Dick Annegarn, obsédé textuel
Baptiser son dernier album Twist comme un attribut dérisoire des années 1960 et donner du poids aux mots terriens, également distillés en interview: Dick Annegarn, bluesman dialecticien.
Nous republions cet article initialement paru dans Le Vif/L’Express du 13 janvier 2017 à l’occasion des 65 ans de Dick Annegarn, ce 9 mai 2017.
Dick Annegarn doit bien en être à sa quatrième vie artistique. La première survient en 1974 lorsque Benedictus Albertus Annegarn (La Haye, 1952) décroche la timbale avec Bruxelles: davantage une chanson sur un amour gay en fuite (Michel) que sur la ville où il grandit en fils de fonctionnaire européen, secoué par le blues. La carrière de chanteur formaté est abandonnée avant la fin de la décennie: en 1978, il quitte le businesspour pratiquer la chanson en farouche indépendant, y compris en banlieue parisienne où il survit sur une péniche à Noisy-le-Grand. L’entame de quinze années d’errance discographique sans support d’une major, où le « poédick » voyage, notamment au Maroc, devenu une autre maison sentimentale. « A cette période, j’ai emprunté de l’argent à mes parents pour enregistrer l’un ou l’autre album », expliquait-il en 1997 alors que, signé sur le label indépendant parisien Tôt ou Tard, il sortait Approche-toi. Un disque de renaissance aux couleurs automnales ramenant dans son sillon un nouveau public épaté par le sombre humanisme, incluant les admirateurs de Raphael et Bashung.
On visite alors Dick à Wazemmes, Lille, où il a transformé un vieil habitat ouvrier en résidence de charme rugueux. On y réécoute les morceaux antédiluviens enregistrés par Alan Lomax dans les champs de coton ou les prisons américaines: Annegarn, gamin de bourgeois, aime la canaille, la justice sociale et la langue anglaise comme sa française d’adoption. La terre aussi qu’il occupe, depuis le tournant du millénaire, en pays gascon: à Laffite-Toupière, au pied des Pyrénées, il cultive ses hectares et, toujours, le verbe fort.
A Bruxelles, en décembre 2016, dans l’ancien immeuble du journal Le Peuple devenu le siège du label Pias – distributeur de son dernier album -, le faux Duduche batave a pris une pointe d’embonpoint mais pas dans les mots, vivaces locutions chargées de sens et de parfums. Twist propose douze titres enjoués où le sentiment (Au marché des mendiants) n’est jamais très éloigné de la métaphore cruelle (Luxembourg). Où le folk rêche roule des pelles à la chanson, avec ce sens permanent du rébus annegarnien. L’un de ses meilleurs en 42 ans de disques.
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La chanson Twist ensemble s’inspire du tube de Chubby Checker de 1960. Pourquoi ce choix a priori décalé?
Twist est comme un nom de code, provisoire donc. D’ailleurs, en Belgique, un « twist » signifie une embrouille, non? Il y a aussi la pensée envers la chanson de Dylan, Simple Twist of Fate. Je sortais d’une opération au genou, et donc de ma souffrance: je pense que l’on danse mieux lorsqu’on a souffert… J’avais commencé à écrire une chanson sur un oiseau à trois pattes dans un centre de rééducation, et puis je me suis dit que je n’en avais pas le droit, je n’aime pas beaucoup les gens qui geignent.
C’est votre côté calviniste?
Oui, d’une certaine façon. D’ailleurs, quand Bashungchante Bruxelles, il pleure la ville, alors que moi je pleurais dans la ville parce que c’était l’histoire d’un chagrin d’amour et que j’entendais pour la première fois des violons sur ma musique. C’est peut-être pour cela que je chante un peu faux en début d’enregistrement. Je perds pied mais je ne pleure pas. Toute chanson est emprunt, « à la manière de »; Twist, c’est du folk qui commence par une espèce de slam. Mais la véritable histoire de cette chanson, c’est que mon frère dansait le twist, qu’il avait beaucoup de succès et que j’étais jaloux de lui.
Roule ma poule raconte les mariages obligatoires, arrangés: d’où vient-elle?
En 1986, en Algérie, en m’approchant de la ville de Sétif et de son industrie pétrolière, j’ai pris en stop un homme d’une trentaine d’années, exaspéré parce qu’il n’arriverait jamais à payer son mariage. Mais cela n’arrive pas seulement dans le monde arabo-musulman: un mariage juif coûte cher, les Chinois empruntent pour des mariages somptueux. Et puis il y a la « liste de mariage » chez les catholiques.
Où les parents ne tolèrent pas toujours l’union de leurs enfants avec des gens de moindre condition…
On paie sa réussite: ma soeur n’avait pas le droit de marier un homme d’une classe inférieure. Je suis le cadet de quatre gosses et je ne pouvais évidemment pas exprimer mon homosexualité -maintenant mon neveu est marié à un homme. Je ne l’ai jamais évoquée avec mes parents, jamais. Ils l’ont su lorsque ma soeur m’a rendu visite sur la péniche où je vivais avec un Chinois (sourire). Là aussi, c’était un mariage caché.
Ma carcasse parle d’un cimetière de bateaux mais aussi du corps – le vôtre en l’occurrence, non?
Oui, même si je n’ai aucune angoisse face à la mort : la stèle est commandée et j’ai déjà une place creusée face à la montagne. Je suis en bonne santé et absolument pas attiré par la mort. Je suis occupé à créer un fonds de dotation autour des Amis du verbe (1), mon association, pour que mes chansons perdurent. Je programme ma mort comme on prévoit sa retraite. Je vais finir en poussière et j’ai envie d’être dans une vraie caisse (il se met à fredonner): « Ik zoek de rust van een kist, van een lange houten kist », chantait Jaap Fischer en 1961. « Je cherche le repos d’une caisse, d’une longue caisse en bois. » Et une guitare est un long cercueil en bois!
Vous partagez l’un des titres du disque, On est deux, avec Raphael, exemple même du chanteur à tubes: lorsqu’il a sorti l’un ou l’autre album moins commercial, la réponse du public a été plus timide. N’y a-t-il pas chez vous le désir de signer un autre succès, un autre Bruxelles?
On est deux perdants qui voudraient en effet retrouver une Caravane (NDLR: tube de Raphael en 2005) mais je lui ai dit: « Tu n’es pas Verlaine, je ne suis pas Rimbaud. » Il y a entre nous une connivence dans le risque professionnel et politique – il a pris des positions antifascistes assez violentes. Nous sommes l’un et l’autre des « refuges contre la tempête » (2). Nous partageons l’idée de faire des disques dangereux, des expériences de laborantins, de professeurs Tournesol qui passent beaucoup de temps à ne rien trouver. Il y a donc ce tube en puissance chanté avec Raphael, On est deux, dont je suis quasi certain qu’il ne passera jamais en radio! Pour moi, Raphael, fils de parents juifs marocains russes, est un enfant international qui a toutes les guerres en lui. Moi également – demandez aux Indonésiens ce qu’ils pensent des Hollandais! – je suis Hitler, je suis Donald Trump: c’est facile de dire que les autres sont des salauds mais moi aussi, j’ai des possibilités d’égoïsme et de vice.
Les Pays-Bas sont-ils encore un exemple de non-égoïsme et d’intégration?
Les Pays-Bas ont davantage l’esprit d’une république monarchique que celui d’une monarchie constitutionnelle. En passant par Amsterdam aujourd’hui, j’ai acheté un journal où un article pointait la relative réussite du modèle multiculturel néerlandais: aux Pays-Bas, l’Arabe a eu droit de grimper l’échelle sociale avant la Belgique et la France, notamment par son rôle dans les médias, comme journaliste ou présentateur. En France, je n’ai même pas le droit de vote, je suis chevalier de l’Ordre des arts et des lettres mais c’est une foutaise! C’est pour cela que je suis solidaire avec les Arabes: ils ont construit les routes, les écoles, les bagnoles de France et leurs enfants vivent encore la honte de parents citoyens de seconde zone. Je n’ai pas le droit de vote et je ne veux pas demander la nationalité d’un pays qui accueille si mal les étrangers.
Quelle a été votre première prise de conscience politique?
A Berlin, en 1968, en voyage scolaire: j’ai vu le gros magasin de bonbons de Berlin-Ouest depuis la caserne de Berlin-Est, c’était écoeurant. J’étais à l’Ecole européenne, bastion de gauchistes naissants (rires).
A quel moment arrive le coup de foudre pour le blues?
A cette période-là. Au départ, c’était purement musical: aux côtés de Miles Davis et d’Erik Satie, j’écoutais Muddy Waters et John Lee Hooker. J’allais au Théâtre 140 voir l’American Folk & Blues Festival (NDLR: en octobre 1969) avec Sonny Terry et Brownie McGhee et puis Big Joe Williams et sa guitare à neuf cordes. Les Stones actuels ne sont que la réduction minimaliste d’une musique quand même très inventive, savante. Sans parler de la poésie nègre, érotique et subtile. Le blues est riche en ornements, en finitions, en sons: Brassens est plus complexe d’un point de vue harmonique mais beaucoup moins riche côté rythmique. Dans le blues, les éclats de la voix ne font pas partie de la partition, on ne peut pas les écrire. Brassens, c’est du solfège, le blues, c’est de la musique.
C’est la transgression de l’érotisme qui vous a touché?
Oui, l’érotique et le spirituel drainés par un théâtre de fantômes, de hellhounds (3) et de personnages, Jim Crown, Stagger Lee, John Henry. Blues et folk se trimballent une littérature orale et populaire qui m’habite encore plus aujourd’hui qu’à 18 ans. Cela dit, j’ai peu de poésie érotique et peu d’amour dans mes chansons.
Lorsque vous quittez le showbiz en 1978 pour aller vivre sur une péniche en banlieue parisienne, il s’agit de faire voeu de pauvreté?
Oui, absolument. J’ai été à l’Olympia trop vite, à 22 ans, j’ai bénéficié d’une considération alors que je n’étais encore personne. J’avais fait Bébé éléphant, Sacré géranium, des chansons un peu fastoches: je n’avais pas grand-chose à raconter, je n’ai jamais été bébé éléphant. Lors de mon stage (sic) en banlieue parisienne et au Napoleonkaai à Anvers quand j’ai été chercher la péniche, j’ai appris qu’on pouvait être ingénieur analphabète. Les mariniers ont des chants et des histoires, une culture populaire orale et sentie.
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Le lien à la terre est évoqué plusieurs fois dans l’album. C’est un besoin physique?
Michel Tournier a écrit Vendredi ou la vie sauvage: Robinson Crusoé y fait l’amour avec la terre et à l’endroit où cela se passe, poussent des fleurs! Je suis un Michel Tournier hollandais, un Michel qui a mal tourné (rires). Mais oui, j’ai un tracteur et douze hectares, dont trois où je gyrobroie, je nettoie des chemins enroncés qui n’existaient plus. J’ai créé une stèle chinoise face à la montagne qui dit: « A force de regarder le mont révérencieux, je deviens le mont révérencieux. » A force de manger la terre, je l’honore, je deviens terre. Du coup, je bouffe la poussière (rires).
Malgré une austérité fruitée, l’aigreur qui vous menaçait il y a vingt ans a disparu du disque: pourquoi?
Je suis le fils de mon père qui avait deux voitures, une maison, n’était pas très riche mais a voulu passer ses dernières années dans ce qui était quasiment une cellule. Il est né curé, comme Brel. Je ne suis pas croyant mais cette austérité de moine tient de l’humilité. Même si j’aime aussi le plaisir, sexuel, poétique, collectif: quand je dis qu’une rue me fait pleurer, c’est par la beauté qui me fait monter les larmes aux yeux. Cette humilité physique me vient par l’émotion.
Vos chansons frappent par leur prosodie, la façon dont la voix est articulée sur la musique. Comme Dylan…
Dylan est un barde: quand il dit « Je vais rentrer dans l’océan et m’y fondre », c’est une litanie d’un lyrisme absolu. Comme Rimbaud qui a écrit le scénario de sa vie à 16 ans et puis l’a vécu. Mes chansons sont des jeux d’arcade et il faut en trouver la sortie. Si je n’avais pas été un chanteur qui paysanne, j’aurais peut-être été un paysan qui chante.
(1) Association créée en 2002 qui organise de nombreuses célébrations de la langue française dans le Sud-Ouest, dont Le Festival du verbe.
(2) Allusion à Shelter From The Storm de Dylan.
(3) Chien surnaturel présent dans de multiples folklores.
CD Twist chez Pias.
Dick Annegarn n’est pas le seul Néerlandais tenté par le french kiss: son aîné Herman van Veen (Utrecht, 1945) sort depuis 1985 des albums en VF, récompensé par l’Académie Charles Cros en 2003. L’adoption de la langue française s’incarne dans une vaste colonie étrangère où les Italiens sont nombreux: Yves Montand – Ivo Livi et Sergio Reggiani, tous deux nés au-delà des Alpes, tout comme Nino Agostino Arturo Maria Ferrari, qui fera une jolie carrière sous le nom de Nino Ferrer. Sans oublier le plus actuel – et vivant – Calogero aux origines siciliennes. Plus surprenante, la conversion au Bescherelle du Néo-Zélandais Graeme Allwright (1926), qui s’installe en France à l’âge de 22 ans mais n’enregistre son premier disque, Le Trimardeur, qu’en 1969. Il introduit le folk américain dans l’Hexagone et prend ses marques en adaptant en français de nombreux textes de Woody Guthrie, Pete Seeger, Bob Dylan et Leonard Cohen. Décalée également, la bio du New-Yorkais Mort Shuman (1936-1991), auteur-compositeur, avec son complice Doc Pomus, de quelques grands hits américains à la fin des années 1950 – début des années 1960, tel que le Viva Las Vegas chanté par Elvis Presley. Après avoir coécrit en 1968 un musical consacré à Brel (Jacques Brel Is Alive and Well and Living in Paris), Shuman déménage en France où il devient chanteur de variétés, composant pour Hallyday, Sardou, Eddy Mitchell et lui-même, avec Le Lac majeur, mégatube de 1972.
Bio express
9 mai 1952: Naissance à La Haye
1958-1970: Vit à Bruxelles
1972: Après un séjour en Lozère, s’installe à Paris
1974: Bruxelles devient un succès
1978-1997: Années de discographie marginale
1997: Retour grand public avec Approche-toi
2000: Quitte Lille pour vivre dans le Sud
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