Damso, l’oeuvre au nwaar
Au moment où sort son nouvel album, Lithopédion, un an à peine après le triomphe d’Ipséité, retour sur le parcours et la méthode Damso. Qui n’a pas eu besoin de la polémique Diables rouges pour truster l’actualité musicale de ces derniers mois…
Printemps 2018. Alors que l’ULB se remémore les événements de Mai 68, une poignée d’étudiants décident d’occuper le grand hall de la bibliothèque de l’Université, protestant contre le manque de démocratie de l’institution. Sur la façade du bâtiment, une série de slogans ont été accrochés. Dont celui-ci: « Le monde est à nous, le monde est à toi et moi ». Cela vous dit quelque chose? Normal. Il s’agit des paroles du refrain de Macarena, entendu tout l’été dernier. Le tube de Damso, devenu BO de la contestation étudiante: voilà qui en dit long sur l’impact du rappeur, capable de parler aussi bien aux quartiers qu’aux « élites » universitaires; mais aussi de collectionner les accolades des médias spécialisés comme de se retrouver dans les colonnes du Monde ou sur l’antenne de France Inter; de remplir Forest National pour un concert historique ou de voir l’un de ses morceaux repris par des participants de télécrochets, type The Voice…
Qui aurait cru ça il y a un an à peine? À l’époque, Damso sortait son deuxième album, Ipséité. Il succédait à Batterie faible. Premier succès d’estime, celui-ci avait fini disque d’or en France. Ipséité le sera, lui, en moins de deux semaines… Le triomphe était prévisible. Son ampleur nettement moins. Cette popularité a d’ailleurs pu faire croire que le rappeur allait pouvoir succéder à Stromae pour composer l’hymne des Diables rouges pour la Coupe du monde en Russie. On sait comment cela a terminé. Dénoncé par les associations féministes, lâché par les sponsors de l’Union belge, le rappeur préférera renoncer. Si la polémique lui a amené une « publicité » conséquente, elle n’a pas pour autant fait le succès de Damso. Elle l’a juste entériné, faisant glisser Damso de la rubrique musique aux pages débats des quotidiens, rappelant que l’on pouvait être un artiste populaire sans être forcément mainstream.
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Soit. Quatre disques de platine plus tard (plus de 400.000 exemplaires d’Ipséité vendus dans l’Hexagone), l’engouement n’a pas vraiment diminué. À l’heure où sort la suite de son blockbuster, au titre tout aussi savant, Lithopédion, Damso est d’ailleurs attendu au tournant. Ces derniers mois, il avait fait mine de se mettre légèrement en retrait. Discret dans les médias, quasi muet sur la polémique Diables rouges et absent des cérémonies de remise de prix (où, souvent nommé, il ne fut de toutes façons jamais récompensé), le rappeur a pu donner l’impression de calmer le jeu. En réalité, il n’a jamais quitté l’avant-scène. Mais en l’occupant à sa manière, s’appuyant notamment sur les réseaux sociaux, pour essaimer les indices annonçant Lithopédion. Explication en cinq points.
1. L’invité qu’on s’arrache
Fait assez extraordinaire, l’intégralité des morceaux d’Ipséité (quatorze au total) ont été certifiés au minimum singles d’or, certains dépassant même le cap de platine ou de diamant. L’exploit est d’autant plus étonnant que seuls trois d’entre eux ont bénéficié de clips officiels: J Respect R, Macarena et, plus récemment, Mosaïque solitaire. Insensé à l’heure où YouTube est devenu une étape incontournable pour bâtir un succès à grande échelle.
Si Damso a donc été parcimonieux dans l’exploitation visuelle de ses titres -qui manifestement n’avaient pas besoin de ça-, il s’est montré plus généreux dans les apparitions qu’il a pu faire à gauche et à droite. Non content de cartonner de son côté, Damso a en effet glissé son flow chez plusieurs de ses collègues. Forcément présent sur le dernier album de celui qui l’a lancé, Booba pour ne pas le citer (le morceau 113 de l’album Trône), il a également presté, entre autres, pour Lacrim (Noche) et Vald (Vitrine). Mieux: en participant au Mwaka Moon de Kalash, Damso a mis sa patte sur l’un des plus gros tubes français de l’an dernier… En solo ou en duo, Damso, c’est décidément banco.
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2. Inédits en pagaille
En misant sur une certaine discrétion, Damso a pu continuer à faire ce qu’il préfère: bosser en studio. Alors qu’il a sorti deux albums en moins d’un an (25 titres en tout), il a continué de produire plusieurs morceaux inédits. C’était le cas, par exemple, de Je suis dans le tieks, teasé sur les réseaux sociaux avant d’être balancé sur les plateformes de streaming quasi en même temps que sortait Ipséité. À la veille de la sortie de Lithopédion, Damso a remis ça dernièrement en dévoilant Ouzbek, trente secondes de son lâchées via Instagram. Dans ces deux cas, il s’agit de montrer que le rappeur en a encore sous le coude.
La démarche était un peu différente en mars dernier. Damso sortait alors cinq titres. Sous une forme ou une autre, les morceaux traînaient déjà depuis un moment sur Internet: Mucho Dinero (d’abord proposé… à l’envers), Ipséité, CQFD, Mort et Fais-moi un Vie. Ces morceaux n’amènent pas forcément grand-chose de neuf au propos de l’intéressé. Souvent fragmentaires (Mort ne dépasse pas la minute trente), ils ne sont d’ailleurs pas aussi aboutis que le matériel de ses albums. Le but est ailleurs. En réalité, ils servent surtout à communiquer un message, ou régler certains comptes – « J’ai vécu drames et difficultés/ »misogyne » qu’elles disent/Je parle des femmes sous Melodyne/hymne national: impossible » sur Ipséité. Plus que comme des tubes, ils fonctionnent d’abord et avant tout comme des posts.
Et puis, il y a évidemment le morceau Humains, qui aurait dû accompagner Hazard, Lukaku et autres Kompany en Russie. Quelques jours après avoir abandonné le projet, Damso en a livré une version démo via Twitter. Bien loin des farandoles à la Grand Jojo, le titre aurait en effet détoné. Mais moins pour ces propos supposément outranciers que pour sa vision sombre et désenchantée – » nwaar« , selon sa terminologie personnelle -, à mille lieues des hymnes pour stade habituels. Où il est même question, entre deux ruminations personnelles, de la question des migrants – « Charnelles sont les générosités pour hypnotiser les gens/pendant qu’mendiants immigrés se mettent à copiner des clans/se mettent à cotiser des camps où sont entassés des gens. »
3. Tueurs
Ce n’est pas tout. Entre les tubes d’Ipséité et les inédits lâchés en contrebande sur le Net, Damso a encore eu le temps de pondre le morceau-titre du film Tueurs. Co-réalisé par l’ancien braqueur François Troukens, le long métrage revenait sur l’affaire des Tueurs du Brabant wallon, via la fiction. Dans une bande originale constituée uniquement de rappeurs belges, Damso tirait une nouvelle fois son épingle du jeu. Au point que François Troukens a proposé de clipper le morceau en format extra-large, développant tout un mini-scénario autour du titre. Intitulé Bang! Bang!, le projet a pu compter sur la participation de Bouli Lanners et… JoeyStarr. Tourné en hiver, le court métrage a été diffusé le 13 avril dernier, visible seulement pendant deux heures (en exclusivité sur le site de Focus). Depuis, Bang! Bang! n’a cependant plus jamais été montré. Les raisons de ce qui ressemble à une mise au placard? Peut-être que la schizophrénie (l’hypocrisie?) de Proximus -à la fois producteur du clip en question et principal pourfendeur de Damso pour l’hymne des Diables- était-elle devenue intenable?…
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4. Instagram Vie
Typique de sa génération, Damso, 26 ans, manie les réseaux sociaux comme il respire. L’auteur du morceau Périscope les alimente quasi quotidiennement. L’outil est évidemment idéal pour doubler les médias traditionnels, devenus superflus, et faire passer directement ses messages auprès de ses fans. Il est ainsi à la fois une preuve de transparence, un outil de proximité. Mais aussi de construction savante du récit Damso. Le Net 2.0 permet toutes les relances marketing. Dans le cas du rappeur bruxellois, l’accent est mis sur Twitter et, surtout, Instagram. Plusieurs comptes différents distillent ainsi les infos sur Damso. Ce qui permet parfois de jouer au chat et à la souris. Comme quand, dans le courant du mois de février, le rappeur supprime tous les posts de son compte officiel, pour revenir quelques jours plus tard avec une vidéo animée énigmatique, le montrant dans un lit d’hôpital, relié à un respirateur artificiel, référence au titre Une âme pour deux qui terminait l’album Ipséité.
5. Le jeu de piste
« Je suis la craie qui crisse sur le tableau », admet Damso sur l’inédit CQFD. On aurait pourtant tort de réduire le rappeur à ses aspects les plus provocateurs ou ses rimes les plus outrancières. Il est le premier à admettre son attrait pour les punchlines vicieuses et ce qu’elles peuvent rapporter – « Fiancé à la vulgarité, j’ai renoncé à la précarité », dans Mosaïque solitaire. Avec Ipséité, Damso a cependant démontré qu’il visait plus large. Sur le même morceau, il raconte encore: « Comme ma terre, je ne suis riche que sous les décombres ». De fait, sous les rimes salaces, apparaissent rapidement le spleen désenchanté et les questionnements existentiels.
C’est là le véritable fil conducteur d’un corpus musical qui multiplie les couches, où les morceaux se répondent volontiers entre eux. À cet égard, Damso est encore un « traditionnaliste »: plus que d’aligner les singles, il croit encore dans le format album et ses possibilités narratives. Il a d’ailleurs souvent raconté avoir dans un coin de sa tête le titre de tous ses prochains albums. Comme si un grand plan avait déjà été tracé.
Il n’en faut pas plus pour chauffer son public. Sur le Net, les théories se multiplient pour décrypter le moindre geste de Damso. À la manière d’une série américaine, chaque morceau est analysé, décortiqué, comme s’il renfermait des indices sur la suite du scénario. Le rappeur l’a bien compris. Il a pris l’habitude d’alimenter lui-même ce qui ressemble de plus en plus à un jeu de piste. Quand, au début de l’année, certains se demandent quelle est la date de sortie de Lithopédion, Damso répond, laconique: « Vous l’avez déjà ». De quoi lancer les fans dans les théories les plus complexes, se basant notamment sur les lettres grecques qui précédaient chacun des titres d’Ipséité.
En janvier, il donne une interview au média indépendant Alohanews. Quelques jours plus tard, certains ont cru détecter une image, glissée en surimpression, seulement visible en passant la vidéo de la rencontre au ralenti. On découvre alors le cliché d’un foetus de pierre: un lithopédion, bizarrerie médicale extrêmement rare, désignant le foetus issu d’une grossesse extra-utérine non arrivée à terme et qui, non détecté, se retrouve calcifié dans le ventre de la mère -merci, Google.
Deux mois plus tard, le même site Web semble avoir trouvé quelques-unes des clés du clip de Mosaïque solitaire. Où il est question de transfert d’âme, de surréalisme (le tableau de Magritte, La Reproduction interdite) et de fantasmes sci-fi (les références à Ubik, classique de la littérature d’anticipation signé Philip K. Dick). En filigranes, les questions se multiplient sur le temps qui passe, la vie, la mort, dans un grand micmac new age. Aujourd’hui, on peut même y trouver des allusions à Lithopédion, dont les premiers visuels se retrouvent insérés dans le clip (les images de trous noirs, pardon, nwaar).
Entre-temps, Damso a encore lâché d’autres indices. Plus terre-à-terre, heureusement. Comme la liste des titres, la pochette ou un mini-docu d’une quinzaine de minutes dans lequel interviennent la plupart de ceux qui ont collaboré à Lithopédion -des fidèles Richie Santos ou Ponko à l’ingénieur du son Jules Fradet ou Angèle, qui a coécrit le titre Silence. En une semaine, la vidéo avait déjà dépassé le million de vues. Le succès de Damso n’est pas près de s’arrêter…
Damso, Lithopédion, distr. Universal. Sortie ce 15 juin. Review de l’album la semaine prochaine dans le Focus n°25.
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