Hit, mode d’emploi: dans les coulisses de la pop
Comment fonctionne la grande machine à hits? Qui sont les producteurs qui se partagent les premières places des charts, produisant des tubes à la chaîne? Le journaliste John Seabrook a mené l’enquête dans les coulisses de la pop mondiale, racontée dans un livre passionnant.
Il devait sortir en 2029. Condamné à une peine de 25 ans, Lou Pearlman a finalement quitté la prison plus tôt que prévu. Les pieds devant. Le 19 août dernier, le pénitencier fédéral de Miami annonçait en effet la mort du détenu Pearlman. Agé de 62 ans, l’ex-impresario n’a pas survécu à un nouvel arrêt cardiaque (il avait déjà subi une première alerte il y a six ans d’ici).
Arrêté alors qu’il vivait sous une fausse identité à Bali, Pearlman avait été condamné en 2008, dans le cadre d’une arnaque pyramidale de quelque 300 millions de dollars… Personnage haut en couleur, cousin d’Art Garfunkel, Louis Jay Pearlman était notamment passionné d’aviation (il possédait une compagnie de jets privés, appelée Trans Continental Airlines). Mais c’est bien dans la musique qu’il réussira ses plus gros coups. Fasciné par la réussite du boys band New Kids On The Block, il montera les Backstreet Boys et lancera la carrière de Justin Timberlake en créant de toutes pièces le groupe ‘N Sync. Mais là aussi, avec un sens tout personnel des finances, en oubliant, par exemple, de rétribuer correctement ses poulains… Des quelque 28 millions d’exemplaires vendus de leurs deux premiers albums, les Backstreet Boys n’auront ainsi vu arriver que 300 000 dollars sur leur compte en banque. Brian Littrell sera le premier des cinq membres à tiquer: en 97, il lancera une action en justice contre leur manager. Depuis le temps a passé. Pas forcément les rancoeurs. Après le décès de Pearlman, Littrell n’aura pas le moindre mot pour son ancien imprésario-fraudeur…
Quelques semaines plus tôt, le chanteur était autrement plus prolixe. Avec deux de ses camarades -Howie Dorough et Kevin Richardson, soit les trois cinquièmes des Backstreet Boys-, il se rendait en Suède pour assister à la remise du Polar Music Prize, et dire quelques mots au sujet de son lauréat. La récompense est souvent présentée comme l’équivalent du prix Nobel pour la musique. Paul McCartney l’a eu. Björk, Springsteen, Ray Charles, Ennio Morricone, Gilberto Gil et Dylan aussi. En juin dernier, dans un concert hall de Stockholm comble, c’était au tour de Max Martin d’ajouter son nom à la prestigieuse liste, recevant le prix des mains du roi Carl Gustav.
D’aucuns ont pu tiquer. De prime abord, Martin ne correspond en effet pas au profil arty et innovant de ses prédécesseurs. Son impact sur la culture pop n’en reste pas moins immense. Crucial même. En effet, le lauréat fut bien responsable des plus gros hits des Backstreet Boys. Mais pas seulement. Depuis plus de 20 ans, Max Martin a produit un nombre insensé de succès. Parmi ses « clients », on retrouve des noms comme Britney Spears, Katy Perry, Taylor Swift, etc. C’est simple: seul George Martin, le producteur historique des Beatles, décédé en mars dernier, a produit davantage de tubes que son homonyme. On ne s’étonnera donc pas de retrouver celui-ci au centre de Hits!, l’« enquête sur la fabrique des tubes planétaires » qu’a menée le journaliste américain du New Yorker John Seabrook. Désormais traduit en français (aux éditions La Découverte), il propose une plongée étourdissante dans les coulisses du music business, disséquant son irrésistible besoin de produire du hit, énorme, massif, global.
Pop Ikea
Comment fonctionne un tube? Quel est le secret du hit? Comment expliquer que certains airs vous rentrent dans l’oreille pour ne plus en sortir? Depuis toujours, la question taraude auteurs, compositeurs, patrons de label, directeur de chaînes radio… Pour l’industrie musicale, l’enjeu est de taille. D’autant plus depuis que la révolution du Net a remis le single à l’honneur, au détriment du format album. La nécessité d’enchaîner les hits est devenue plus nécessaire que jamais.
Au début des années 2000, l’ex-musicien devenu entrepreneur Mike McCready envisageait par exemple de mettre au point une science du hit –Hit song science, en anglais dans le texte. L’idée était de s’appuyer sur une série d’outils statistiques et d’algorithmes. Son ambition: détecter dans la tonne de morceaux lâchés chaque année dans la nature, ceux qui sortiront de la masse et réussiront à se faire une place au soleil. McCready commercialisera sa technologie via la société Polyphonic HMI, basée à Barcelone. L’un de ses principaux arguments de vente était notamment d’avoir prévu le carton de Norah Jones. Le projet fera cependant long feu, loin d’être parfaitement fiable. La recherche, elle, a continué. L’an dernier, c’est une équipe de chercheurs de l’université d’Anvers qui a mis au point une application permettant de déterminer les chances de cartonner pour un morceau dance…
Malgré tout, les raisons du succès d’une chanson semblent souvent tenir de l’énigme. Certes, certaines suites d’accords captent mieux l’attention que d’autres. Et la plupart des hits semblent suivre une structure et une durée standards. Mais cela ne garantit toujours rien. Comment, par exemple, expliquer que l’un des plus gros succès de Queen, Bohemian Rhapsody pour ne pas le nommer, s’étire sur six minutes, en se permettant le luxe de changer au moins quatre fois de registres? En outre, il faudrait, pour prédire un hit, intégrer également l’air du temps, la mode du moment, les moyens dégagés pour la promotion… La quadrature du cercle.
Obtenir un tube reviendrait donc à jouer à la roulette russe. Un pur exercice de hasard, où finalement la technique la plus efficace reviendrait à lancer un maximum d’essais en l’air. En espérant que l’un d’eux reste collé au plafond. Ou que la cassette reste coincée par accident dans l’autoradio… C’est en effet ce qui est arrivé à Denniz Pop -Dag Krister Volle, de son vrai nom.
L’anecdote est banale mais pas anodine. Elle a lieu au début des années 90. DJ dans une fameuse boîte de Stockholm, Denniz Pop est aussi producteur et rêve de monter une sorte d’usine à tubes. Un jour, il reçoit une démo d’un groupe appelé Ace of Base. Au moment de quitter son studio, il glisse la cassette dans la radio de sa Nissan Micra. Il se rend vite compte que le morceau est horrible. Mais quand il tente d’extraire la bande, le bouton eject saute. La cassette est bloquée. Contraint et forcé, Denniz Pop se retrouve à l’écouter en boucle. Et finit par y trouver du potentiel… De quoi en tout cas nourrir et peaufiner le fantasme qui le hante: créer une musique qui combinerait les rythmes du funk et de la dance, et le pouvoir des mélodies. Le producteur rappelle donc le groupe. Une décision « qui allait bouleverser la pop music de façon durable« , écrit John Seabrook. En 92, le morceau All That She Wants deviendra un hit aussi horripilant que planétaire. Et le cheval de Troie d’une école scandinave du tube, qui va bientôt squatter les hit-parades…
A la chaîne
Au milieu des années 90, les majors n’hésitent plus à envoyer leurs apprentis stars en Suède. Fondés par Pop, les studios Cheiron tournent à plein régime. Au printemps 98, une toute jeune Britney Spears y débarque pour enregistrer la moitié de son premier album. Dont le single qui fera d’elle une superstar: …Baby One More Time. Le morceau sort au mois d’octobre. Atteint d’un cancer de l’estomac, Pop ne verra jamais le succès de Spears. Il meurt le 30 août, âgé d’à peine 35 ans.
L’un de ses « disciples » reprendra cependant le flambeau. Il se nomme Martin Karl Sandberg. Ancien chanteur de metal, c’est lui qui a composé le tube de Spears. C’est le premier d’un long chapelet de succès planétaires pour celui qui se fera désormais connaître sous le pseudo de… Max Martin. La série est toujours en cours. Cet été, Martin était encore derrière les manettes du Can’t Stop the Feeling de Justin Timberlake, après avoir oeuvré sur le plus gros carton de The Weeknd (Can’t Feel My Face) et participé au triomphe d’Adele (Send My Love)…
Discret, Max Martin n’a pas participé à l’ouvrage de Seabrook. Il n’en reste pas moins l’un des fils rouges de l’enquête menée par le journaliste. Le hit-maker suédois illustre en effet à la perfection la manière dont a pu muter la pop ces dernières années. Aussi bien dans sa forme (un mélange de mélodies triomphales, de charge eurodance et de r’n’b US) que dans sa méthode de production.
C’est que, si les hits semblent plus que jamais concentrés dans les mains d’un seul et même cercle d’auteurs (Martin donc, mais aussi Dr. Luke, Sia, Stargate, etc.), ils sont aussi devenus paradoxalement le résultat d’un travail de plus en plus compartimenté. Un vrai montage industriel. Certes, la méthode n’est pas neuve. Du Brill Building à la Motown (lire plus loin), les labels ont toujours cherché à produire du hit à la chaîne. Aujourd’hui, cependant, le processus a atteint un degré d’organisation « fordiste » tout bonnement étourdissant.
Une question de technologie -des outils de composition toujours plus simples, plus accessibles, mais aussi de structure même des morceaux. John Seabrook explique par exemple comment, au milieu des années 2000, l’approche « mélodie et paroles » a été remplacée par le « track-and-hook », devenu « l’alpha et l’oméga de la chanson pop ». Les auteurs-compositeurs n’ont plus la main, explique-t-il. Ce sont désormais les producteurs qui dirigent le morceau. « Avec le track-and-hook, la production se fait d’abord, puis sont ajoutés les mélodies et les mots. Bien souvent, les producteurs ne cherchent pas une mélodie pour porter la chanson, mais plutôt juste assez de mélodie pour étoffer la production. » Avantage: un même « track » peut être envoyé à plusieurs mélodistes (top-liners), avant d’être « boosté » par une série d’accroches et de gimmicks vocaux plus ponctuels (hook)… Exemple avec le dernier album de Rihanna. Même si la chanteuse y est créditée en tant que « compositrice, directrice créative, productrice créative, artiste principale« , ANTI a nécessité « une équipe de quelque 50 compositeurs, auteurs et techniciens -l’équivalent d’un séminaire d’écriture complet« . De quoi donner le tournis. Définitivement, there is no business like show business…
HITS!, ENQUÊTE SUR LA FABRIQUE DES TUBES PLANÉTAIRES, DE JOHN SEABROOK, ÉDITIONS DE LA DÉCOUVERTE, TRADUIT DE L’ANGLAIS (US) PAR HERVÉ LONCAN, 395 PAGES. ****(*)
Tin Pan Alley
Le nom désigne un coin de New York. Un bout de la 28e Rue Ouest, entre le 5e et la 6e Avenue. Dès la fin du XIXe siècle, les compositeurs et les éditeurs de partitions s’y retrouvent en masse. On y croise les Gershwin, Irving Berlin… La légende veut que l’endroit ait été baptisé Tin Pan Alley (« l’allée des casseroles »), en référence au boucan produit par les pianos désaccordés sur lesquels bossaient les compositeurs.
Brill Building
Construit en 1931, le Brill Building est situé sur Broadway, au niveau de la 49e Rue. C’est dans le courant des années 50 et 60 qu’il devient surtout synonyme d’un certain songwriting classique « à l’américaine ». L’immeuble fourmille alors de compositeurs et de paroliers (Jerry Leiber et Mike Stoller, Carole King et Gerry Goffin, Burt Bacharach, etc.), enfermés dans leurs bureaux, à peine assez grands pour abriter un piano.
Motown
Au cours des années 60, Motown ne révolutionnera pas seulement la pop en faisant la jonction entre les mondes musicaux noir et blanc. Le label inaugurera aussi une nouvelle manière de produire des tubes. Ouvrier chez Ford, Berry Gordy cherchera à produire des hits comme sur une chaîne de montage. Résultat: enchaînant les succès (Diana Ross & The Supremes, The Jackson Five…), le label sera rebaptisé Hitsville…
SAW
Peut-être encore plus que les autres décennies, les eighties ont vénéré les tubes XXL et les one-hit wonders. Pour le meilleur et pour le pire. C’est notamment durant les années 80 qu’a sévi le trio de compositeurs-producteurs anglais Stock-Aitken-Waterman. Leur partenariat a réussi à glisser quelque 100 morceaux (!) dans le top 40 britannique. Signés Kylie Minogue, Bananarama, Mel & Kim, ou encore Rick Astley…
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