Deerhoof, la tête à l’envers
Sur Future Teenage Cave Artists, Deerhoof questionne l’avenir dans la dissonance et le chaos. Rencontre.
C’est l’un des groupes les plus instables, décalés et imprévisibles qui soient. À la fois pop et expérimental, capable d’embaucher un rappeur ou un ensemble classique comme de réinventer la musique de The Shining pour Halloween. Chez Deerhoof, les choses arrivent vite et repartent soudainement. Les sons s’entrechoquent, se fracassent. Deerhoof a le talent de la rupture, le don de la collision. Il cultive l’art de la dissonance et en repousse sans cesse les limites. « On a toujours envie d’aller plus loin. Parce que très vite, l’idée dissonante, choquante, ne l’est plus à ton oreille, sourit, avec un drôle de chapeau orange sur la tête, son fondateur, batteur et chanteur Greg Saunier depuis la maison de ses parents à Tucson. Plus on met de temps à faire un disque et plus il attaque les gueules de bois. Celui-ci est rude. On aime ça de manière générale dans la musique. Que ce soit le hardcore, la noise, le free jazz ou la musique classique contemporaine. »
Saunier, qui habite à Los Angeles, a plutôt bien vécu le confinement. « Au début, j’ai trouvé que la vie n’était pas vraiment différente. Enregistrer un disque, c’est beaucoup d’isolement. Un peu comme une quarantaine. Et quand on a appris que notre tournée était annulée, on a mis toute notre énergie dans l’enregistrement. » Deerhoof sortira le 3 juillet sur Bandcamp un live avec le trompettiste Wadada Leo Smith dont tous les bénéfices seront versés à Black Lives Matter. Il entrevoit aussi le bout du tunnel pour le disque collaboratif du projet Congotronics vs Rockers initié en 2010 par le label belge Crammed Discs. « Ces dernières semaines, j’ai passé des heures et des heures dans un petit bureau devant un ordi avec une guitare ou un piano. Mais être un musicien, c’est aussi les concerts, les tournées, rencontrer des étrangers, un tas de conversations inattendues. Tu finis par réaliser qu’il est compliqué de créer sans être nourri par la surprise, par l’aléatoire.«
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Lutte perpétuelle
Future Teenage Cave Artists était déjà terminé avant l’arrivée du Covid-19. La plupart des thèmes et des idées véhiculées par le nouvel album de Deerhoof viennent de conversations autour du futur. « Des discussions avec mes amis, ma famille, des inconnus. De commentaires Twitter postés par des gens qui réfléchissent à l’avenir. Comment ils le sentent? Qu’est-ce qu’ils en attendent? Qu’est-ce qu’ils ont prévu de faire s’il n’y a plus de nourriture ou d’eau? Si les températures sont insoutenables et que tout devient désertique. Si toutes les institutions qui nous sont familières s’effondrent. Si une révolution survient. Ça a été comme une répétition générale. »
La vision que chacun a du futur est forcément différente. Elle évolue aussi très rapidement. Celle de Saunier a changé ces derniers mois. « La pandémie est liée à la destruction d’habitats naturels. Les animaux qui doivent s’en détourner et se déplacer amènent de nouveaux virus. Cette destruction de la nature n’est pas terminée. Ce n’est pas la dernière pandémie. Ce n’est pas la pire. Ce ne serait pas raisonnable de penser qu’on va retourner à la vie d’avant. Trop de choses dans les trois derniers mois ont bousculé notre manière de penser. Aux États-Unis est venue se greffer une conversation sur la race que notre pays évite depuis 400 ans. Les autorités ne pourront plus la refuser. »
Greg a participé aux manifestations à Los Angeles et il semble encore ému rien qu’à y penser. « On vit au XXIe siècle et il y a quand même des corps d’hommes noirs qui pendent aux arbres depuis quelques semaines. Aucune chance que ce soit des suicides. C’est du lynchage. Nous avons un président, un gouvernement même, qui essaient de causer une guerre civile raciale. Parce qu’ils sentent que ça pourrait les aider à être réélus. C’est souvent la police qui suscite les émeutes dans les manifestations pour justifier ses représailles et sa pseudo-utilité. Salman Rushdie a un jour déclaré que l’ennemi du fanatisme, c’est le plaisir. Si tu veux détruire le racisme, le terrorisme, l’autoritarisme, alors danse follement. Les médias montrent le chaos dans la rue mais ils n’évoquent pas la joie de la solidarité. Le partage de certaines valeurs, d’une idée de la vie et de la dignité. »
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Après Mountain Moves qui multipliait les invitées prestigieuses (Juana Molina, Matana Roberts, Laetitia Sadier…), Future Teenage Cave Artists a été fabriqué à distance, en petit comité, sur des ordinateurs portables et des téléphones. « Albuquerque, Portland, New York, Los Angeles. Chacun était chez lui et nous n’avons que du très modeste matériel d’enregistrement. Ça ne devait servir que de base de travail. On voulait se voir et enregistrer avec un chanteur dont je tairai le nom mais ça a trop traîné. On s’est dit: on ne va pas réenregistrer. On va rassembler des bouts de morceaux de l’un et de l’autre et créer cette espèce de Frankenstein. C’est devenu l’esthétique par accident. Ça nous a excités cette idée de discontinuité. Tout a l’air cassé. »
Il faut parfois s’accrocher pour suivre le fil. Deerhoof a toujours chéri la dissonance. Saunier, qui a étudié la composition musicale, parle de celle, mélancolique, de 10CC et du soft rock. Des Rolling Stones et de leur espèce de chaos humain. Puis aussi de John Cage, Pierre Boulez, Stockhausen. Deerhoof a même osé, sur I Call on Thee, s’attaquer à Bach… « Toute forme d’art peut-être un peu douloureuse, dangereuse. Et ça nous intéresse. Le danger a toujours été un membre du groupe. Je ne bois pas, je suis végan, je vis aussi sainement que possible, mais artistiquement, c’est autre chose. En live, on n’est souvent pas d’accord sur la signification de la chanson, sur son tempo, sur l’émotion, sur le fait que le batteur joue toujours trop fort (rires). On a ce groupe depuis 26 ans et il demeure une lutte perpétuelle.«
Future Teenage Cave Artists, distribué par Joyful Noise/Konkurrent. ***(*)
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