Ferré chez les Belges
Un siècle après sa naissance, Léo Ferré (24 août 1916 – 14 juillet 1993) incarne toujours l’ultime poète libertaire fasciné par la musique. Amour et anarchie, déception et révolte… Son arme de séduction massive continue à produire ses effets. En Belgique aussi.
« Tout début des années 1950 à Paris, je parcourais les cabarets de la rive gauche: aux Trois Mailletz, il y avait quelques tables et puis ce type s’accompagnant au piano, qui portait des lunettes recollées au scotch. Plutôt doté d’un physique de chef d’orchestre (sourire), il chantait déjà Monsieur Tout-Blanc: « Monsieur Tout-Blanc/Vous enseignez la charité/Bien ordonnée/Dans vos châteaux en Italie/Monsieur Tout-Blanc/La charité/C’est très gentil/Mais qu’est-ce que c’est ?/Expliquez-moi. » Je me suis dit que celui-là, je voulais le faire venir dans mon lieu, La Poubelle, à Bruxelles. » Une soixantaine d’années plus tard, Jo Dekmine, directeur du Théâtre 140 de 1963 à 2015, peu porté par la nostalgie, parle de Léo comme d’une partie importante de sa vie. Coup de foudre artistique qu’il invite dans ses cabarets puis à quatre reprises au 140 entre 1964 et 1972: « La première fois, Ferré a logé chez mes parents à Schaerbeek, dans la chambre de mon grand-père, avec son grand chien adorable. Il était charmant et on parlait des poètes, notamment ceux qu’il adaptera plus tard en musique, Aragon, Verlaine, Rimbaud ou Apollinaire dont il voulait faire un oratorio. Ferré n’était pas une petite voix intéressante, mais un chantre, un cantor qui écrivait des chansons mais aurait supporté de composer des symphonies. Ce qu’il fera d’ailleurs plus tard, devenant son propre Mozart, son propre Beethoven. »
Le gamin Ferré est issu de la classe moyenne monégasque – son père est directeur du personnel du casino de Monte-Carlo – et a été abreuvé aux sillons classiques, croisant Ravel et rêvant d’orchestres larges. Les relations entre Jo et Léo se tendent dans les seventies, lorsque le chanteur accepte une apparition à Forest National, entraînant l’annulation d’une série prévue au 140, mais Dekmine garde une image plutôt préservée des contradictions de l’anar-vedette: « Dès les débuts, j’ai senti l’anarchie en lui et il tirait le diable par la queue. Plus tard, il a chanté ses chansons révolutionnaires devant les nantis du Brabant wallon à Louvain-la-Neuve, les bourgeois sur lesquels il crachait (sourire): on venait écouter religieusement le poète, le gauchiste généreux. Ferré était son meilleur fan, il avait une grande confiance en lui. Il a été le premier à oser une certaine parole, même s’il n’a pas évité les pompiérismes d’une écriture aux excès un peu faciles, abusant parfois des majuscules… »
Il a été le premier à oser une certaine parole, même s’il n’a pas évité les pompiérismes d’une écriture aux excès un peu faciles »
Rêves de singe
« Avec le temps… /Avec le temps va tout s’en va/Et l’on se sent blanchi comme un cheval fourbu/Et l’on se sent glacé dans un lit de hasard/Et l’on se sent tout seul peut-être mais peinard/Et l’on se sent floué par les années perdues. » La plus célèbre chanson de Ferré, celle la plus reprise à l’international, est aussi la plus conventionnellement sombre d’un répertoire qui sourira peu à la vie, soumise à des tempêtes de mots et de doutes puissants. Un verbe aussi rêveur qu’inventeur fasciné par ses propres cruautés et ses néologismes tentés par le cosmique. Avec le temps, écrite et composée par Ferré en 1969, enregistrée à l’automne suivant, ne sort en 45-tours qu’en 1971 avec, en guise de face B, un court texte d’Apollinaire. La densité de la tristesse exprimée vient de la faillite de son second mariage, avec Madeleine, sur les contreforts de 1968 et l’assassinat de sa guenon Pépée. « T’avais les mains comm’ des raquettes/Pépée/Et quand j’te f’sais les ongles/J’voyais des fleurs dans ta barbiche/T’avais les oreill’s de Gainsbourg/Mais toi t’avais pas besoin d’scotch/Pour les r’plier la nuit/Tandis que lui… ben oui !/Pépée ».
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Né à Monaco le 24 août 1916, le quinquagénaire Ferré, est alors au pinacle de sa popularité, bientôt dopée par C’est extra, mélodie en tube majeur inspirée par les Moody Blues anglais et toujours des paroles qui osent: « Une robe de cuir comme un oubli/Qu’aurait du chien sans l’faire exprès/Et dedans comme un matin gris/Une fille qui tangue et qui se tait/C’est extra ». Le triomphe d’une « graine d’ananar » comme il le beugle déjà sur son troisième album, paru en 1954, devenu dans les sixties, l’un des trois rois de la chanson française, adoubé par cette interview en compagnie de Brel et Brassens pour le magazine Rock & Folk, début 1969. Ferré y définit son sens de la politique: « Non, je ne suis pas, je ne peux pas être un militant. Je ne peux pas militer pour quelque idée que ce soit car je ne serais pas libre. Et je crois que Brassens et Brel sont comme moi, parce que l’anarchie, c’est d’abord la négation de toute autorité d’où qu’elle vienne. L’anarchie, ça a d’abord fait peur aux gens, à la fin du XIXe siècle, parce qu’il y avait des bombes. Après, ça a fait rigoler. Ensuite, le mot anarchie a pris comme un mauvais goût dans la bouche des gens. Et puis, depuis quelques mois, singulièrement depuis mai, les choses se sont remises en place. » (1)
Léo mène sous les traits de l’icône blanchie – toison christique, fringues noires – un répertoire incendié par les spasmes continus de la révolte. Les étudiants le plébiscitent et les concerts de la Mutualité, à Paris, et d’ailleurs, fleurissent de drapeaux noirs et d’applaudissements-slogans. Ferré aménagera ses colères: en 1982, lorsque le libertaire belge « Babar » – Roger Noël – se fait pincer en Pologne avec du matériel destiné au syndicat Solidarnosc, le chanteur accepte de venir faire sa grand-messe laïque à l’auditorium Janson de l’ULB pour payer la caution exigée du pouvoir polonais. Mais pas de diminuer son cachet usuel : anarchisme pragmatique donc.
Cubisme musical
Ferré a d’abord écrit pour les autres: Catherine Sauvage est la première à mettre de la lumière sur ses chansons, faisant de Monsieur William le succès de 1953 qui tire l’auteur de la mouise financière. Sauvage enregistrera près de cent titres de Ferré qui, depuis sa mort en 1993, vagabonde toujours dans le répertoire des autres. Philippe Léotard, cocaïnomane royaliste, sera parmi les interprètes transcendants du libertaire. Quand on le voit sur scène, en 1995 à La Louvière, accompagné d’un seul accordéoniste, la voix défoncée, les choix de l’acteur anoblissent les mots princiers du sujet monégasque: la littérature encore et toujours. La langue ferréenne joue du néologisme comme du contre-pied: on l’attend poulbot ou métaphorique, il débarque narquois. « Elle m’sex appeal/Et dans l’black out/Je smash facile/Sur son standing/In extremis/J’fais du pressing/Au self service/Et j’cause français/C’est un plaisir », brame-t-il dans La Langue française de 1962 qui annonce le verbe Gainsbourg.
En 2003, paraît chez Universal un album de reprises de l’artiste où la génération Miossec, Katerine, Dominique A côtoie les fans Lavilliers et Bashung, laissant ce dernier tordre la mélancolie originale d’Avec le temps dans un arrangement quasi country. « On retrouve l’audace de Ferré chez Bashung dans l’album L’Imprudence, en moins verbeux, moins ampoulé: il y a moins de mots mais des similitudes existent. Si tu chantes en français, tu ne peux pas passer à côté de Ferré qui considérait la chanson comme un art majeur, contrairement à Gainsbourg. » Le Belge Ivan Tirtiaux reprend en scène La vie d’artiste, Est-ce ainsi que les hommes vivent? ou ce Monsieur William qu’il bénit particulièrement. « J’adore les débuts de carrière de Ferré, confie Tirtiaux. Parce que c’est là qu’il chante le mieux, qu’il est plus dans la mélodie, avant que le poète ne prenne le dessus sur des cadences harmoniques se répétant davantage. Sa forme classique, nourrie aux alexandrins, est remplie d’associations de mots dingues. A la fin, il écrivait pratiquement tous ses textes, avec un sens aigu de la liberté: quand il reprend Aragon dans Est-ce ainsi que les hommes vivent?, il taille dans le texte original. Ce sont des chansons-monuments et Ferré est le chanteur du spleen, on ne l’écoute pas tous les jours: il est un peu comme Picasso, passé d’une période bleue à une forme de cubisme musical. »
L’héritage, c’est aussi le soin apporté par Mathieu Ferré, l’aîné de ses trois enfants, à soigner les archives parfois en errance, à les réhabiliter tout en les contextualisant via des disques riches en détails. La société d’édition créée du vivant du pater – La mémoire et la mer – reprise par la famille pour la diffusion de l’oeuvre, a par exemple publié, en 2003, un triple CD bouclé en 1984 lors d’un récital parisien au théâtre des Champs-Elysées. Ferré y rassemble tout le toutim, soit l’orchestre symphonique et les percussions de Milan, la chorale de la cathédrale de Monaco, plus un accordéoniste. Bombastique, lyrique, absolutiste. Il en signe les orchestrations et dirige l’ensemble, en Toscanini amateur de Bakounine. La langue, fouillée et fruitée, s’insinue dans tous les pores d’un vocabulaire libre, emprunte « des goémons de nécropole » et puis, sur les 23 minutes de La Solitude, devient fleuve. Pas Meuse mais Amazone de sensations qui mouillent dans différents ports via l’histoire racontée, peut-être en partie improvisée: Ferré parle autant qu’il ne chante, d’un grand-père, cocher de fiacre, d’un futur proche qui questionne l’existence des computers […] et puis aussi de Nietzsche s’en allant embrasser un cheval maltraité. Les multiplicités biographiques de l’existence, sublimées en une chanson-symphonie, eldorado d’un nouvel or musical. Quel mec quand même, Ferré!
(1) Léo Ferré, une vie d’artiste, par Robert Belleret, Actes Sud, 2016, 848 p.
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