Damso, le caméléon

Damso file en mode tubesque sur la BO de Tueurs. © DR
Laurent Hoebrechts
Laurent Hoebrechts Journaliste musique

Quand François Troukens fait appel aux rappeurs, cela donne une BO 100% hip-hop belge. Avec en tête d’affiche, Damso! Entretien croisé et exclusif avec celui qui a braqué tout le rap francophone…

Tueurs ne fait pas l’événement qu’au cinéma. À côté du film, la bande originale risque également de faire parler d’elle. On ne vise pas (seulement) la musique qui accompagne directement les images, composée par Clément Animalsons (lire plus loin). Mais bien la BO montée spécialement pour l’occasion. Elle rassemble la plupart des piliers de la scène hip-hop belge actuelle. Avec en tête de gondole, nul autre que Damso.

C’est peu dire que le rappeur bruxellois est partout. Y compris désormais sur les débats radio du petit matin, depuis qu’il a été choisi pour composer l’hymne des Diables rouges pour la prochaine Coupe du monde, causant l’ire de la présidente du Conseil des femmes francophones de Belgique. Pas un mot sur la « polémique », insiste sa manageuse, quand on chope l’intéressé à la sortie du train, au retour d’une date à Lyon. De toutes façons, il y a déjà répondu ici même (« Quand un peintre provoque avec une toile trash, on ne lui tombe pas dessus systématiquement. Je suis artiste. Pas un éducateur. ») ou dans ses morceaux (« J’suis pas là pour faire la morale/La morale a fait de moi c’que je suis devenu » sur le morceau Débrouillard). Le réalisateur François Troukens prolonge: « Bien sûr que certains morceaux sont crus. Mais les ados qui écoutent ne sont pas dupes, ils font la part des choses. Dans la vie de tous les jours, Damso est d’ailleurs quelqu’un de posé, extrêmement doux, intelligent. Et respectueux des femmes. De toutes façons, on n’aurait pas pu bosser aussi étroitement si cela n’avait pas été le cas. »

C’est vrai qu’on les a beaucoup vus ensemble. Notamment sur les marches des festivals de Venise et de Cannes –« Quand on se baladait dans la rue, j’ai pu découvrir ce qu’était une émeute, rigole le réal, cela me rappelait l’hystérie des années Bruel. Même la nuit, sur la Croisette, certains le reconnaissaient uniquement de dos. Il faut dire qu’il a une démarche très féline, un truc particulier. » Au point de vouloir le filmer, par exemple dans un court métrage qui servirait de clip au morceau Tueurs, écrit pour le film. « Il n’est pas impossible que quelque chose se prépare, on va dire ça comme ça », glisse Damso… « Par plein de côtés, le monde du cinéma et de la musique se ressemblent. Et en même temps, faire l’acteur est tellement à l’opposé de ce que je suis!… Faire semblant, c’est compliqué pour moi. C’est un défi. Mais c’est justement pour ça que ça pourrait peut-être être intéressant. Je ne sais pas… Je n’y suis pas encore. Mais ça reste dans un coin de ma tête. »

Prise directe

Plus marqué par The Matrix et Pulp Fiction (« et le cinéma de Tarantino en général ») que par des films hip-hop comme La Haine ou Ma 6T va cracker (« je les ai découverts sur le tard »), Damso n’en est pas à sa première BO. En 2015 déjà, il glissait un morceau au générique du film Black, d’Adil El Arbi et Bilall Fallah. « Le processus était identique, mais je n’avais pas la même relation avec les réalisateurs. » Dans le cas de Tueurs, Damso et François Troukens se sont trouvés. « On se comprend en effet assez facilement. On partage un même état d’esprit, notamment dans le fait d’être vrai et authentique dans ce que l’on fait. Je pense également que François est un caméléon. Il s’est toujours adapté, en changeant plusieurs fois de vie. à ce niveau-là, on est pareils. Je suis passé aussi par pas mal de choses, j’ai pu être un caméléon dans ma sociabilité, par exemple, en traversant plusieurs classes sociales. » Confirmation de François Troukens: « Je viens d’un milieu plutôt bourgeois, cultivé. Et j’ai connu en même temps, la précarité, la prison, etc. Damso n’est pas non plus vraiment issu de la rue, ses parents étaient relativement aisés au Congo. Mais il a aussi vécu la dèche ici, les nuits dehors, avant de connaître aujourd’hui un succès énorme. Les montagnes russes, il sait ce que c’est. Et ça forge le caractère. »

Dans un passionnant documentaire signé Arte radio, François Troukens raconte son passé de braqueur. Et dissèque notamment les parallèles entre la « prise » d’un fourgon et celles d’un tournage –« c’est le même principe: on élabore le plan longtemps à l’avance, on fait des repérages, puis il y a l’excitation du tournage, avec, au bout, le magot: le film ». Ce qui vaut pour le cinéma peut-il être prolongé aux séances d’enregistrement pour un musicien? « Totalement!, explique Damso. C’est exactement ça. Ce sont des moments très intenses. Quand je rentre en studio, je suis hyperconcentré à chaque fois. Chaque… prise est importante. Du coup, je me prépare énormément. C’est rare que je vienne en studio sans être prêt. Ce n’est pas tellement le fait de connaître le texte par coeur. Mais plutôt de l’avoir répété assez pour pouvoir reproduire le flow, savoir précisément comment je vais poser ma voix, comment je vais articuler certains mots. Connaître les vitesses aussi, savoir là où je vais retrouver mon souffle, pour ne pas non plus me retrouver à court et prendre une note que je n’ai pas envie de prendre, etc. »

François Troukens
François Troukens

Une vie inédite

Les histoires de gangsters ont toujours fasciné les rappeurs, américains surtout. C’est le cas notamment de la saga du Parrain et, bien plus encore, de Scarface. Dans un docu de 2003 intitulé Scarface: origins of a hip hop classic, le rappeur Raekwon faisait même du film de De Palma la « Bible » du rap. « Scarface, j’aime beaucoup, explique Damso. Mais pas au point de lui vouer forcément un culte. Sans doute parce que cela ne correspond pas non plus à ma réalité. Ce n’est pas ma vie, ce n’est pas ce que je suis. Du coup, cela me parle moins. » Même si lui aussi a pu passer par des moments très sombres? « Oui, mais ma galère était plus personnelle. Au-delà du simple racisme, par exemple, je n’ai pas à en vouloir à la société, dans le sens où, dès le début, tu comprends qu’elle n’est pas là pour toi. Faut dire les choses telles qu’elles sont: tant que tu ne fais pas de cash, on ne t’écoute pas… Par contre, j’en veux aux gens qui n’ont pas été là pour moi. Ceux qui sont censés être présents à tes côtés, même quand tu n’as rien. Ma haine ou ma peine, elles viennent de là, pas de la société. »

En fait, on devine que, derrière la figure du gangster, se joue autre chose. Ce n’est sans doute pas tant le côté bad boy et l’argent facile qui attirent. Mais bien la liberté et la possibilité d’une vie différente, menée sous adrénaline –« L’idée, c’était de pouvoir acheter ma liberté », explique François Troukens. C’est aussi l’idée du morceau-titre écrit par Damso, nouveau tube en puissance. Produit par BBP (responsable du morceau J Respecte R, sur l’album Ipséité), Tueurs détaille les motivations de celui qui veut éviter « une vie robotisée »: « On me parle de taffer pour des thunes dont je ne profiterai même pas/Ils oublient que ma vie, je n’en ai qu’une/Je vis comme dans Koh-Lanta », avant d’avouer: « Je veux vivre un truc inédit/Genre 50, Jay Z, Piddy D. » Damso opine: « C’est exactement ça. C’est ce qui me motive. Ce truc unique, incroyable, qui fait qu’à la fin on puisse se dire qu’on a vécu. Le reste, franchement… Je prends par ici, je prends par là, mais ce qui compte c’est vraiment cette sensation. Et le fait de préserver sa liberté. Y compris en arrivant à se démarquer de soi-même. On s’emprisonne souvent tout seul. »

à ce niveau de succès, quand on accumule les disques d’or et de platine, cette liberté est-elle encore aussi aisée à éprouver? On ne peut s’empêcher de conclure en lui posant la question. « Pour moi, la liberté n’est jamais totalement acquise. C’est comme la sagesse. il faut tout le temps la renouveler. Ce n’est jamais la même. La liberté d’un enfant, par exemple, n’est pas celle d’un ado, qui ne correspond pas à celle d’un adulte. Pour un enfant, c’est d’aller dormir à 21 h au lieu de 20 h. Pour un ado, c’est de sortir en boîte, etc. Il faut tout le temps la reconquérir. D’abord et avant tout au fond de soi-même. Quitte à commettre des actes, faire des choix qui vont peut-être troubler, voire détruire une partie de nous-même, ou de notre vie. Mais qui vont nous aider à reconstruire autre chose… »

Divers – « Tueurs »

Distribué par En Douceur/Universal ***(*)

Damso, le caméléon

Ils sont à peu près tous là: de Damso à Roméo Elvis, en passant par Senamo, Zwangere Guy, JeanJass, Caballero, Hamza, etc. Un casting 5 étoiles, où chacun a décidé de jouer le jeu, réussissant à trouver plus ou moins sa place. Y compris les nouveaux venus comme Kobo ou Yanso, dont leVegeta dopé à l’autotune fait déjà beaucoup parler de lui. Ailleurs, Coely, seule fille à bord (…), cite Frank Ocean, tandis que Roméo Elvis s’en sort avec son habituel second degré. De son côté, Isha est complètement dans son élément, pendant que Damso file en mode tubesque. Au moment où se termine 2017, la BO deTueurs n’est ainsi pas seulement un résumé du film, mais aussi celui d’une année qui aura consacré définitivement la nouvelle vague du rap belge, jusqu’à chambouler le paysage hip-hop francophone.

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La touche Animalsons

L’homme est connu pour cultiver une certaine discrétion. Ou en tout cas pour ne pas être tout le temps évident à joindre. « Normalement, le dimanche est mon day off, explique Clément « Animalsons » Dumoulin, je ne sors pas de chez moi. Mais ce jour-là, j’avais les premières répétitions de la tournée de Benjamin Biolay. Sur le chemin, je me suis arrêté pour prendre un café. C’est là que j’ai croisé des potes, complètement par hasard. Avec eux, il y avait ce type, qui me dit: « Tu tombes bien, je te cherchais. »«  Le « type », c’est Sourire, qui s’occupe de la production de Tueurs, parti à la recherche du producteur parisien pour lui proposer de s’attaquer à sa bande-son. Le long métrage a ceci de particulier: si la bande-originale créée par les rappeurs complète le film, elle n’accompagne pas directement ses images. Pour cela, l’équipe a donc fait appel à Clément Dumoulin, producteur parisien hip-hop, aux multiples succès.

Né en 1977, l’homme de l’ombre a grandi dans la banlieue de Créteil. L’ennui y est roi, raconte-t-il. Mais à 14 ans, un pote l’amène à un concert de ragga-dancehall. C’est l’électrochoc. « Les codes étaient tellement différents. La musique était hyperdigitale, remplie d’effets spéciaux démentiels. » Ça, et la vision des acrobaties spectaculaires du DJ Crazy B derrière ses platines, et le destin du banlieusard va basculer. « J’ai commencé à vouloir faire pareil. » à plusieurs, ils s’achètent un ordinateur, commencent à composer. Jusqu’au jour où ses productions arrivent dans les mains de… Booba.

Clément
Clément « Animalsons » Dumoulin© DR

De Booba à Biolay

« Il venait de sortir de prison et préparait l’album de Lunatic. Je lui amené une cassette pour qu’il écoute. Deux jours plus tard, j’étais en studio! Le disque est devenu le premier disque d’or rap sorti en indé. Cela m’a encouragé. » à partir de là, sous la bannière partagée d’Animalsons, Clément Dumoulin va devenir un collaborateur régulier du Duc de Boulogne, enchaînant les tubes (Numéro 10, Boulbi, Garde la pêche, etc.)… « Aujourd’hui encore, je trouve cela improbable. Mon disque dur est rempli de productions qui ne sortiront même jamais. »

Aujourd’hui, Clément Dumoulin a toujours le nez dans le hip-hop. Mais il a réussi à étendre sa palette, en se retrouvant notamment au générique de La Superbe, album multi-récompensé de Benjamin Biolay, « un mec qui a une culture musicale très pointue, en rap notamment ». L’an dernier, il a également composé la musique du film Tour de France (de Rachid Djaïdani, avec notamment Gérard Depardieu). Désormais, il peut ajouter celle de Tueurs à son CV. « Quand on m’a fait lire le scénario, j’ai adoré. J’entendais déjà la musique. En rencontrant les deux réalisateurs, on s’est d’ailleurs tout de suite entendus: sur l’esthétique, la couleur, les intentions… » Notamment sur l’idée de proposer une BO « qui ne tombe ni dans le film d’auteur avec des compos très abstraites, ni dans le polar avec une musique « américaine » trop présente. » Il conclut ainsi: « Au fil du montage, on a bossé dur pour que la musique participe à la narration, sans jamais l’écraser. » Mission accomplie.

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