IAM: anciens révoltés, nouveaux moralisateurs?

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Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Vingt ans après le classique L’École du micro d’argent, IAM continue d’occuper le terrain. À l’ancienne, mais toujours pas déclassé.

Ils sont tous là, au grand complet: Philippe Fragione (Akhenaton), Geoffroy Mussard (Shurik’n), Eric Mazel (Kheops), Pascal Perez (Imhotep) et François Mendy (Kephren). Ensemble, pour entamer les grandes manoeuvres. Le plus célèbre des groupes de rap marseillais est en effet de retour avec un nouvel album. Il est intitulé Rêvolution et arrive plus de 25 ans après leur premier album. Qui aurait pu l’imaginer? Pas grand-monde et certainement pas les premiers concernés.

Au départ, ados tombés dans la marmite hip hop. Aujourd’hui, pères de familles, auréolés du titre de pionniers d’un mouvement qui a bouleversé le paysage musical français. À l’exception d’Akhenaton (et Kephren en juillet), tous ont passé le cap des 50 ans. Peut-on vieillir dans le hip hop? Le rap ricain a réglé la question depuis un moment -Jay-Z, pour n’en citer qu’un, fêtera ses 48 ans cette année, sans que ça gêne. Du côté français, c’est un peu plus compliqué. Même si IAM a remis les pendules à l’heure il y a quelques années déjà. En 2013, alors que certains les avaient rangés dans la catégorie des vieilles gloires dépassées, les Marseillais sortaient, non pas un mais bien deux albums –Arts martiens et …IAM. À l’époque, le doublé les libérait de leur maison de disques. « Mais comme les disques ont plutôt bien marché, le label (Def Jam, NDLR) était motivé pour proposer un nouveau contrat », glisse Shurik’n. « En reprenant les mêmes conditions, précise Akhenaton. Elles nous permettent d’enregistrer des albums sans se prendre la tête. Certes, on n’a pas des budgets américains. Mais on a conscience d’être privilégiés en Europe. On peut continuer de faire des disques très décents, dans des conditions super, en y prenant du plaisir. » Tout est dit. Pas besoin de communiqué ronflant, de bio dopée aux superlatifs, vendant la dernière livraison du groupe comme le chef-d’oeuvre ultime de leur carrière. Akhenaton et les siens n’en sont plus là. Ils ont conscience qu’ils ne marqueront plus le rap comme ils ont pu le faire dans les années 90. L’enjeu a changé. Le moteur est désormais le plaisir. Comme celui d’aller par exemple enregistrer en… Thaïlande. « Il y a quelques années, on y avait déjà donné un concert, avec le groupe local Thaitanium, près du Siam Museum, devant plus de 6000 personnes. Au moment de préparer l’album, on s’est rappelé qu’il y avait aussi un studio, qui proposait des formules en résidence. C’est idéal pour un groupe comme nous, qui est un peu le contraire de ces formations rock dont les membres ne peuvent plus se saquer, qui voyagent séparément, ont des loges différentes… Nous, on a besoin d’être entassés quand on fait des disques. L’avantage de la résidence était aussi de pouvoir enregistrer quand on voulait, sans être liés à des horaires précis. Et quand on en avait marre, on allait se promener dehors, au soleil, dans la nature, boire un coup, piquer une tête dans la piscine… »

Il ne faudrait toutefois pas se méprendre. Si un certain confort matériel est aujourd’hui de rigueur, Iam refuse toujours de rabâcher les mêmes rengaines. Cette année, cela fait 20 ans qu’est sorti l’album culte L’École du micro d’argent. Si celui-ci sera bien au centre de la prochaine tournée, IAM a cru bon de sortir malgré tout un nouveau disque -quitte à jouer le clin d’oeil sur la pochette de Rêvolution. « Si on ne propose pas de nouvel album, c’est Star 80. Ne jouer qu’un florilège d’anciens titres, ce serait un peu gênant pour nous, d’un point de vue éthique. C’est important de continuer à créer, que l’on vende 2 millions de disques ou 150.000.  » L’actualité se chargeant par ailleurs de leur donner assez de nouvelles munitions…

Depuis vos deux derniers disques sortis en 2013, le monde a subi pas mal de secousses. En France, particulièrement. C’est presque du pain bénit pour un groupe comme vous, non?

IAM: anciens révoltés, nouveaux moralisateurs?
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Akhenaton: Cela donne des sujets, c’est certain. Il y a des moments comme ça, dans l’histoire du monde, où écrire des morceaux avec du fond, des titres « engagés », est plus « facile ». Après, ayant tous des enfants, on aimerait quand même que l’ambiance soit meilleure. Franchement, il n’est pas certain que le pire ne soit pas à venir… Les prochaines élections présidentielles, par exemple, ne sentent pas très bon. Puis il y a Trump maintenant. Qui est moins un sujet politique qu’un phénomène social. Dans le sens où ce n’est pas un politicien qui est arrivé au pouvoir, c’est un candidat de téléréalité. Il est le résultat de toute cette culture de merde qui a été tellement loin qu’elle a permis à un clown de prendre le pouvoir dans le pays le plus puissant du monde.

Le titre de l’album peut d’ailleurs être lu comme une forme de désillusion: la révolution n’est qu’un rêve.

C’est vrai. Mais on préfère quand même voir le verre à moitié plein. Il faut continuer de croire au changement.

En octobre dernier, certains avaient raillé Joeystarr, l’auteur de Qu’est-ce qu’on attend (pour foutre le feu), qui apportait son soutien aux policiers attaqués au cocktail molotov dans l’Essonne. Vous-mêmes, dans le morceau Bad Karma, pouvez donner l’impression de faire la « leçon », avec des phrases comme « C’est toujours la faute des autres, à chaque fois que l’on se vautre ». Anciens révoltés, nouveaux moralisateurs?

Shurik’n: Mais on l’a toujours fait. On a toujours voulu éviter la victimisation et les fausses excuses.

Kephren: Quand NTM rappe Qu’est-ce qu’on attend?, c’est d’abord un appel à bousculer l’ordre établi. Personne ne les a attendus pour mettre le feu à des bagnoles, généralement celle de son voisin d’ailleurs. C’est partout pareil: quand vous voyez les émeutes aux États-Unis, elles commencent toujours dans les quartiers pauvres, avant de viser éventuellement les palais des élites.

Akhenaton: Par ailleurs, la notion de « bad karma » dont on parle est valable pour tout le monde. Y compris pour les policiers. Quand on rentre une matraque dans le fion de quelqu’un, il devrait être logique de se retrouver en prison… Si les peines infligées aux policiers qui ont agressé et violé le jeune Théo ne sont pas exemplaires et proportionnelles à ce que nous aurions subi dans la même situation, cela ne restera pas sans conséquence. En gros, et pour faire un raccourci très rapide, cela voudra dire 20 candidats de plus pour la Syrie. Il faut que ceux qui se trouvent au-dessus comprennent: sans justice, pas de paix. Il faut que notre démocratie soit exemplaire. Ce qui veut dire une police, et des politiciens, exemplaires.

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Dans le clip de Monnaie de singe, vous revenez à nouveau sur la tare que représentent selon vous les réseaux sociaux…

Kephren: Il y a 20 ans, tout le monde avait peur de se retrouver fliqué et surveillé en permanence, à l’aide d’une puce électronique introduite sous la peau. Aujourd’hui, plus besoin de ça. Il y a plus simple: l’iPhone et les réseaux sociaux. On sait tout ce que vous faites, ce que vous mangez, ce que vous achetez, où vous allez…

Akhenaton: C’est quand même bizarre de se plaindre d’être surveillé, et en même temps de raconter toute sa vie sur Facebook… On ne dit pas que tout est mauvais dans les réseaux sociaux. Mais à côté des quelques bons côtés, ce qui est véhiculé est souvent lamentable. En France, en particulier, le Net est vraiment devenu le tremplin de la loose. Des types sans talents font tout et n’importe quoi, en espérant être remarqués. Sur un malentendu, réussir à avoir son quart d’heure de gloire. C’est le règne du vide. La victoire de l’échec…

Vous avez dû batailler pour imposer le rap. Aujourd’hui, il est partout. Le rap a gagné, se retrouve en tête des ventes…

Kheops: Oui, il y a même toute une partie du rap qui est chantée. Ce n’est plus une musique, mais des musiques. Comme le rock en quelque sorte, qui est un ensemble musical composé de styles différents. C’est logique. En devenant mainstream, le rap ressemble davantage à la société. C’est un échange, un jeu de miroir. Il a imprégné toutes les cultures vivantes actuelles. En retour, il a lui aussi intégré de nouvelles influences.

Akhenaton: Cela étant dit, une fois qu’on quitte le mainstream, on redevient de la monnaie de singe. Un exemple: l’exposition sur l’histoire du hip hop que j’ai montée à l’Institut du monde arabe, à Paris (en 2015). C’est l’expo qui a ramené le plus grand nombre de visiteurs. Et pourtant, malgré cela, c’est la seule exposition qui n’a jamais voyagé en dehors de l’Institut. Étrange, non? Et je ne parle même pas de la difficulté que l’on a pu avoir pour trouver les fonds privés nécessaires pour monter le projet. Jamais l’Institut du monde arabe n’avait autant galéré… Des exemples comme ça, vous en trouvez plein. Regardez le rugby et le foot pro français. Pourquoi les entreprises du CAC 40 investissent massivement dans le premier et pas dans le second? Parce que d’un côté, il y a le rugby, ses « valeurs », etc. De l’autre, le foot et ses caïds milliardaires colorés, issus de ces banlieues qui n’ont pas trop bonne réputation.

A côté du rap mainstream, il existe aussi une scène plus underground, qui donne parfois l’impression de fonctionner en autarcie, en se foutant complètement du « monde extérieur ». Contrairement à vous, et à vos débuts, où même dans la marge, vous avez toujours cherché à parler au-delà de votre environnement de départ…

Rêvolution.
Rêvolution.

Akhenaton: Le fait est que, pendant des années, les groupes de rap, y compris ceux qui vendaient énormément, n’étaient jamais invités sur les plateaux des émissions grand public. C’est toujours le cas. À cette différence près: le grand public, aujourd’hui, c’est nous. On est majoritaire. Du coup, les gamins n’ont besoin de personne, ils font leur truc. Ils ont essayé de pousser les portes une fois, deux fois, trois fois, sans résultat. Ok, restons entre nous alors. Le hip hop a fermé les portes parce qu’un certain nombre de sociétés et une certaine forme de branchitude les lui ont d’abord claquées au nez.

Une certaine branchitude l’a aussi beaucoup aidé…

Oui, c’est vrai, celle qui aime se faire peur avec les voyous. En France, le bad boy marchera toujours. Sauf le bad boy islamiste. Celui-là, il est pas trop sympa…

Sur FIYA, Lino rappe « Je perds ma liberté d’expression, en cherchant Charlie. » Que faut-il comprendre?

Akhenaton: Je ne vais pas parler à sa place. Mais pour moi, c’est une manière de revenir sur ce qui s’est passé après la tuerie de Charlie Hebdo, et la manière dont a été mené le débat. A un moment, je pense qu’on a réduit la France à « Je suis Charlie » ou « Je ne suis pas Charlie ». Il fallait être pour ou contre. Soit tu es un terroriste, soit tu es un fasciste. Or, entre les deux, il existe tout un univers. Dans ce pays, on a tendance à tout résumer de manière très manichéenne. Il n’y a aucun espace pour la discussion ou la nuance. On peut avoir de la peine pour des gens qui se sont fait tuer, condamner l’acte. Et en même temps, tenter d’expliquer sociologiquement, culturellement, ce qui a pu amener des gamins à faire ça. Ce qui ne veut toujours pas dire cautionner…

Imhotep: Dès la grande manifestation du dimanche, il y avait un malaise. Rappelez-vous le personnel politique présent aux premiers rangs, et analysez ce que ces différents chefs d’État ont fait pour la liberté d’expression dans leur propre pays. Le bilan est terrible. Une vaste rigolade. Alors oui, autant on a pu être effondré par les événements du lundi, autant la mascarade du dimanche était pénible.

Akhenaton: J’ai grandi avec Cabu. Et, via ma mère qui était communiste, j’avais tout Wolinski à la maison. Forcément, les attentats m’ont touché. Mais quand ce jour-là, je regarde les infos, et que la première chose dont parlent Philippe Val et Richard Malka, c’est Nekfeu, c’est un truc de fou! (en 2013, sur la BO du film La Marche, le rappeur lâchait des rimes très violentes contre Charlie Hebdo, pour lesquelles il s’est par la suite excusé, NDLR). J’avais l’impression que le gamin avait appuyé sur la gâchette. Je n’en revenais pas de les voir s’acharner sur cette histoire, au lieu d’analyser tous les facteurs qui ont pu conduire à la tragédie. Y compris la vingtaine de Une fascistes -en commençant par celle montrant des femmes voilées noires réclamant leurs allocations. On aurait dit un tract du bloc identitaire! Donc, non, je ne suis pas là. Ni là. Je suis dans l’équilibre des choses. Et dans le débat.

IAM, Rêvolution, distr. Universal. ***(*)

En concert le 29/11 au Palais 12, Bruxelles.

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