Gainsbourg sauce reggae

Fin décembre 1979, trois soirées sont enregistrées au Palace, à Paris. © getty images
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Alors qu’il est auteur à succès, d’abord pour les autres, Gainsbourg cartonne enfin en 1979 avec son propre album reggae. Repris dans un double live chaloupé, aujourd’hui réédité.

Strasbourg, 4 janvier 1980. Tournée dans la foulée d’ Aux armes et cætera, le disque sorti au printemps précédent, enregistré en une douzaine de jours en Jamaïque. Notamment avec Sly & Robbie, la plus fameuse paire rythmique de la Caraïbe, et les choristes de Marley. Album vite certifié or, puis platine, en route vers les 500 000 exemplaires. Une semaine auparavant, le chanteur nicotiné achève une série de concerts au Palace, équivalent brancho-parisien du Studio 54 new-yorkais. Mais ce soir-là, en Alsace hivernale, dans le vaste Hall Rhénus, il y a comme un twist: choqués par l’adaptation à la mode jamaïcaine de La Marseillaise qui se trouve sur Aux armes…, une soixantaine de paras ayant acheté leur billet, pointent leur béret. Rouge de colère. La télévision française filme une bande de (pré)retraités moustachus en uniforme, le fusil dans le regard, prêts à en découdre. Quelques mois auparavant, l’écrivain Michel Droit – qui porte bien son nom – écrivait, dans Le Figaro, un billet accusant le chanteur « de provoquer l’antisémitisme en faisant son beurre sur l’hymne national ». Libérant, bien avant la tyrannie des réseaux sociaux, des masses de messages haineux à l’encontre de l’ex-Lucien Ginsburg. Qui rappelait, en réponse à Droit, n’avoir jamais oublié, adolescent, le port de l’étoile jaune.

Quarante ans plus tard, c’est toujours l’un des plus beaux moments de la carrière de Monsieur Birkin.

A Strasbourg, une alerte à la bombe a été signalée à l’hôtel de Gainsbourg & C° et l’on pourrait couper un morceau d’atmosphère de la salle tant elle semble lourde de méfiance paramilitaire. En tout cas, suffisamment pour que les musiciens jamaïcains qui forment le groupe gainsbourgien, prennent peur et refusent absolument de monter sur scène. Et là, coup de génie, coup de sang, coup d’adrénaline, Serge Gainsbourg, lui, y va, seul au front. Devant les paras médusés, il attaque La Marseillaise a capella, le poing levé, rendant à l’hymne, ainsi dénudé, ses férocité et fierté initiales. Pas d’autre possibilité, pour l’échantillon égaré de l’armée française, que de se mettre au garde-à-vous devant les mots fièrement dressés de Rouget de l’Isle. A la fois furibard et triomphant, sans doute un rien estomaqué par l’issue de la soirée, Serge se retire alors en coulisses sous les applaudissements. Le concert n’aura pas lieu mais l’honneur, lui, sera définitivement sauf. En décembre 1981, Gainsbourg achètera pour 130 000 francs français (équivalent actuel de 63 000 euros), non pas le manuscrit original de Rouget de l’Isle, mais une réécriture  » au propre » datée de 1833.

Bijou

Pour savourer le triomphe gainsbourgien du retour en scène dans la dernière ligne droite des seventies et en début de décennie suivante, il faut revenir une quinzaine d’années auparavant. Gainsbourg sixties a fait un parcours peu orthodoxe: initialement assimilé au courant Rive gauche des clubs pour musiques jazzyfiantes, l’auteur- compositeur-chanteur-pianiste ne vend pas de disques, même si aujourd’hui son 25 centimètres N°4 de 1962 se négocie dans les 500 euros. Avant de cartonner par interprètes interposés – notamment le Poupée de cire, poupée de son de France Gall, Grand Prix de l’Eurovision 1965 – Gainsbourg passe difficilement des cabarets aux théâtres. Quand il se produit au 140 bruxellois en décembre 1964, le directeur Jo Dekmine est obligé d’annuler plusieurs des cinq prestations prévues, faute de monde. Dans La Lanterne, on lit: « Le caractère assez monocorde de la musique n’est pas davantage compensé que la médiocrité des paroles par les interprétations que Serge Gainsbourg lui-même en propose. Ce qu’elles sont nonchalantes, et ternes, ces interprétations! Retenons, pour ce qu’elles passèrent un peu moins pâles, les chansons intitulées Où est ma petite amie? , La Recette de l’amour fou, et Le Poinçonneur des Lilas. Disons que, durant ces chansons, la grisaille un moment parut moins épaisse. »

Gainsbourg sauce reggae

Ce qui peut expliquer le délai d’une quinzaine d’années avant que Serge – entre-temps reconnu faiseur de tubes pour autrui, dont Jane Birkin – tâte à nouveau du live. Un soir de 1978, invité du groupe postpunk Bijou à Epernay, en Champagne, Gainsbourg partage trois titres avec eux. Et est soufflé par la bouillante réaction d’un public majoritairement jeune et rock. L’improbable prend corps: il s’invite à quelques autres concerts de Bijou et puis part en Jamaïque boucler Aux armes et cætera. Au départ, les musiciens jamaïcains sont clairement là pour le chèque des sessions, ignorant tout de la saga Gainsbourg. Mais quand ils découvrent que Serge est l’auteur-cointerprète de Je t’aime moi non plus, carton en Grande-Bretagne et trouvant donc son écho dans l’ancienne colonie, s’installent alors respect et complicité.

Talk over

Aux Armes et cætera permet donc le retour surprenant de Gainsbourg, découvert par une audience « de p’tits gars et de p’tites pisseuses (sic)« , séduite par le mix de textes roublards, « peu conseillés aux moins de 16 ans », de nonchalance dandy et, bien sûr, de groove reggae. Musique alors triomphante sous l’égide de Marley. Les salles enthousiastes – notamment lors des deux concerts bruxellois bondés le même 5 janvier 1980 au Cirque royal – amènent l’enregistrement, au Palace parisien, de trois soirées fin décembre 1979. Gainsbourg, influencé par le Dread Beat An’ Blood de l’Anglo-Jamaïcain Linton Kwesi Johnson ou la verbalité de U-Roy ou Big Youth, adapte le talk over à sa propre voix crayeuse . Entre chant et prosodie rythmée au son du reggae-dub, pour le coup, matelas capiteux qui entoure, berce et fait groover les morceaux.

Le double CD qui paraît cet automne (1) sort une première fois en double vinyle dans la foulée des concerts de 1980, la qualité sonore y étant très moyenne. Une seconde tentative, datée de 2006, est nettement plus heureuse et permet une restauration des bandes originales, ajoutant, dans cette version 2020, les prises de Daisy Temple et Docteur Jekyll et Monsieur Hyde. Au total, vingt titres où la machine caraïbe booste les véloces délices gainsbourgiens, qui revisitent Harley Davidson, sa Javanaise ou encore l’adaptation française d’une antiquité américaine, Vieille canaille. En plus des irrésistibles d’ Aux armes et cætera comme Lola Rastaquouère ou Pas long feu. Quarante ans plus tard, c’est toujours l’un des plus beaux moments de la carrière de Monsieur Birkin.

(1) Enregistrement public au Théâtre Le Palace chez Universal.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content