Dominique A, une vie confinée
Bousculé par la pandémie, remué par la disparition de Philippe Pascal, Dominique A sort Vie étrange. Pas vraiment un « nouvel album, mais un disque, oui« , réalisé entièrement à la maison. Entretien.
Ce n’était pas l’idée initiale. Après avoir sorti deux albums en 2018, Dominique A avait bien l’intention de se tenir à l’écart pendant encore un moment. La pandémie a bousculé tous les plans. Prendre du recul pour réfléchir à la suite était une chose. Se retrouver confiné du jour au lendemain, une autre. Comme il l’écrit dans la note d’intention de Vie étrange, « autarcie sur autarcie, ça commençait à faire beaucoup« . Ces derniers mois, le chanteur-auteur-compositeur-écrivain a donc publié Fleurs plantées par Philippe, un texte consacré à Philippe Pascal, icône du punk-new wave français, mort l’an dernier, suicidé, à l’âge de 63 ans. Quelques jours avant sa disparition, Philippe Pascal avait encore contacté Dominique A pour collaborer sur les textes d’un nouvel album de son groupe Marquis de Sade, 40 ans après Rue de Siam…
De ce rendez-vous manqué Dominique fera donc un court récit. Il trouvera également dans L’Éclaircie, morceau parmi les plus incandescents de Marc Seberg, l’autre groupe de Philippe Pascal, une manière de lui rendre hommage. Et même plus encore. La chanson remettra en effet le Nantais sur les rails musicaux, le tirant de la torpeur dans laquelle avait pu le plonger le confinement. D’abord avec un premier EP de quatre titres, lancé sur le Net (Le Silence, ou tout comme). Puis, continuant sur sa lancée, en y ajoutant de nouveaux titres pour compléter ce qu’il a bien fallu finir par appeler un disque.
Synthés new wave, guitares solitaires, drum machine polaire et pluie qui tombe: Vie étrange tient de la traversée intimiste, comme une « carte postale sonore, à destination des gens qui m’aiment bien« . Il n’évoque pas tant la pandémie que le manque de perspectives qu’elle impose. L’auteur de L’Horizon (2006) chante précisément son absence, une vie confinée où la répétition des jours, toujours les mêmes (Wagons de porcelaine, À la même place), console autant qu’elle mine (Les Éveillés, Quand je rentre). Avec ce don qu’a Dominique Ané pour éclairer les anfractuosités du quotidien, n’ayant besoin que de quelques mots simples pour mettre au final l’auditeur dans les cordes (« Tu me dis qu’auprès de moi, on se sent seul« , Sols d’automne). Ce qui, à une époque où même les sentiments semblent parfois étouffés, le rend plus indispensable que jamais.
Sur Toute latitude, sorti en 2018, l’un de vos morceaux s’intitulait Se décentrer. Est-ce que le confinement en a été l’occasion?
J’ai plutôt l’impression inverse. Comme tout le monde, je me suis retrouvé replié sur ma petite vie, mes petites histoires, mes propres interrogations intimes. En ce sens, je n’ai pas eu le sentiment d’être très ouvert sur l’extérieur, non. En tout cas, lors du premier confinement… Je ne sais pas trop où vous en êtes chez vous, mais là, en ce moment, en France, la situation est compliquée. Ça me met dans un état de colère. Je m’en méfie un peu, parce que cette colère me masque -c’est le cas de le dire- l’essentiel. Soit qu’il s’agit quand même de sauver des vies. Mais au prix du renoncement à combien de libertés individuelles? J’ai l’impression que, accaparés que nous sommes par le tout-sanitaire, on a évacué les questions plus globales, philosophiques. Depuis peu, les enfants à partir de six ans doivent porter un masque. Je n’arrive pas à m’y résoudre. Est-ce que je surinvestis émotionnellement parce que j’ai moi-même un enfant de cet âge-là? Je n’en sais rien. Mais je suis très surpris du peu de réactions. Donc le décentrage, je ne le vois pas trop, non… Cela étant dit, la chanson en question évoquait surtout le rapport de l’homme au vivant. Or, on oublie souvent les causes premières de tout ce que l’on vit aujourd’hui. À savoir, la surexploitation de l’environnement, qui continue de bouleverser l’équilibre biologique, et qui va multiplier les risques de pandémie. Récemment encore, un rapport des Nations unies l’évoquait. Mais je pense que tout le monde s’en fout un peu…
Est-ce qu’au moins le confinement a libéré du temps pour créer?
Oui, puisque j’en ai profité pour sortir un disque et un bouquin. De ce point de vue, c’est plutôt positif (sourire). Ça m’a même sorti d’une ornière. Au départ, je pensais mettre à profit ce temps pour composer et travailler sur un album. Mais j’avais un blocage. J’avais tissé trop de choses, trop d’enjeux. Je me mettais trop de pression. C’est aussi un projet de groupe, avec un processus d’écriture assez élaboré. Et je ne me voyais pas me lancer dans des vidéoconférences, ce genre de machin. Au lieu de ça, je suis revenu à quelque chose que je connais bien: un enregistrement home studio, avec une écriture qui se nourrit du moment, sans véritablement poser d’enjeux -ni de renouvellement artistique, ni de créer absolument une grande chanson, etc. Le but était de retrouver quelque chose de très délié, de très naturel, sans se poser même la question de la valeur que ça pouvait avoir. Sans même me dire que des gens allaient l’écouter, ou alors pour le diffuser aussi simplement que possible, sans support physique, ce qui est un truc nouveau pour moi.
C’est la reprise de Marc Seberg, L’Éclaircie, qui a permis de débloquer la situation?
Oui. Elle est forcément très liée à la disparition de Philippe Pascal, qui m’a beaucoup marqué. J’ai écrit un texte par rapport à ça. Et puis il y a eu cette reprise, qui est venue assez naturellement à cette période-là. D’autant que le propos était complètement raccord avec ce qu’on était en train de traverser, puisque c’est une chanson sur l’attente, qui incite à la patience, à temporiser. Je me souviens très bien du moment où elle est arrivée. C’était au tout début du confinement, on devait être le 15 ou le 16 mars, j’étais là, un peu dépassé par les événements, tout simplement. Et… (il hésite) Je ne sais pas comment vous allez le tourner, parce que c’est un peu gros, mais littéralement j’ai eu l’impression que cette chanson est venue me sauver (sourire). Elle m’a sorti d’une déprime qui guettait. Je ne suis pas mystique pour un sou, mais je ne peux pas m’empêcher d’y voir une sorte de signe post mortem envoyé par Philippe Pascal, me disant de ne pas m’en faire, que ça allait aller… Après, je pense que j’étais encore dans une forme de deuil. Ce qui peut paraître excessif, parce que ce n’était pas non plus un proche. Mais un deuil de la jeunesse, je crois. Il était vraiment raccroché à mon adolescence.
Jusqu’à quel point le confinement a pu justement ramener vers ça? Après tout, votre tout premier disque, La Fossette, en 1992, avait également été conçu en vase clos.
C’est vrai. D’ailleurs, sur la reprise de L’Éclaircie, j’ai encore un chant assez ouvert. Mais sur les enregistrements que j’ai faits par la suite, c’est beaucoup moins le cas. Je suis revenu sur quelque chose de très rentré, proche de mes premiers enregistrements. Avec cette volonté de ne pas donner du coffre, de ne pas se saisir de ses abdominaux pour chanter. En tout cas de ne pas faire descendre le chant en dessous de la gorge, ne pas utiliser tout son corps en fait. En ce sens, c’est effectivement une résurgence… Mais c’est toujours un peu cyclique. Sur le disque précédent, j’avais déjà cette impression de revenir sur mes bases, mais fort de toute une expérience. Ici par contre, l’expérience ne compte plus. Ça aurait pu être enregistré bien avant, à une autre période. On ne sent pas toutes les années qui sont passées, je trouve.
Un morceau comme Les Éveillés tourne autour de l’idée de garder une relation amoureuse vibrante, « même si tout concourt autour, à nous distraire« . Au fond, la culture permet-elle de rester éveillé ou contribue-t-elle précisément à nous « distraire », divertir de la réalité?
Je pense que vous connaissez ma position (sourire). Mais je me rends bien compte que tout le monde n’a pas la même. En ce moment, je ramène beaucoup ma fraise dans les médias, parce qu’en France, tout secteur culturel est à l’arrêt: les salles de spectacles, les librairies, les médiathèques, les disquaires… Alors que dans le même temps, à 500 mètres de chez moi, il y a un immense magasin de bricolage qui est ouvert et rempli de monde. À un moment, il est difficile de ne pas se dire que ces choix relèvent de l’idéologie. D’une approche utilitariste, productiviste, où l’art n’a pas vraiment sa place. Tout ça me laisse pantois, de voir qu’on en est toujours là, sur ce vieux débat de savoir si l’art sert à quelque chose ou pas. Je n’ai plus d’argument. J’ai l’impression que tous ceux qu’on peut avancer tapent dans le vide. J’ai même l’impression que la parole des artistes devient contre-productive. Et en même temps, à un moment, il faut bien exprimer les choses. Sinon rien n’est dit. Et tout continue comme ça, à se dire que c’est plus important de taper sur des planches avec des clous que de monter dessus.
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Contrairement à d’autres, vous n’avez jamais joué le jeu des live diffusés sur Internet.
Non, et il y a deux raisons à ça. La première, c’est mon manque d’appétence pour tous les trucs en visioconférence (rires) (l’interview se déroule via… Skype, NDLR). Après je trouve simplement que c’est un tue-l’amour. Je ne jette pas la pierre à ceux qui l’ont fait. Je comprends que ce soit une manière d’établir un lien. Comme j’ai aussi pu le faire en délivrant des choses sur Internet dans un premier temps, avant que ça ne devienne un disque. Mais quand on voit un artiste jouer chez lui, qu’est-ce qu’on va faire? On va regarder son intérieur, l’étagère au-dessus de sa tête, le décor pas forcément flatteur, avec un éclairage qui peut être dégueulasse. Certes, il reste la musique. Mais je ne peux pas m’empêcher de me dire qu’il y a un peu quelque chose de désespéré à tout ça. Ça n’incite pas à faire rêver.
Outre la reprise de L’Éclaircie, qui rend hommage à Philippe Pascal, le morceau Vie étrange fait allusion à la disparition de Christophe.
Je l’ai rencontré une ou deux fois. On avait parlé d’Andalousie, c’était un peu notre terrain d’entente (Sourire). Je ne pense pas qu’il était très attiré par ce que je faisais. Et moi-même, ma relation avec sa musique était un peu en dents de scie. C’est évidemment un grand artiste. J’aimais beaucoup Les Vestiges du chaos. Mais je ne le mettais pas tout en haut comme plein de gens, qui le rattachent à Bashung, Manset, etc. En fait, quand il est mort, j’ai eu l’impression d’une espèce de coalition de l’époque pour que toutes les nouvelles qui nous parviennent nous tirent vers le bas. J’ai voulu l’exprimer dans cette chanson, qui est autant un hommage qu’une réaction, à un moment précis d’incrédulité face à ce qui nous arrivait, où je me disais que rien n’était susceptible de nous remonter le moral. J’ai voulu le traduire avec cette espèce de mantra, de litanie avec juste deux phrases, et une ligne mélodique très évaporée, très triste. Et la pluie qui tombe de façon complètement opportune sur le Velux -je me suis dit que sur ce morceau, je pouvais y aller, plongeons! (rires)
Que raconte la pochette du disque? Vous regardez dehors, mais c’est encore votre reflet qui vous fait face.
Tout d’abord, très franchement, il était hors de question d’organiser tout un shooting. Donc il y avait cette photo qui traînait dans un tiroir, prise par ma copine, Laetitia. Quand on est retombés dessus, c’était évident que c’était celle-là qui convenait pour le disque. Cela étant dit, je n’ai vraiment vu le reflet que par la suite. Il est présent sur le cliché original, mais le graphiste l’a accentué. Du coup, ça peut donner l’image de quelque chose qui peine à s’ouvrir. Parce que je crois tout simplement que l’époque nous renvoie à nous-mêmes, en tant qu’individus. On est à la fois embarqués dans une histoire collective, mais avec ce repli dont on parlait. Je ne dis pas que la pochette a été conçue de cette manière, mais on peut l’interpréter comme ça, ça fonctionne. Il y a aussi cette idée de quelque chose d’un peu fantomatique, comme un fantôme de soi-même un peu perdu dans le vent. Et puis j’aimais l’idée qu’on la dévoile assez tôt et qu’on reste finalement enfermés dedans. Comme une sorte d’autoconfinement du disque. (rires)
Dominique A, Vie étrange, distr. Wagram/Pias. ***(*)
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