Gaëtan Streel: « Le côté publicitaire de la musique prend une place énorme, et je n’ai pas envie d’être un spammer »
Demain, le nouvel opus de Gaëtan Streel, charrie d’ambitieuses chansons piquées de sentiments volontiers sombres. Avec, toujours, une passion visuelle caméléonne. Portrait et critique.
Sur la pochette du premier album paru sous son nom en 2012, Gaëtan Streel apparaît comme un rastaman, alors que sa musique est hors reggae, dans une campagne aux senteurs tropicales. Jamaïque? Zimbabwe? Ouganda? Ben non, la photo est prise en verdure belgo-belge, pas loin du Liège empathique de Gaëtan. Streel serait l’adepte chevronné de matriochkas, ces poupées russes qui révèlent toujours une plus petite forme de réalité dans leurs enveloppes successives. Et donc oui, le quadra (1977) pratique toujours la multiplicité de ses propres représentations. Sur ce troisième CD, on l’aperçoit en plan américain, torse nu sous spot violet, et puis aussi, dans une série d’images où son visage est superposé à des projections de phrases telles que « Pour la vie« , « La Peur » ou « Demain« . Titres de chansons extraites de l’album nouveau (lire la critique ci-dessous). Dans un cliché en particulier, Streel n’est pas loin de donner des sensations aborigènes, d’un autre ailleurs, d’une forme différente de représentation humaine. Carrément. Il y a de cela dans le parcours de ce garçon aux racines mélangées: un père, rwandais, assez vite disparu de la circulation, et une maman d’origine ukrainienne.
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Comment sent-il sa bio aujourd’hui, à l’âge supposé de la maturité? « Depuis que l’on s’est vu il y a presque dix ans, j’ai voyagé essentiellement pour la musique, pas pour repartir sur les traces de ma famille. Qui est assez explosée en dehors de ma mère, qui est en Belgique, de ma petite soeur, sculptrice et prof à l’académie, et de mon aînée qui habite depuis 20 ans en Angleterre… Mes racines me semblent assez abstraites: du côté de l’Afrique, je n’ai aucune culture, c’est vraiment biologique. Et du côté de l’Est, ma mère est un moment repartie en Russie lors de la chute du mur, c’était important pour elle. Mais moi, j’étais déjà ado et c’était trop tard pour moi. Objectivement, le métissage n’a jamais pesé dans la balance… Même si j’ai grandi dans les années 80, époque d’un racisme primaire. J’étais métisse mais le plus souvent, on me voyait comme « noir ». D’où un inconnu qui te traite de sale nègre dans la rue. Alors qu’aujourd’hui, je me sens plutôt assimilé blanc. Pas du tout le cas quand j’étais gosse. »
Lorsqu’on insiste un peu en parlant de la mixité de sa musique -synthèse de multiples parfums différents-, voilà ce que Gaëtan en dit: « Le lien qui pourrait exister est que je viens d’une culture sans véritable unité esthétique. Liège est une ville où je me sens très libre et puis je ne me suis jamais senti comme « esclave » des goûts de mes parents ou de mes soeurs. »
Spammers
Comme l’induit son titre, Demain est un enregistrement réalisé en français. Si Streel se réserve le droit de continuer à écrire en anglais pour d’autres projets, celui-ci est conçu dans sa langue natale: « Pendant un bout de temps, j’ai eu l’impression que le français ne collait pas à mes musiques. Là, je suis passé à d’autres choses… » La force de Streel est le flottement entre les genres, cette capacité à détourner un morceau hors des codes attendus. Avec, sur ce disque très nourri, des arrangements amples qui brouillent les pistes. Par exemple, dans le très beau À l’encre de Chine, baigné de dérives de puissance orchestrale. Gaëtan étant l’homme-orchestre, puisque hormis les batteries jouées par l’excellent Olivier Cox, le Liégeois a tout instrumentalisé lui-même, des guitares-claviers au mixage, mastering et artwork.
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Position sans doute libératrice dans son esthétique, encore une fois, mélangée, mais qui atterrit dans un marché 2022 qui n’aime rien autant que les catégorisations fermes. Gaëtan refuse de se positionner: « Sinon, je ferais sans aucun doute une autre musique (sourire). C’est l’avantage et l’inconvénient d’être dans un circuit indépendant et de petite envergure. Je sais que je ne peux pas prétendre à toute une série de médias, de voies, mais la liberté compte de plus en plus dans ma vie. Je n’ai pas de comptes à rendre, des gens m’aident à porter le projet mais je suis le seul directeur artistique à bord. À moins d’un coup de chance, je ne pense pas faire une musique qui puisse passer sur les grosses radios actuelles. On est dans une période de spammers, le côté publicitaire de l’industrie prend une place énorme. Et je n’ai pas envie de ça. » Pas faux, surtout quelques jours après le coup de com’ d’un autre métisse belge à la télé.
Perméable
L’autarcie de Streel ne se limite pas à la fabrication de la musique: elle se prolonge aussi à l’image. Celle de la photographie comme des clips qu’il réalise également. Sans jamais, selon ses propres termes, vouloir » polariser » ni ses chansons, ni son attitude. Un électron décidément libre. « À Liège, il existe une forme de fraternité, mais aussi des familles très différentes, les bobos, ceux qui s’accrochent au rock ou aux musiques électroniques. Il n’y a qu’une minorité qui traverse les frontières, ces zones perméables entre elles. » Pas seulement dans ce qui est géographico-sentimental, hein. « Je suis parfaitement conscient de faire une musique dont l’apparence est tout à fait positive et de textes assez froids, assez crus. »
En attendant une éventuelle sortie en vinyle -les usines de production européennes sont overbookées- reste la version digitale de Demain. Faut y aller, évidemment. « Le plus important pour moi, c’est que ma musique soit écoutée. Peu importe le support sur lequel elle se trouve. » Pas de doute, on est bien en 2022, même si la musique de Streel ne se laissera pas prisonnière d’une époque certifiée. On parie?
Disponible sur les plateformes. ***(*)
Dans le portrait de Gaëtan, il est beaucoup question d’individualité, d’autarcie. C’est confirmé par ces onze titres qui, hormis la batterie, sont entièrement joués et produits par lui. Mais sa singularité réside aussi dans la façon dont il pose la langue française sur des mélodies synthpop, avec une ampleur quasi orchestrale (À l’encre de Chine). Avec des références qui peuvent rappeler les années 80 et, en particulier, le drive de The Cure (La Peur, Demain). D’où l’aspect radiophonique de plusieurs titres qui cherchent et réussissent l’évasion musicale, même si les thèmes qui rodent ne sont pas forcément rieurs. Par exemple dans Parti, qui évoque cette séparation brutale qu’est la mort. Ou la rupture amoureuse.
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