Devendra Banhart, « de la musique pour hall de vieil hôtel japonais »

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Julien Broquet
Julien Broquet Journaliste musique et télé

Devendra Banhart imagine la musique d’un hôtel japonais décrépit, s’essaie au koto et parle de la relation particulière qu’il entretient avec la musique, la mode, la création et les arts plastiques.

Paname. Une suite dans un hôtel de luxe à deux pas de la place Vendôme et du musée du Louvre. Barbu aux allures désormais plus hipsters que christiques, le charmant Devendra Banhart, pieds nus et foulard autour du cou, partage sa banquette, tente de déterminer la couleur des murs et raconte son nouvel album Ape in Pink Marble.

C’était quoi l’idée quand tu t’es mis à travailler sur ce disque? Tu avais des aspirations particulières?

Seulement en termes de production et d’esthétique. Imagine un motel dans un coin merdique des suburbs de Tokyo. N’importe quand mais on va dire fin des années 80, parce que l’ambiance a ce feeling eighties. Toutes ces carpettes bousillées, des taches jaunes sur les murs. A l’accueil, une vieille mais jolie Japonaise avec une veste en cuir qui s’appelle disons Jackie fume une cigarette. En fait, elle ne porte pas de veste en cuir. Enfin, parfois. Mais le truc, c’est que quoi qu’elle porte, elle fume une clope. Personne n’a fait sonner la cloche de la réception depuis des années. Et dans un coin, un businessman bourré somnole vêtu d’une chemise sale. On a essayé d’imaginer la musique que tu entendrais dans les baffles en entrant dans le hall et en te dirigeant vers l’ascenseur. C’est comme ça qu’on a déterminé quelles démos utiliser et comment traiter les morceaux. En termes de contenu, de paroles, c’est du chanson par chanson et le seul titre qui s’inscrive vraiment dans ces lignes directrices et dans cette esthétique, c’est Fig in Leather, dont le personnage principal est l’un des clients de l’hôtel. Peut-être même qu’il y vit. Une jeune personne pénètre les lieux et il est tout excité. Il essaie de la séduire avec sa technologie datée. Ça ne marche pas bien sûr. Mais c’est l’amusante tragicomédie de la situation et de cette tentative manquée.

Tu fonctionnes souvent comme ça, en fixant un concept?

Non, du tout. Quand nous nous étions rencontrés il y a une dizaine d’années, que tu m’avais retrouvé torse nu dans ma loge en train de dessiner sur une planche de WC (situation qu’on lui a rappelée en arrivant, NDLR), j’avais voulu un album qui partait dans tous les sens. Qui touchait à tous les genres et qui représentait toutes les émotions. Je voulais me sentir chaotique. C’était une approche fondamentalement différente. Il n’y avait pas de cadre, de décor.

Ape in Pink Marble a quand même des humeurs changeantes…

Tout est très relatif. C’est la première fois que j’ai le sentiment de ne pas m’éparpiller. C’est sans doute un peu le cas mais selon moi seuls deux titres s’extirpent de l’ambiance et de l’humeur générales. Fancy Man et Fig in Leather. Sur ces deux-là, je chante comme un personnage. Je suis limite en train de jouer la comédie. Mais ils ne représentent pas vraiment l’album. Je ne veux pas dire qu’on était tout tristes pendant la confection de ce disque. Mais c’était doux, calme, tranquille. A part pour ces deux morceaux. C’est comme quand tu conduis dans les bois: le hip hop marche pas trop bien, mais ensuite tu arrives en ville et ça devient la BO parfaite. On a essayé de faire une chanson sexy à la Patrick Crowley mais on n’y est pas arrivés et on a laissé tomber. Beaucoup de morceaux sont passés à la trappe.

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Vous avez enregistré où, quand, comment?

Tout s’est passé à Echo Park. J’ai bossé avec Noah Georgeson et Josiah Steinbrick. Les mêmes depuis dix ans. Et puis, quand on s’est penchés sur les titres qui nécessitaient davantage d’instruments, le reste du groupe (Rodrigo Amarante, Greg Rogove et Todd Dahlhoff) nous a rejoints. C’est un home studio. C’est chez moi. Une petite boîte. Pas de toilette. Juste une fenêtre, un bureau, un ordi, des micros, deux guitares, deux amplis, quatre synthés et un koto. Le koto est ce grand instrument traditionnel japonais à cordes très difficile à utiliser. En gros, on a passé la majeure partie de notre temps à tenter d’accorder un truc dont on ne savait pas jouer… On l’a loué à une fille de Los Angeles. Elle ne nous a pas donné de leçon. On l’a juste payée pour qu’elle vienne nous le déposer mais on a vite été remis à notre place et compris combien nous étions arrogants et présomptueux. J’ai même maté des vidéos sur YouTube pour comprendre… J’adore cet instrument. Et puis il évoquait l’Asie. C’était parfait. Le reste du temps, on a travaillé avec des synthés. Tous les trucs plus mélodieux sont joués sur des petits Casio qui fonctionnent avec des batteries. Le son est fortement lié à leur état. Quand les batteries sont sur le point de mourir, elles émettent un son particulier. Tu peux essayer de l’approcher avec Protools mais ça ne donne pas tout à fait la même chose que les vraies rendant leur dernier souffle. On a donc énormément fouillé dans les rayons électro des magasins de seconde main.

Tu ne fais plus monter de spectateurs sur scène pendant tes concerts?

Non. Je sais. C’est une honte. Ça m’amusait et c’est toujours excitant d’entendre quelqu’un que tu ne connais pas. Ça n’a jamais été planifié. Je n’avais aucune idée de ce qui allait se passer. La seule condition pour monter sur scène, c’était de jouer une nouvelle chanson, qui n’avait jamais été jouée devant un public. Certains étaient des pros et cherchaient juste une opportunité de se faire entendre. Mais quand quelqu’un se produisait pour la première fois de sa vie sur scène, on le sentait. Et on était là pour le soutenir. On a découvert des songwriters incroyables et vécu des moments magiques. Mais bon. J’ai une guitare que j’aime et à laquelle je tiens. Sur toute ma vie, je n’ai eu que deux guitares électriques. Une Gibson Les Paul et une Fender Jaguar. Et donc c’est arrivé plusieurs fois: des mecs sont bourrés ou ne comprennent pas ce que j’essaie de leur dire et ils la laissent tomber. Ils me regardent. Ils la lâchent et elle se fracasse sur le sol… Donc j’ai arrêté. Mais je suis sur Instagram. Mon label gère mes comptes Facebook et Twitter mais me fait tout parvenir. Si vous voulez que je relance la tradition, écrivez-le-moi ou au label Nonesuch. Si pas mal de gens se manifestent, j’envisagerai franchement de prendre une autre guitare avec moi sur les routes. Parce que les mecs qui risquent de bousiller la mienne, ça, je peux plus. L’idée, c’est de partager la lumière, pas de casser ma gratte. (il rigole) Je reçois encore pas mal de démos. Je ne demande que ça. Le plus nul, c’est quand le truc est super mais que les gens ont oublié de glisser leurs coordonnées ou que je n’arrive pas à déchiffrer leur écriture. Parfois, ça ressemble à du grec mais j’essaie toujours de répondre. J’écoute tout, vraiment tout ce que je reçois et j’ai découvert de très jolies choses. C’est une manière si agréable, privilégiée de partager la musique. Je vais encore dans des magasins. Et je cherche en ligne des rééditions. Je lis des critiques dans les magas. Mais rencontrer l’univers de quelqu’un qui a juste enregistré quelques chansons avec son ordinateur et t’envoie une clé USB, c’est un bonheur et un honneur.

Il paraît que les attentats de Bruxelles t’ont particulièrement touché…

J’ai été dévasté par ces événements. Comment ne pas l’être? Mais je me suis aussi inquiété pour mon cousin qui est comme mon frère. Il vit à Bruxelles depuis dix ans. Il a un groupe qui s’appelle Different Fountains. C’est un duo. Ils vivent au coeur de la ville. L’un est vénézuélien, mon cousin, et l’autre allemand. Je parlerais de pop électronique expérimentale. J’ai souvent passé leur morceau Circles quand on me demandait de jouer les DJ’s.

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Tu as intitulé une chanson de ton nouvel album Middle Names. Le tien, c’est Obi. Tes parents étaient fans de Star Wars?

Mes parents n’ont pas pu me donner de prénom. Ils ont dû attendre que je sois né pour pouvoir prendre une photo et l’envoyer au gourou qui l’a regardée avant de décider comment j’allais m’appeler. Mais ils pouvaient en choisir un deuxième qu’ils ont piqué à Obi-Wan Kenobi… Pendant toute mon enfance, on m’a surnommé Obi. Au Venezuela, Devendra, c’est un peu comme Tom en Amérique.

Comment passe-t-on de l’étiquette freak folk à celle d’icône de la mode?

Ape in Pink Marble ***(*)

Devendra Banhart,

Neuvième album du singer-songwriter américano-vénézuélien Devendra Banhart, Ape in Pink Marble nous emmène en promenade au pays du Soleil-Levant. Conçu comme la BO d’un hôtel défraîchi dans la banlieue de Tokyo, ce disque de folk rétrofuturiste fabriqué avec un koto et beaucoup de Casio rend hommage à Jonathan Richman (Jon Lends a Hand), se prend pour un William Onyeabor en kimono qui ferait du judo avec les Flight of the Conchords (Fig in Leather) et orientalise le son dépouillé de ses débuts « freak folk » avec en prime une pointe de reggae (Mara) par-ci et une touche de bossa (Theme for a Taiwanese Woman in Lime Green) par-là. Lost in translation? Japanese dream.

Devendra Banhart, Ape in Pink Marble distribué par Nonesuch/Warner.

Au début, j’étais tout le temps à poil mais j’ai vieilli, j’ai commencé à m’habiller… Je ne sais pas en fait. On devrait peut-être demander à Karl Lagerfeld. Je me suis retrouvé dans un défilé Chanel et ça m’a permis de rencontrer énormément de monde. Je suis ami avec beaucoup de designers et j’ai participé à pas mal de campagnes. Karl se cache sans doute derrière tout ça. Oui, j’ai des mots doux pour ce milieu. Parce qu’il y a une espèce d’honnêteté dans ce monde. La mode est très explicite dans son opulence, dans la joie de s’exprimer à travers ce médium fabuleux, luxueux et over the top. Evidemment, elle possède un côté sombre et consumériste, un aspect superficiel. Mais en même temps une étrange innocence. L’espoir qu’on peut tous apprécier de belles choses. C’est aussi simple que ça. Et ce n’est pas toujours le cas dans d’autres domaines artistiques. Souvent, les musiciens prétendent être des gens qu’ils ne sont pas. Mais dans la mode, beaucoup prétendent être les personnes qu’ils rêvent d’être. Ce qui semble à mes yeux une meilleure version. Regarde Louise Bourgeois, Georgia O’Keeffe, Jean Cocteau… Ils s’habillaient tous super bien. Ils regardaient la mode pour ce qu’elle est. Les grands designers sont de grands artistes. Tu peux aller à des défilés comme tu vas au musée. Ce sont des oeuvres d’art.

L’art plastique, c’est fantastique

Devendra Banhart,
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Fabuleux touche-à-tout, Devendra Banhart est depuis longtemps un féru d’arts plastiques qu’il a d’ailleurs étudiés au San Francisco Art Institute. S’il y fut rapidement déçu par les contraintes que lui imposait l’art académique, Banhart a tracé son chemin. Dessiné ses pochettes. Exposé ses oeuvres et, l’an dernier, sorti un bouquin retraçant son parcours de peintre et de dessinateur: I Left My Noodle on Ramen Street Drawings and Paintings. « Ce fut un peu comme enregistrer un album. Ça m’a demandé énormément d’effort. Ce livre est le condensé de dix ans de travail artistique et a surtout nécessité un boulot d’édition. J’ai tout mis par ordre chronologique et j’ai écarté 90% de ma production. Il contient aussi des photos que je ne désirais pas vraiment inclure mais la maison d’édition voulait un truc plus intime. Je comprends. Donc, j’ai fait quelques compromis. »

Le dessin et la chanson sont bien compartimentés dans la vie quotidienne du troubadour né à Houston et aujourd’hui installé à Los Angeles. « J’ai tendance à diviser mon année en deux. Pendant la moitié du temps, c’est la musique (enregistrements et tournées) et pendant l’autre, c’est la peinture. Je ne peux pas mélanger. C’est trop pour moi. Je n’arrive plus à me concentrer. Je n’écris ni ne dessine pour exprimer ma douleur. J’ai des chansons tristes où je chante que je suis malheureux. Mais je n’écris pas pour exprimer mes sentiments. Bien sûr, c’est ce que je fais. Mais je n’utilise pas l’art comme une catharsis. Genre: je dois faire sortir tout ça. Non. Ça ne se passe pas comme ça chez moi. C’est plutôt une discipline. Une pratique. Si je devais me reposer sur mon inspiration, je ne ferais rien. C’est mon école. Je pense que je n’ai jamais été inspiré. Je ne sais même pas ce que c’est. La chanson est une forme d’architecture et écrire est comme construire un building. Même si je le fais pour le plaisir. »

Dans l’introduction du livre d’art, Antony Hegarty parle des débuts de Banhart: « Il était si jeune et il n’avait pas une attitude de propriétaire avec son travail. Il en faisait cadeau comme on propose quelques olives ». « Je ne gagne pas beaucoup de fric, concède-t-il. Mais j’ai énormément de chance que mon boulot me permette la pratique de l’art. Bien sûr, c’est mon taf. Mais je veux dire par là que je gagne juste assez pour continuer à faire ce que je fais. J’en parlais récemment avec Rodrigo Amarante. On est les personnes les plus heureuses sur Terre. On vit où on veut vivre. On fait le boulot qu’on veut faire entouré de gens qu’on aime. » Peace, love et Devendra…

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