Ici d’ailleurs, label certifié
Maison de disques nancéienne exigeante et sans oeillères, Ici, d’ailleurs fêtera le 20 mai ses 20 ans d’exploration musicale au Botanique en compagnie de Winter Family, Mendelson et Chapelier Fou. Conversation avec le patron…
Cimetière d’Ixelles. La Bécasse. Heure de l’apéro. Quelques vieilles gens débarquent à leur aise, un peu laborieusement, pour prendre le repas de midi. La radio, elle, déverse sa soupe habituelle. Pas vraiment la came de Stéphane Grégoire. L’esthète nancéien est à la tête du label Ici, d’ailleurs. Tanière de Yann Tiersen, Matt Elliott et Chapelier Fou. Mendelson, GaBLé et Michel Cloup… « J’ai très tôt compris que la musique nécessitait un effort, dit-il. Qu’il fallait aller au fond des bois, pas se limiter au premier arbre. C’est le plus grand problème de cet art: il est partout. Un livre, on doit l’ouvrir. Alors que la musique, on n’y échappe pas. Il faut se boucher les oreilles si on veut l’éviter. Que tu ailles faire des courses, boire un coup ou manger un bout, c’est la même chose: on te pollue avec une musique de merde. Il faut résister. Même si parfois, il s’agit d’aller à la rencontre de ce qui naturellement nous fait fuir. »
Stéphane Grégoire, qui approche doucement de la cinquantaine, s’en excuse d’emblée: il est le roi de la digression. Si bosser dans un magasin de disques lui a donné envie de tout écouter, prendre conscience du temps à accorder à la musique lui a permis de mieux appréhender ses goûts, ses choix et ses convictions. Ceux d’un mec qui cite Cot Shoot Cop, les Swans et Einstürzende Neubauten comme amours de jeunesse. « J’aimais le côté industriel dur… J’étais attiré par une sorte de violence contenue. Pas par le hard, le punk: pour moi, c’était presque de la musique de minet, du rock à papa. J’écoutais beaucoup de néo-classique par contre. Comelade, Jean-Philippe Goude, Michael Nyman. Puis aussi Arvo Pärt, Steve Reich… J’ai fait un tour du monde encyclopédique de la musique contemporaine. »
Au départ, Stéphane travaille chez Semantic, un distributeur de Nancy, qui se casse la gueule à cause d’un contrôle fiscal. Il a 27 ans et se retrouve sans boulot. « Ça a mis sept personnes au chômage. Quatorze dans la merde. Le contrôleur qui vient, qui détruit tout. J’en ai fait une phobie. Je ne sais pas si ce fut une leçon. Les conneries souvent, on ne les évite pas. » Le Nancéien monte alors sa petite structure associative, Sine Terra Firma, défend les deux premiers albums de Yann Tiersen. Puis fonde en 1997 l’entreprise privée Ici, d’ailleurs. « J’avais juste sorti le disque d’une troupe de théâtre de rue à Nancy. Et Gérard Nguyen qui s’occupait de Comelade m’a conseillé Tiersen. Exactement ce que je rêvais d’entendre. »
Stéphane Grégoire n’est pas le seul. Le Phare, le troisième album du Breton, se vend à 100 000 exemplaires. « La force de Yann, c’était son interprétation. Il te dévissait la tête sur scène. Tu avais le frisson, les larmes aux yeux. Et puis ce silence. Tu entendais les mouches voler à l’Olympia. » Le succès hallucinant du Fabuleux Destin d’Amélie Poulain fera le reste. « Tout à coup, Yann s’est retrouvé en haut du cocotier. On nous voyait comme des génies: on n’y était pas pour grand-chose. La personne la plus méritante, c’était la monteuse de Jeunet. Il voulait travailler avec Michael Nyman (compositeur pour La Leçon de piano, Bienvenue à Gattaca, NDLR…) et elle lui a mis le disque de Yann dans la bagnole. On a su tout de suite que ça allait cartonner. »
Le pylône Tiersen
Toujours audacieux, défricheur, jamais en panne d’idées et de projets parfois complètement dingues, Ici, d’ailleurs doit beaucoup à sa figure de proue. « Tu retires le pylône Tiersen et tout s’effondre. Même à l’heure actuelle. Je ne m’en suis jamais caché: c’est une chance inouïe. Ça nous a permis de développer d’autres artistes, de faire des folies et des paris, réussis ou pas. Fugu a fait un flop en termes de ventes. Mais je ne le regretterai jamais, parce que c’est un disque de qualité. Tu te demandes où ça a merdé. Quand on gère un label, on a une fâcheuse tendance à se flageller. Quand on a un truc qui chie un peu de travers, on est les premiers à se poser des questions. C’est culpabilisant. Parce que tu as la responsabilité d’un mec qui a bossé pendant deux ans sur un projet, qui a peut-être eu du mal à en accoucher. Puis, il coupe le cordon, te file son bébé, te dit: « Vas-y, fais-en quelque chose. » Et tu sais que ça va parfois être compliqué parce qu’il a une gueule un peu spé. » En attendant, il les adore, Stéphane Grégoire, ces gosses bizarres avec leurs tronches de travers. Les regrets, c’est pas trop le genre de maison. Et dans le rôle de la sage-femme, il est plutôt participatif. Entremetteur. Agitateur. « Je prodigue toujours quelques conseils entre les albums. Je n’impose rien: je préconise. J’ai par exemple suggéré à Matt Elliott de se diriger vers quelque chose de plus acoustique, de séparer son travail sous son nom de celui avec Third Eye Foundation. C’est du ressenti d’auditeur. Après, je laisse une liberté extrême. Je ne suis pas un musicien. »
Ce qu’il aime par contre, le boss d’Ici, d’ailleurs, c’est de fomenter des rencontres. Puis aussi de limiter les règles de jeu. « Je ne dis pas qu’il faut broyer l’artiste pour en sortir le meilleur. Mais la contrainte permet d’aller plus loin. C’est souvent dans les pays où la liberté d’expression est régulée, contrainte, pour ne pas dire étouffée, qu’en réaction les choses les plus fortes et excitantes existent. »
En 2004, Grégoire avait créé la collection OuMuPo. L’Ouvroir de Musiques Potentielles, une déclinaison sonore de l’Ouvroir de Littérature Potentielle inventé dans les années 60. « On avait établi des règles, une charte. Et on avait demandé à DJ Krush, Kid Loco, Rubin Steiner… de remixer des artistes de notre catalogue. On s’était même associés à L’Ouvroir de Bande Dessinée Potentielle. J’ai travaillé avec Dupuy-Berberian, Jochen Gerner, Luz, qui avaient créé de petits livrets pour accompagner. »
Burnes, Mars et taboulé…
Le patron évoque la relation particulière qu’entretient son label avec des architectes: Geins’t Naït, qui a collaboré avec Laurent Petitgand, compositeur de musiques pour Wenders. Ou encore Mein Sohn William. « Un groupe complètement foufou dans la lignée de GaBLé emmené par un jeune prof d’architecture. » Dans la foulée, il exprime son goût pour la contemplation, la perte du temps, sa dilution. « Je le regarde passer, dit-il. C’est le meilleur moment pour réfléchir. » Et il en a fallu, sans doute, des heures à se perdre dans ses pensées pour tenir à bout de bras un label aussi pointu et ouvert d’esprit que le sien. « Dans le temps, tu te tapais quatre clés dans Télérama, tu écoulais 3 000 disques. Maintenant, si tu en vends 50, c’est beaucoup. J’exagère à peine… Désormais, tu ne peux vivre qu’en allant chercher toutes les petites sources de rémunération possibles. 150 euros de Spotify et Deezer pour des milliers d’écoute. 250 euros de merchandising. 300 euros de vente par correspondance et 300 boules en magasin… Tu es obligé de tester, d’expérimenter, de faire de l’édition. Puis, tu as les subventions. Ça prend du temps mais certains projets ne peuvent se monter sans être aidés. »
Elle est loin, la naïveté des débuts. Le boss sait désormais où il va. Sans plus se bercer de douces illusions. « Tu ne peux pas signer sur la foi unique de la qualité. Si tu sens que l’artiste n’est pas prêt à s’investir, faut surtout pas y aller. Même si la musique est géniale. Dans ces cas-là, vaut mieux se contenter d’acheter le disque. Quand un distributeur me l’avait conseillé il y a quelques années, je lui avais demandé s’il voulait ma main dans la gueule. Mais je le reconnais maintenant. Ça tient à rien, parfois. Prends le projet Numbers Not Names: ça démarrait bien, puis le chanteur divorce, doit verser une pension, avoir un vrai métier. Et tout s’effondre alors que c’était hyper prometteur. Faut les trouver, les mecs qui sont prêts à t’assurer deux ans de tournée., à faire du van, à dormir au cul du camion en bouffant des Mars et du taboulé. »
Grégoire a le sens de la formule. Celui de l’intransigeance aussi. Loin du consensus mou. « Le « chacun ses goûts » légitime les pires trucs. Dans notre société, ce sont les lanceurs d’alerte qui sont condamnés. Les gens ne supportent pas de s’entendre dire: « Tu as un bras dans ton derrière jusqu’à l’épaule. » Ils préfèrent ne pas savoir. Certains évitent d’entrer dans les magasins de disques parce qu’ils en ont peur. Parce qu’ils ne voient aucun album qu’ils connaissent en vitrine et ne veulent pas passer pour une burne. Ils se réfugient vers l’une ou l’autre musique qui leur procure des sentiments. Même s’ils savent que c’est niaiseux. » Dernière analogie et non des moindres. « Il y a dix ans, on est entrés dans une société de petite masturbation. Tu veux quelque chose, tu tapes deux mots sur ton ordi et tu jouis. C’est le plus grand travers du consumérisme. Je veux je veux je veux. Tu appuies sur download et tu as ton petit plaisir factice. C’est bon, t’es soulagé. Le plaisir est fini. Ton excitation est retombée aussi vite qu’elle était montée. La vie de la musique est passée à ça alors que le meilleur moment, c’est quand tu montes les escaliers et mates le postérieur de la fille avec qui tu vas passer la nuit. C’est ça le plus excitant, ce temps d’attente que tu projettes dans la musique. Puis les préliminaires. Tu mets ton disque. Tu vas rouler ton petit joint ou te servir ton verre de vin. Ce que tu veux. Prends ton temps. N’utilise pas le disque et la musique comme un mouchoir. »
Winter (Family) is coming
Elle est israélienne, issue du monde du théâtre. Il est français et vient de la musique classique. Premier prix de piano au conservatoire de Nancy, il a étudié la géopolitique à Paris. Depuis qu’ils se sont rencontrés à Jaffa, ville voisine de Tel Aviv, en 2004, Ruth Rosenthal et Xavier Klaine ne se sont plus quittés. Ils ont fondé une Family. Winter Family. Un parcours passionnant, singulier, une oeuvre en mutation. « J’ai commencé par créer des boucles de piano minimales et Ruth a posé ses textes dessus. Je trouvais ça plus intéressant que de faire des mélodies, encore des mélodies. Il y en a tellement déjà des mélodies. Des mélodies inutiles. On s’est ensuite mis à composer pour le théâtre et c’est devenu de plus en plus musical. »
Petite merveille de disque, leur dernier album, South from Here, rappelle Moon Duo, Suicide, les premiers Mercury Rev et un peu Stereolab. « Suicide, tout ça, on n’a jamais écouté. Le son est dû à la boîte à rythmes vintage et au faux Moog des années 80 achetés après que l’ouragan Sandy a fait déborder l’Hudson et noyé notre matos. J’aime bien les vieilles reverbs. Mais quand j’écoute de la musique, c’est plutôt de la musique baroque. »
Ce South from Here, sorti chez Ici, d’ailleurs, Winter Family l’a essentiellement fabriqué à New York. Adepte du field recording (la captation des bruits du dehors), il a essayé pour le coup de ne pas en abuser. « On a surtout voulu enregistrer le son du chaos humain. Ce qu’incarne notamment le réveillon de Nouvel An à Manhattan sur le morceau No World. Trois millions de personnes qui hurlent avec la réverb des tours new-yorkaises: horrible. Il y a aussi des hélicoptères de la police qui ont survolé notre immeuble toute la nuit pour tuer un couple de criminels. On vivait à Flatbush, un quartier haïtien/jamaïcain assez craignos au sud de Brooklyn. Un endroit lié au combat noir. Le black party vient de là. Spike Lee y a tourné ses premiers films. »
Au-delà des disques, de la musique, Winter Family fait du théâtre documentaire. « On avait conçu une pièce sonore pour France Culture mais qui ne suffisait pas à dire tout ce qu’on voulait exprimer au sujet de la dictature émotionnelle d’Israël, retrace Ruth. Notre premier spectacle (Jérusalem Plomb Durci démontait la construction du discours nationaliste dans le pays, NDLR) était basé sur le field recording capturé dans la ville notamment. » Leur deuxième spectacle No World/FPLL (pour Front populaire de libération de la Lotharingie) s’attaque avec plus ou moins d’humour à Internet et à l’élite culturelle. Pour l’instant, Rosenthal et Klaine travaillent sur le prochain, consacré à Hébron et coproduit par le Vooruit. « On recueille des témoignages, que ce soit ceux de colons, de Palestiniens, de jeunes militaires, d’activistes internationaux, d’observateurs de l’ONU. Certains artistes ont des univers intimes, oniriques et n’ont pas besoin de bouger mais notre travail est lié aux situations dans lesquelles on se met. » Les Winter Family ont même utilisé le son d’un typhon au Japon. « On n’y peut rien: chaque fois qu’on va dans une région du monde, il s’y passe des catastrophes… »
20 ans Ici, d’Ailleurs avec Mendelson, Winter Family et Chapelier Fou, le 20/05 aux Nuits Botanique.
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