Serge Coosemans

Festivals vs clubbing: fuir le combat, s’inventer un avenir

Serge Coosemans Chroniqueur

Il est temps pour le clubbing de revoir totalement ses fondamentaux et de se réinventer, estime Serge Coosemans. Sans quoi, on va se retrouver avec une culture boum-boum née de l’expérience festivalière. En d’autres termes, l’horreur absolue. Sortie de Route, S04E35.

On connaît la chanson funèbre: le festival écraserait toute concurrence parce qu’il s’agit d’une expérience immersive ultime, une offre culturelle maousse, une alternative de plaisance aux city-trips chérots, une aventure à la Koh-Lanta (faussement) no-cost. Quand le jeune en revient, il s’occupe bénévolement du marketing des festivals, car il a tout un tas de choses à raconter, au boulot comme sur les réseaux sociaux, des étoiles et des veines éclatées plein les yeux. Ce qui compte aujourd’hui, ce n’est plus tant la musique, le groupe ou le DJ (ils se ressemblent tous, il en apparaît chaque semaine des charrettes de nouveaux, on ne suit plus rien…) mais plutôt l’expérience communautaire, l’ambiance permissive, le concept, le storytelling, l’originalité des lieux et de la déco. Les clubs ne peuvent rien là contre: non seulement, ils n’en ont ni les moyens, ni la capacité logistique, mais cela fait aussi désormais quelques années que la plupart des clubs belges sont de notoriété publique particulièrement à la ramasse.

En fait, le club a l’air d’être tout simplement redevenu aussi déconsidéré qu’il ne l’était juste avant le boom new-beat, quand il fallait encore laisser sa veste au vestiaire et danser sur le mégamix Cloclo en mocassins à glands (chemise obligatoire, sneakers interdits). Le club est à nouveau perçu comme un endroit ringard, bling, cher, déclassé, qui n’est plus en phase avec la façon contemporaine non seulement de consommer la musique mais aussi de vivre les excès. Historiquement, les discothèques et les clubs n’ont jamais eu que trois principales fonctions: permettre la promiscuité, donner accès à une musique peu entendue ailleurs et encourager l’excès contrôlé. Autrement dit, c’est à la fois l’ancêtre de Tinder, de Soulseek et de la soirée coke en appartement. Il est donc permis aujourd’hui de se questionner sur l’utilité et la pertinence commerciale de tels établissements, exactement comme on le fait déjà pour les disquaires et les vidéoclubs. Merci, Internet.

Une vie moins ordinaire

Il y a autre chose. Si on en croit certains renifleurs de tendances, les fêtards fonctionnent désormais principalement sur le mode intox-détox, c’est-à-dire qu’à des périodes d’abstinence et de discipline sanitaires succèdent des bacchanales délirantes et faussement libertaires (Gay Pride, festivals, carnavals…). Le club est trop réglementé pour permettre ça. Il faut aux gens l’impression de liberté, même si celle-ci est totalement illusoire, qu’il s’agit surtout de consumérisme attrape-couillons, peut-être même relevé d’une pointe de contrôle social. Quoiqu’il en soit, ce n’est pas un hasard que le seul club qui semble encore hanter considérablement l’imaginaire collectif noctambule soit le Berghain, à Berlin, où tout semble justement permis, surtout de s’emmerder sur la techno allemande bien bourrine en regardant la bite à l’air de gays en rut. Ce qui reste justement un truc que l’on ne voit toujours pas en festival et qui se vend donc comme une expérience pouvant rendre la vie moins ordinaire.

Il existe en fait peu de chroniques sur les clubs, peu de reviews sur ce qui se passe réellement en discothèques alors que les festivals mangent énormément d’espace médiatique. C’est qu’ils sont perçus comme des évènements culturels majeurs, jamais comme des fêtes, même quand il y a 15 DJ’s et David Guetta en tête d’affiche. Contrairement aux clubs en revenant desquels on meurt sur les autoroutes et aux bistrots dansants dont le tapage nocturne trouble le sommeil bien mérité des riverains, le festival est le plus souvent considéré comme très positif, bon pour le tourisme, l’emploi et le marketing territorial. Le politique ne défend généralement ni les bars, ni les clubs, bien au contraire. Par contre, la plupart des gros festivals belges ont tous une couleur politique bien connue et les édiles sont généralement très heureux de passer pour des soutiens aux artistes émergeants qui y jouent en venant poser backstage pour les gazettes locales, la main sur l’épaule d’un rappeur du cru plus propre sur lui que les autres. Je suis certain qu’en cherchant bien, on doit même pouvoir trouver un discours qui soutient que les festivals contribuent à la mixité sociale alors que les discothèques et les bars à DJ’s restent vecteurs d’une certaine ségrégation.

C’est ce qui me fait dire qu’il devient urgent que le clubbing belge se réinvente, envoie bouler la menace festivalière, qu’il arrête de se positionner en victime ou en concurrent de ces jamborees qui tiennent davantage du cirque, de la kermesse, du carnaval et même de la brocante (Le booker à l’organisateur: « Je te vends 12 groupes bouche-trous au prix de 10. Ça roule, ma poule? »). Se réinventer comment? Je n’en sais rien et ce n’est certainement pas à un chroniqueur de 45 ans d’inventer les loisirs d’une génération de nouveaux clubbeurs pour certains nés en 1997. Je peux toutefois alerter cette belle jeunesse d’un effet pervers évident, par contre, car mes vieux yeux voient poindre un réel danger culturel. Si la musique se vit essentiellement en festivals pour une génération ne sortant plus en club, à l’avenir, on va musicalement nettement moins crocheter de la dentelle qu’envoyer la purée. On va privilégier le gros son, la tiédasserie pop, les enroules de forains, les gimmicks éprouvés, les « hooks » et les « drops » dont il existe déjà beaucoup de parodies, l’option Grosse Bertha. On aura essentiellement appris à jouer une heure devant 10.000 bouffeurs de frites, sous la pluie, ce qui n’est vraiment pas la même chose que de tenir une nuit devant 300 clubbeurs exigeants, quand la condensation dégouline des murs.

Le Studio 54, c’est fini

Je ne crois toutefois pas à la fin du clubbing. Je pense qu’il vit une mauvaise passe et que le déprécier fait surtout partie de l’argument de vente des festivals, qui essayent aussi de se positionner en version moderne des raves alors que celles-ci en sont pourtant l’exact opposé. Je crois par contre qu’il n’y aura sans doute plus de grande révolution musicale, d’électrochocs comparables au disco, au punk et à la techno, quelque-chose qui relance totalement l’industrie des loisirs en seulement quelques mois. Cela ne marque pas la fin du clubbing en tant que laboratoire des cultures à venir. Par contre, c’est la fin de l’illusion, pour beaucoup de gérants de discothèques qui s’imaginaient que l’on pouvait se contenter de plumer le pigeon, de prendre des trains en marche et de suivre les tendances pépère. Désormais, il s’agirait plutôt de totalement revoir ses fondamentaux, de réinventer la fonction même de ce qu’est un club puisque la promiscuité, les excès et les musiques peu entendues se trouvent désormais ailleurs et autrement, à un meilleur rapport qualité/prix.

Ce que l’on demande au clubbing est de s’imaginer un avenir, une renaissance, une alternative à tout le reste. Se positionner en tant qu’offre noctambule novatrice, vraiment novatrice. Ne pas amener dans ses murs des concepts de forains, ne pas copier les festivals, ne surtout pas essayer de copier Le Palace, le Studio 54 ou même le Boccaccio. Aller à contre-courant, totalement, en se prenant d’abord des baffes, en survivant à des humiliations et en espérant que la sauce prenne petit à petit. C’est exactement ce qu’on fait toutes les légendes du secteur, après tout. C’est même la seule tradition réellement respectable d’un milieu qui ne l’a jamais vraiment été.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content