Facteur Cheval: « cinglant, assez répétitif, obsédant »

Facteur Cheval © Sébastien Delahaye
Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Quand Carl, sans ses hommes-boîtes, rencontre les barjots de Zoft, il pique son nom à l’employé le plus fêlé de l’histoire des postes et fait saigner le rock en français. Le Facteur Cheval sonne toujours deux fois…

Le 19 avril 1879, lors de l’une de ses tournées, Joseph Ferdinand Cheval bute sur un caillou qui l’envoie valdinguer quelques mètres plus loin. Fils de petit cultivateur, il s’émerveille devant la beauté de la roche sculptée par l’érosion. C’est la révélation. Chaque jour, tout en livrant le courrier, le facteur collecte des pierres qu’il rassemble en petits tas le long des chemins et repasse chercher le soir avec sa brouette, sa « fidèle compagne de peine », pour en remplir son jardin. L’illuminé consacrera 33 ans de sa vie à se construire un palais, le Palais idéal, et, ne pouvant y être inhumé, huit autres à bâtir son propre tombeau, tous deux considérés aujourd’hui comme des chefs-d’oeuvre de l’art naïf.

Carl Roosens, Damien Magnette, Nicolas Gitto et Christophe Rault n’ont pas encore effectué de pèlerinage en Auvergne pour fumer du peyotl sur la tombe de cet improbable artiste, architecte et maçon, mais ils lui ont emprunté son nom pour symboliser la collision de leurs univers singuliers. Fugain, Manset, L’Affaire Louis’ Trio, Tue-Loup… Beaucoup dans la chanson française ont déjà rendu hommage à ce génie incompris. Cheval, en son temps considéré comme un fou, à tout le moins un original, a fini par influencer André Breton, Picasso, Max Ernst et Niki de Saint Phalle et par devenir une référence mondiale de l’art brut.

« On nous a demandé la filiation entre notre groupe et l’art outsider, explique le batteur Damien Magnette, non sans préciser que le projet aurait pu s’appeler Castor Plombier (« on cherchait surtout une association d’idées ») et qu’un groupe français a voulu le faire changer de nom avant de modifier le sien en Facteur Zèbre. L’art outsider est dans la manière ultradirecte qu’a Carl de travailler. La façon brute avec laquelle les choses sortent. »

Brillants touche-à-tout, Roosens et Magnette, qui fait par ailleurs du rock expérimental avec des handicapés mentaux au sein du génial Wild Classical Music Ensemble, se sont rencontrés à l’ERG, l’Ecole de recherche graphique à Bruxelles, il y a plus de dix ans maintenant. « Carl était en narration. Moi en pratique artistique. Peinture, sculpture, installations… L’équivalent des Beaux-Arts. Ce n’est qu’après les études qu’on s’est mis à faire de la musique ensemble. »

Le duo Zoft qu’il forme avec Nicolas Gitto s’accompagne au départ d’un souffleur mais a toujours aimé inviter et expérimenter. Carl est l’hôte rêvé. « C’était la première fois qu’on travaillait avec du texte, de la voix, se souvient Nicolas. On a donc confronté ces deux univers. Un truc assez rock, rentre-dedans, avec cet aspect textuel qui en fait un bazar vraiment bizarre. On s’est vite dit qu’il y avait quelque chose à creuser. »

Les trois empêcheurs de tourner en rond, rejoints par Christophe Rault, ont notamment collaboré en 2010 sur une fiction radiophonique: Le Reflex du Cyclope. « L’histoire d’une photographe, inspirée de Diane Arbus, qui déambulait hors de la ville et rencontrait des gens étranges à qui elle tirait le portrait. C’était un projet vraiment hybride. Une fiction radio live avec deux actrices et des musiciens derrière. Une expérimentation sonore, commande d’un festival à Nantes, qu’on a aussi jouée au cinéma Nova. » L’un commence une phrase, l’autre la termine. Il y a une complicité évidente entre ces quatre-là. Ce qui n’a pas empêché l’enregistrement d’Adieu l’organique (lire critique ci-dessous) de prendre des plombes. « On a tous des projets parallèles et on travaille beaucoup en résidence. On part une semaine, puis on ne fait plus rien pendant six mois. On se voyait deux, trois fois sur l’année. En gros, on a enregistré un morceau par an pendant six ans. »

Krocket Records

Si la musique de Facteur Cheval n’est pas complètement inclassable (un rock rêche et secoué, une déclamation anxiogène et essoufflée), elle est assurément indomptable. Les références ne se bousculent pas au pied de la monture… « On nous a déjà dit qu’on ressemblait à Etron Fou Leloublan, un vieux groupe de rock français (présenté comme un « projet de grabuge avant-gardiste », NDLR). Un mec de RifRaf nous parlait aussi d’Albert Marcoeur (qualifié de Zappa français, NDLR). Un truc musicalement dingo où le rapport entre le texte et la musique est assez taré… On pense encore à Kourgane. Une musique très cinglante, assez répétitive, obsédante. »

Psychopathe qui s’ignore, ou pas vraiment, Facteur Cheval souffre d’un dédoublement de personnalité qu’il a soigné en enregistrant une Crassette. « En résidence, on bossait sur des morceaux un peu sérieux comme il y en a sur l’album et en même temps sur plein de conneries. On se demandait comment combiner les deux. Parce que l’humour en musique est extrêmement fragile et doit se retrouver au bon endroit sous peine de devenir complètement foireux. »

Des claviers, des micros, 30 secondes de répétition et une minute d’enregistrement. Cette Crassette forcément improvisée (« elle a la fraîcheur et la débilité du moment très alcoolisé »), Magnette la distribue sur Krocket Records, son jeune microlabel DIY. « L’idée, c’est de sortir des conneries, des petites éditions de choses qui n’existent pas vraiment ou du moins qui existent autrement. Quand tu dois te lancer dans du pressage de vinyle, c’est parfois décourageant. Je veux proposer des projets à contraintes, faire des choses rigolotes. Je pense notamment à déterrer des archives de musiciens, à retrouver ce qu’ils enregistraient sur de petits decks cassettes quand ils étaient gamins et à en faire des compilations. »

Les concerts, ce sera pour la rentrée. Christophe vient de bosser sur une fiction radiophonique en cinq épisodes, Beaux jeunes monstres, « des handicapés moteurs cérébraux qui mènent une révolution » et travaille actuellement sur une expo à Rennes au Musée de la danse contemporaine. Quant à Carl, il doit partir au Canada sonoriser un de ses films d’animation. « Ça s’appelle Je ne sens plus rien. Ça raconte la journée d’un couple. Elle est pompière. Lui, est magicien. Elle sauve des vies dans des immeubles en feu. Lui récupère ces gens blessés et tente de les distraire. » Ne reste plus qu’à surveiller les avis de passage…

Facteur Cheval – Adieu l’organique

Facteur Cheval:

Dès les premiers mots de Boucle, Carl Roosens plante le décor de ses névroses et du premier album, décapant, de Facteur Cheval. Ruade dans les brancards et les civières du rock en français, sabot dans la boîte crânienne de la mièvrerie ambiante… Flanqué du claviériste et bassiste Christophe Rault et du duo Zoft (guitare/batterie), Carl crache, crie, crispe des histoires à dormir debout (et à se faire enfermer) de mains qui viennent le réveiller la nuit, lui gratter la barbe et le défénestrer. Il s’époumone jusqu’à l’asphyxie dans des ambiances nerveuses, flippantes et dissonantes. Adieu l’organique, c’est du Polanski (genre Répulsion) raconté en français sur du rock tendu, bancal et bruitiste. Enorme.

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