Hip-hop honey: plongée dans l’histoire et la réalité des femmes-objets des clips de hip-hop

La femme-objet, un poncif dans les clips de hip-hop. Ici LVMH, de Booba. © capture d'écran
Estelle Spoto
Estelle Spoto Journaliste

Les polémiques ayant entouré le choix de Damso pour composer l’hymne des Diables Rouges ont jeté une lumière médiatique sur la piètre image de la femme dans le hip-hop. Mais comment en est-on arrivé là? Plongée dans l’histoire et la réalité des hip-hop honey, ces femmes-objets souvent condamnées à se contorsionner dans les clips pour incarner un certain désir.

Prenons un exemple (presque) au hasard. Le clip de La Sauce, de Hamza, sorti sur l’album H-24. Posté en février 2016, il a récolté plus de six millions de vues sur YouTube. Le jeune rappeur (23 ans) originaire de Laeken y arrive en voiture de sport blanche devant une villa avec piscine. Des filles en sous- vêtements, communément appelées hip-hop honey ou vixen (1), se trémoussent autour de lui sur le lit puis préparent un spaghetti. Côté paroles, ça donne: « Je traite ces petites putes et elles aiment ça. Elles aiment ça oui parce qu’elles sont comme ça. Elles travaillent à poil mon frère. Satisfaction elles sont fortes dans l’action. » Le hip-hop belge a la cote, mais au niveau de l’esthétique et des thèmes, le gros des troupes ne fait pas dans l’originalité. Volontiers vulgaire et misogyne, il puise sans vergogne dans une imagerie qui a prouvé son succès il y a longtemps déjà, dès les origines du genre, aux États-Unis. Pour la comprendre, il faut remonter jusque dans les années 1960, à Chicago, mais peut-être encore plus loin, dans les champs de coton du Sud, au XVIIIe siècle.

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Iceberg Slim. Ce surnom, Robert Lee Maupin, né en 1918 à Chicago, le doit selon la légende au sang-froid gardé lors d’un échange de coups de feu dans un bar, ne bougeant pas d’un poil alors qu’une balle traverse son chapeau. En 1969, il publiera son autobiographie, Pimp: The Story of My Life, sorti en français en 1998 sous le titre Pimp: mémoires d’un maquereau (éd. de l’Olivier). Son histoire est incroyable. Abandonné par son père, abusé à 3 ans par sa babysitter (c’est sur cette scène très crue que s’ouvre le livre), placé en maison de correction pour avoir essayé de prostituer sa petite amie quand il était encore ado, Iceberg Slim, malin et sans états d’âme, fera son chemin dans le ghetto black en devenant proxénète. Ce qui le mènera « très haut » avec, d’après ses propres dires, jusqu’à 400 filles travaillant pour lui, mais aussi très bas, avec plusieurs séjours en prison à la clé. Il se rangera en 1960, s’installera en Californie et se métamorphosera en écrivain. Outre le récit de sa vie mouvementée, on lui doit aussi plusieurs romans, dont un, Trick Baby, sera adapté au cinéma en 1972 (11 millions de dollars au box-office américain).

Iceberg Slim, le pimp en tant que modèle ultime.
Iceberg Slim, le pimp en tant que modèle ultime.© dr

En 1973, Pimp avait déjà été réédité dix-neuf fois. Deux millions de copies écoulées… Parmi toute une frange de la population noire dont la vie se retrouvait pour la première fois dépeinte dans un livre grâce à lui, Iceberg Slim est devenu un héros. Un modèle – certes déviant – d’ascension sociale dans un environnement où la plupart des portes restent fermées. Dans les années 1980, au moment où se développe le gangsta rap, certains s’en revendiqueront de manière assumée. Ice Cube et Ice T ont choisi leur pseudo en son honneur. Ce dernier, fan absolu de Pimp, a d’ailleurs réalisé en 2012 un documentaire lui rendant hommage, intitulé Iceberg Slim, Portrait of a Pimp. On y voit notamment Snoop Dogg, qui a piqué à Slim sa garde-robe extravagante. Mais le mot « pimp » a tourné comme un mantra dans tout un pan du hip-hop, de Jay-Z (Big Pimpin’, « I’m a pimp in every sense of the word, bitch ») à 50 Cent (PIMP, « No Cadillac, no perms, you can’t see that I’m a motherfucking P-I-M-P ») en passant par Too $hort (Pimpology, « When I was 3 years old, Straight pimp game I was told. My daddy sent me to pimp school. ») et jusqu’à Kendrick Lamar et son album To Pimp a Butterfly sorti en 2015. Dès lors, dans les clips, les rappeurs se devaient d’afficher bijoux, voitures, villas, mais surtout des hordes de « bitches » en petite tenue. Cette image de la femme-objet, soumise, dotée de préférence de gros seins et de grosses fesses, a petit à petit essaimé dans la culture mainstream, au fur et à mesure que le rap sortait du ghetto pour s’imposer au monde.

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Dans sa préface à une réédition de Pimp en 2008, l’écrivain écossais Irvine Welsh (Trainspotting) soulignait « l’ironie du fait que les guerres culturelles globales aient été remportées par la frange la plus dépossédée et dénigrée de la société occidentale: la jeunesse noire des ghettos américains ». Welsh y mettait aussi en évidence que le modèle du pimp traitant ses putes comme du bétail était en quelque sorte un héritage de la façon dont les Blancs ont traité les esclaves noirs: « D’une certaine façon, le pimping à la fois simule et reproduit l’esclavage, ou le fait de détenir des corps pour générer de la richesse. »

La frontière est mince entre le monde de la nuit et le milieu des clips hip-hop

To twerk or not to twerk

La violence de la traite négrière est revenue comme un boomerang traversant les siècles, bousculant la vision de la femme auprès des jeunes générations fans de rap. Pour celles qui endossent cette image dégradée dans les clips, il est parfois important de fixer les frontières de l’acceptable.

Autre clip: LVMH de Booba, sorti sur l’album D.U.C, clip posté en avril 2015, plus de 17 millions de vues sur YouTube. Les scènes ont été tournées au sud de Paris, au château de Breteuil. Les premières images en détaillent l’extérieur et l’intérieur, jusqu’à un plan sur deux femmes assises sur des fauteuils, mais faisant face au mur, de façon à bien exposer leur fessier enserré dans la résille. Leur visage restera caché. Arrivent alors une dizaine de filles, certaines masquées, entrant en file indienne. Parmi les brunettes et les métisses, une blonde apparaît furtivement. C’est Kelsy. Il y a quatre ans, cette modèle française (alors âgée de 18 ans) était prise pour le clip de Dancehall Party 2 de DJ Ken, diffusé massivement en télé, après avoir répondu à une annonce sur Facebook. Depuis, son nom est entré dans les carnets d’adresses de plusieurs bookeurs et réalisateurs, et les demandes se sont enchaînées d’elles-mêmes. Mais jusqu’à présent, c’est cette figuration dans LVMH qu’elle place tout en haut de ses faits d’armes. « On me voit à peine, mais j’en suis très fière parce que Booba est quelqu’un d’inaccessible. C’est quasiment impossible d’être dans un de ses clips », dit-elle. Kelsy a la particularité de travailler sans agent, elle gère sa carrière toute seule. « Personne ne prend de commission sur mes apparitions. » Pour un clip, elle empoche aujourd’hui entre 150 et 200 euros.

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Sur la plateforme de booking Hodnos, son profil précise, en capitales et avec un point d’exclamation, qu’elle ne fait pas de twerk, cette danse hautement suggestive dont le principal motif est un va-et-vient rapide du bassin effectué en position accroupie et de préférence avec des fesses massives. Le twerk a notamment été popularisé par le clip d’Anaconda de la rappeuse américaine Nicki Minaj (près de 800 millions de vues, « Fuck the skinny bitches in the club! I wanna see all the big fat ass bitches in the muthafuckin’ club »). Pour Kelsy, c’est une des frontières à ne pas dépasser. « Je mets bien les choses au point dès le départ: je ne suis pas danseuse, je suis modèle, précise-t-elle. Je suis là pour « faire la belle », ça s’arrête là. Je gère mon image. J’ai fait des études, je cherche du travail, je sais que tout le monde voit ces clips, dont mes parents et mon petit frère, donc ça, je ne le fais pas. » C’est que la demande de twerkeuses est forte dans le milieu. Les responsables de casting recrutent souvent des gogo-danseuses déjà actives dans les boîtes de nuit.

 Kelsy, modèle pour clips, mais pas twerkeuse.
Kelsy, modèle pour clips, mais pas twerkeuse.© DR

La frontière est parfois bien mince entre le monde de la nuit et le milieu des clips hip-hop. Si beaucoup d’artistes endossent un rôle de composition quand ils prennent des poses de pimp, certains comme Ice T, ancien maquereau, ont vraiment tâté le terrain. En Belgique, on se souvient par exemple du procès des membres du Négatif Clan, rappeurs, mais aussi escrocs et proxénètes. Selon Kelsy, le risque existe pour les vixens d’être entraînées vers d’autres réseaux. « Certaines deviennent strip-teaseuses, d’autres escorts. Dans ce milieu-là, vous allez toujours croiser des personnes pas forcément bien intentionnées. » Et si à sa connaissance, les équipes de tournage ont en général un comportement pro, certains essaient parfois de « gratter ». « En ce qui me concerne, avant d’accepter un clip, je demande quelles sont les scènes prévues. Dernièrement, sur un tournage, le réalisateur a dit à l’artiste: « Mets-lui une claque sur les fesses! » alors qu’on n’avait jamais parlé de ça. Je me suis retournée et j’ai dit: « Non, moi je ne suis pas d’accord. Avant de demander à l’artiste, tu me demandes à moi! » Et ils n’ont pas insisté. Mais si vous ne dites rien, c’est à vous de subir les conséquences. Je pense que parmi les débutantes qui ne savent pas trop comment ça se passe, beaucoup se font avoir. »

Consciente de l’image qu’elle véhicule (« la femme dans ces clips, c’est un objet comme la voiture à côté ou la villa, on n’est pas dans le girl power! ») mais prête à l’utiliser pour ses propres fins, Kelsy fait partie de ces hip-hop honey ambitieuses qui ont appris comment les réseaux sociaux pouvaient leur permettre de se faire un nom toutes seules. Certaines vixens se muent même en femmes d’affaires, comme la danseuse née en République dominicaine Rosa Acosta, qui a développé ses propres vidéos de fitness et une marque de vêtements. Grâce à Instagram, l’ancienne strip-teaseuse du Bronx Cardi B est devenue une star du hip-hop. Elle a sorti son premier album (Invasion of Privacy) en avril 2018 et est aujourd’hui multimillionnaire. En sachant user et jouer consciemment de ses codes, les femmes peuvent aussi reprendre la main et s’imposer dans le rap game. « Laisse-nous mener la vie qu’on veut », chante la rappeuse de Molenbeek Shay dans PMW. Nombre de vues? 51 millions. Trois fois plus que le titre siglé suscité de son ex-mentor Booba. Bam!

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(1) Littéralement « renarde ». Vixen est aussi le nom d’une super-héroïne afro-américaine de l’univers de DC Comics. Une sorte de pendant féminin du Black Panther de Marvel.

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