernier, j’ai commencé à travailler sur l’idée d’une édition bruxelloise de l’Independent Label Market (ILM), j’ai contacté diverses salles et le Wiels a été la première à répondre positivement, avec enthousiasme. Les 7 et 8 avril, le marché s’installera donc ici, au premier étage. » Toulousaine de 34 ans, Hélène sent bien ses rotules quelques jours à peine après l’organisation de l’édition ILM à Barcelone, sa ville d’adoption depuis quatre ans. Elle s’est levée à 5 heures du mat’ pour venir de Paris, sa résidence dix ans durant, pas en Thalys mais en BlaBlaCar partagée.  » L’ILM, c’est d’abord un esprit DIY où il est beaucoup question de micro-économie, celle des labels indépendants comme de leur gestion. À Barcelone où c’était déjà la troisième édition, environ 2 000 personnes sont venues, on espère que la quarantaine de labels présents au Wiels amènera du monde à Bruxelles. L’entrée est gratuite. » La discussion avec l’ex-étudiante en fac d’Éco, Beaux-Arts et Audiovisuel démarre précisément sur la couleur de l’argent et les prix modiques des stands au Wiels,  » 60 ou 120 euros selon la taille de l’espace, pour les deux jours. C’est l’offre « early bird » et on propose aussi des stands gratuits pour les labels émergents. L’idée n’est pas de faire de l’argent. On n’a rien du machin corporate, on est dans la débrouille totale. »

Culture du vermouth

Independent Label Market à Bruxelles: quels enjeux ?
© DR

La discussion glisse donc sur cette Espagne fauchée au salaire minimum de  » 600 balles par mois » où Hélène vit, au centre de Barcelone. Vitrine catalane d’un pays fourmillant de désirs malgré un tiroir-caisse toujours en berne:  » Le pays est remonté d’un chouia mais c’est quand même bien la merde, les gens n’ont pas d’argent, le chômage est élevé, la culture complètement ratiboisée. Mais il y a aussi énormément de labels indépendants et une grande solidarité entre eux. Le gros problème, c’est la mainmise de Primavera Sound qui exerce une sorte de monopole sur tout le territoire ibérique et vampirise tout avec des deals d’exclusivité de dingue. Et puis en Espagne, on est davantage dans la culture de la terrasse et du vermouth que dans celle du concert. » C’est précisément ce fourmillement d’initiatives espagnoles, ce DIY permanent qui, au départ, a fait fermenter l’envie d’amener un regroupement des labels indépendants à Barcelone. À l’origine, l’ILM est une initiative londonienne de 2011, dans la ville la plus friquée et la plus musicale d’Europe, où la structure ne compte jamais que deux personnes.  » Chaque pays fonctionne différemment » précise Hélène qui cite l’ILM parisien où c’est le super-indé Because Music (Charlotte Gainsbourg, Manu Chao, Justice) et la SPPF (1) qui organisent l’événement.

Résistances

Au Wiels, l’ILM installe un marché mais pas seulement: quelques showcases (Jawhar, Mademoiselle Nineteen), une séance de dédicaces de la sensation électro-égyptienne Nadah El Shazly, du DJing en masse et quelques activités décentralisées, dont une soirée prometteuse au Brass voisin avec Yan Wagner, impressionnant Franco-Américain et petit-neveu de Joy Division qui, dans le sillage d’Étienne Daho, prophétise des leçons de digital-crooning à la Iggy Pop. L’événement programme aussi une paire de conférences où la prise de parole est donnée au compatriote Benjamin Schoos, lider maximo de Freaksville Records. Et puis aux filles de l’organisation Shesaid.so. Hélène:  » Je fais partie de ce qui est un réseau international et au Wiels, il y aura des nanas de Bruxelles, Londres et Belgrade qui prendront la parole. Y compris dans l’indé, la femme est confrontée aux problèmes de ne pas forcément être prise au sérieux, de ne pas être écoutée, à ce sexisme de base qui existe 24 heures sur 24 dans tous les milieux. Tu vois, à l’ILM Barcelone, il y avait peut-être trois filles gestionnaires de label aux côtés d’une écrasante majorité de mecs! L’accès féminin reste compliqué, que ce soit dans le milieu du cinéma ou indé. » L’ILM est donc aussi un facteur de…résistance. En tout cas au mainstream et  » à l’esprit insipide, prémâché, des majors, même si je parle dans les grandes lignes. Soyons clairs: le mot indé recouvre des réalités différentes puisqu’il va du micro-label producteur de cassettes au gros indé profitant d’un distributeur important comme Pias, sans oublier l’entre-deux… Certains veulent rester dans l’underground absolu, refusent tout accord de pub avec Red Bull par exemple, vont persister à sortir de la musique sans aucune concession, d’autres vont s’adapter. De manière générale, il y a peut-être un facteur d’authenticité qui prime, en tout cas face à la rentabilité obligatoire des majors. »

Library Music

L’autre baromètre lié à la taille industrielle d’un label vient autant de sa direction que de son cheptel, qui décide d’y rester ou d’aller dans la cour des majors. Hélène:  » Un exemple classique, c’est celui de The War On Drugs qui, après trois albums sur Secretly Canadian, déjà l’un des gros indés nord-américains (d’Indiana), est maintenant chez Warner. Dans une optique tournée de stades, alors qu’il y a quatre ans, à Paris, ils jouaient encore dans une Maroquinerie d’une capacité de 500 personnes, à moitié vide. C’est une décision individuelle: un artiste comme Chris Cohen, lui, veut garder le job qu’il a, dans une bibliothèque aux États-Unis, tout en sortant des disques et en tournant! Même s’il n’y a pas de schéma industriel indé, disons que la majorité des groupes sort un album et tourne pendant deux ans pour essayer de survivre, et si on peut avoir un placement de musique dans une pub, c’est cool. » Bienvenu dans le glamour 2.1! Hélène ne gagne pas sa vie avec ILM, elle organise des événements, fait de la prod pour des tournages, bosse comme journaliste-photographe pour des mags de musique et des labels de Library Music, un phénomène bien actuel . »Je connais peu de gens qui vivent de la musique: le seul domaine qui fait encore de l’argent, c’est le licensing, la synchro, la Library Music. Cette dernière étant de la musique composée pour une destination particulière -un doc, un film de fiction, une pièce de théâtre, un défilé- et non pas marketée pour être vendue au grand public. Tout le monde, de Ninja Tunes à EMI, possède désormais ce genre de département qui monétarise une série ou un territoire: ça rapporte nettement plus que Spotify. Le but de l’opération bruxelloise est justement de créer des ponts entre les labels belges et étrangers pour des échanges, des collaborations. Et même des liens entre les labels belges, parce que les gens se connaissent mais parfois, ne se sont jamais rencontrés dans la vraie vie. La volonté, c’est de dépasser les ultra-curieux et de faire comprendre que la musique, ce n’est pas qu’une liste Spotify ou YouTube. Il y a des mecs (sic) derrière qui se saignent pour sortir des artistes incroyables. » La vraie vie, économico-culturelle, c’est pas mal comme définition de ce premier ILM bruxellois.

Les 07 et 08/04 au Wiels à Bruxelles, www.independentlabelmarket.com/site/events/independent-label-market-brussels

(1) Société des Producteurs de Phonogrammes en France.

Bruxelles: les choix d’Hélène

Independent Label Market à Bruxelles: quels enjeux ?

« Parmi la sélection bruxelloise, j’aime On The Corner Records, des Anglais qui viennent de gagner le Label of the Year décerné par Gilles Peterson: ils font essentiellement des productions africaines et globales auxquelles on n’aurait sans doute jamais eu accès autrement. Un peu comme Strut Records dont le patron, Quinton Scott, sera au Wiels avec son label, représentant le gros phénomène de rééditions, typique des dernières années: ils jouent le côté digger mais c’est aussi économiquement moins cher de retrouver des bandes plutôt que de signer un nouvel artiste.

Independent Label Market à Bruxelles: quels enjeux ?

Je coche aussi Okraina, micro-label de Bruxelles, très beau, créant des ponts entre les musiques traditionnelles et ce que l’on pourrait appeler « le folk d’aujourd’hui ». Il produit des 10 pouces ou des doubles 10 pouces avec des pochettes toutes signées de la même illustratrice, Gwénola Carrère.

Le format indé le plus actuel est le vinyle, ou alors la cassette pour des projets plus DIY. D’autant que le revival vinyle se heurte à l’encombrement des usines de pressage, trustées par les majors. La cassette est poussée dans l’oeuvre d’art chez les Gantois de DAUW, également au Wiels: chaque sortie est conçue avec un esthétisme de dingue. »

Independence Day

Independent Label Market à Bruxelles: quels enjeux ?

Le sort de l’indé, comme celui du rock, change lorsque Sun Records, label de Memphis, signe Elvis Presley en 1954. C’est le premier exemple majeur d’un indé revendant -dès 1955- un inconnu devenu star, à une grande compagnie, RCA (aujourd’hui avalée par Sony). Dans les sixties/seventies, des indépendants anglais comme Chrysalis ou Island contribuent largement à transformer la  » contre-culture » en succès commerciaux internationaux, devenant eux aussi, à terme, parties d’un conglomérat (Universal).

Independent Label Market à Bruxelles: quels enjeux ?

Autre étape marquante, au début des années 80, lorsque s’organise le premier Indie Chart en Grande-Bretagne: constat supplémentaire que les indés comme Mute (Depeche Mode, Nick Cave) ou Rough Trade (The Smiths) peuvent produire des disques d’or et davantage. En 2018, la dématérialisation des musiques coïncide avec un regain de fabrication physique artisanale, la cassette -niche par excellence- lorgnant d’envie le succès (relatif) du vinyle. En Belgique non-flamande, Benjamin Schoos et son Freaksville Records mènent la danse dans la FLIF (Fédération des Labels Indépendants Francophones), créée en décembre 2017, et qui devrait normalement dépasser la demi-douzaine de labels la composant actuellement.

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