Culture à Charleroi: état des lieux avec Philippe Genion, Xavier Canonne, Paul Magnette…
Par intermittence, on fréquente le « futur Berlin » depuis la fin des années 70, frappé par son mix d’électricité, de pauvreté et de bonenfantisme. Et la façon dont la culture y plante, ces dernières années, quelques graines fertiles.
« Le problème de Charleroi et de la culture, c’est aussi d’avoir un service après-vente. » Un copain carolo balance cette sentence lorsque le BPS 22 annonce mi-mai 2016 qu’il condamne son entrée principale. Risque de chutes de pierres vu la corniche déficiente de la façade classée. « Oui, c’est comme les tunnels bruxellois: 40 ans sans politique urbanistique, et ce genre de choses arrive. Sans surprise, hein. »
Pierre-Olivier Rollin, boss du BPS 22, beau musée contemporain du centre de Charleroi -ouvert via une autre entrée jusqu’à résolution du problème- exprime le bon sens: « Les prédécesseurs de Paul Magnette -actuel bourgmestre de la ville- ont tout misé sur le sport et globalement ignoré la culture. Et puis il y a aussi eu une forme de compétition entre les villes wallonnes: dans les années 90, Liège comme Charleroi voulaient du titre de capitale de la Wallonie, donc cela a été Namur (sourire), et Mons a embrayé sur la culture, en prenant avec Mons 2015 un fameux tour d’avance. »
Rollin, qui programme des esthétiques ayant peu en commun avec les tableaux de Van Cauwenberghe, regarde forcément le futur. Et pose un constat sur la Belgique d’aujourd’hui: « La région wallonne est dominée par la nostalgie: il suffit de voir comment les institutions politiques s’installent forcément dans du patrimoine alors que la Flandre construit volontiers du nouveau. La Wallonie a du mal à rompre avec un passé qui est synonyme d' »âge d’or ». Et il est clair que comparée à d’autres villes wallonnes, Charleroi est sous-financée. »
Ce qu’on note tout de suite à Charleroi, c’est l’excellence des intervenants culturels, que ce soit le Musée de la Photographie, Charleroi-Danses, le Rockerill, le Vecteur ou l’Eden. Mais tous, ou presque, tirent la langue des finances. Alors que dans la foulée de l’Hôtel de Police flambant neuf conçu par l’archi-star Jean Nouvel, la ville mène une série de travaux d’envergure comme ceux du prochain Quai de l’image (voir interview de Paul Magnette ci-dessous).
Ultra-moche
Pour autant, la ville a-t-elle vraiment changé en quasi 40 ans? Début mai 2016, on rencontre Philippe Genion, auteur de plusieurs ouvrages dont Comment parler le belge? en 2010. Genion connaît son quart d’heure de gloire dans les années 80-90 avec à; GRUMH… « a Belgian synth duo with a flair for punctuation and a sense of humor »(1). Depuis lors, ce quinqua a fait mille choses et ouvert il y a deux ans et demi un bar à vin, le Saka20, qui correspond à son amour des moyennes et grandes cuvées. Dans sa maison colorée de Marchienne-au-Pont, Genion sert un blanc et commente « Charleroi, nouveau Berlin », phrase lâchée par le quotidien flamand De Standaarden 2013: « Berlin mais alors celui, underground, des années 70, sans subsides. À l’époque des seventies, Charleroi était ultra-moche, une horreur, il a fallu attendre la statue de Lucky Luke et des autres personnages BD pour lui donner un coup de frais. Là, on voit le nouvel Hôtel de Police en forme de bite, designé par Jean Nouvel, et je me demande pourquoi on ne réhabilite pas davantage les vieux trucs. Ceci dit, Magnette, c’est un peu Chirac, prof d’unif cultivé, très sympathique, et puis totalement différent dans la vie politique. Magnette a insufflé quelque chose de nouveau à la ville. Aujourd’hui, les Carolos n’ont plus honte de venir d’ici, même si moi je n’ai jamais eu ce sentiment parce qu’il y a, oui, une beauté chez les gens de Charleroi. Les affaires de Van Cau et post-Van Cau ont déprimé les habitants qui se sentaient constamment dénigrés, Charleroi était un panier qui devenait une poubelle, Magnette amène quelque chose de positif. »
Vent de changement
Une visite au Rockerill remet les idées en place. L’endroit, souvent raconté dans Focus, est une spectaculaire carcasse industrielle, à quelques minutes de bagnole du centre-ville. Concerts, apéros et label, entre autres vibrations électro-rock, s’installent sur cet ancien site des Forges de la Providence racheté début 2006 pour le prix d’une simple baraque par Michaël Sacchi et son comparse Jean-Christophe Gobbe. Sacchi: « Pour l’instant, à l’année, on reçoit 30 000 euros de la ville et 32 500 de la Fédération Wallonie-Bruxelles, mais mettre la clé dans la serrure pour un événement nous coûte déjà 1000 euros dans ce bâtiment qui fonctionne sans chauffage, auquel il manque des fenêtres et dont le toit nécessite de sérieuses réparations. On ne passera plus trois hivers dans ces conditions, c’est sûr. Avant l’apéro d’hier, il devait rester deux euros dans la caisse. »
Michaël, qui ne veut surtout pas donner l’impression de se lamenter, rappelle de simples réalités économiques, comme le fait que ce lieu de 4.000 mètres carrés qui draine jusqu’à 1 500 personnes la soirée fonctionne avec deux mi-temps. La viabilité de l’endroit, plus que limite après une décennie, pourrait changer par un mécanisme de la Région wallonne qui redistribue des points APE (Aides à la Promotion de l’Emploi) dans les entreprises culturelles. Et surtout, via une manne européenne pouvant bénéficier au Rockerill. À condition qu’il change de statut: aujourd’hui lieu privé, il faudrait en faire une fondation ou une coopérative. Le statut de l’ancienne usine dantesque s’inscrit dans un vent de changement. Michaël: « Il y a cinq ans, Charleroi était mort, même comparé à une ville comme La Louvière qui a en son centre des magasins, des piétonniers, une vie. Ici, il faut ramener les jeunes, les aider à acheter des maisons, à les aménager, il faut implanter une université, il faut que les gens sortent et consomment, qu’on vienne de l’extérieur pour créer des relations avec les habitants. »
Trait sur le passé
Xavier Canonne est le directeur -au nom prédestiné- du Musée de la Photographie de Charleroi, installé dans un ex-carmel à Mont-sur-Marchienne. Au couvent original, on a collé une aile moderniste et une inauguration en 1987 de ses belles collections -80.000 images en stock- sur 6.000 mètres carrés. Le jardin, en particulier, se distingue via des agrandissements plantureux d’une demi-douzaine de photos marquantes. Canonne rappelle, lui aussi, le sous-financement structurel de la ville et celui de son institution: le musée reçoit 530.000 euros de la Fédération Wallonie-Bruxelles, il lui en faudrait « absolument » 170.000 de plus pour fuir la faillite. Éloigné, le Musée? « Il est plus facile d’aller à Knokke qu’à Charleroi, explique Xavier Canonne, c’est assez typique de l’étroitesse des francophones belges qui ne franchissent pas facilement les 60 kilomètres de Bruxelles à Charleroi, alors que les New-Yorkais, les Allemands, les Français et les Flamands viennent… Les choses changent néanmoins et un maillage entre les institutions s’organise. Ce qui se passe dans cette ville du point de vue culturel, au BPS ou au Vecteur, est venu d’un « désir du bas », pas d’une politique de culture baxter. Cela va prendre du temps parce que la ville revient de loin, mais les Carolos sont patients. Je pense qu’ils ont tiré un trait sur le passé, d’autant que les affaires, juridiquement parlant, ont un peu accouché d’une souris. Il y a beaucoup d’attente vis-à-vis de Paul Magnette mais je ne pense pas qu’il y aura l’effet Obama: le boulot doit aussi être fait par les Carolos et pas uniquement par décision politique. Je ne sais pas si c’est un baromètre, mais désormais, le soir, je vois des gens sortir en ville, ce n’était pas le cas il y a dix ans. Et je peux citer une dizaine de personnes qui ont quitté Bruxelles pour venir s’installer à Charleroi où, oui, la vie culturelle se développe. »
(1) DIXIT THE WASHINGTON POST.
Bourgmestre de Charleroi depuis janvier 2013, le quadra PS Paul Magnette tranche sur le profil non culturel de ses prédécesseurs. Mais que peut faire ce lecteur-cinéphile, aficionado de Pasolini, pour les méninges et le plaisir de sa ville?
La première fois que je suis arrivé à Charleroi en 1977, je me suis demandé ce que c’était que cette ville grise, enfumée et d’apparence pauvre. La pollution des usines fermées en moins, le paysage n’a pas vraiment changé…
L’esthétique de Charleroi est brutale et sujet de polémiques mais la ville a une gueule: comme Mickey Rourke, pas franchement beau mais qui dégage quelque chose. Patrick Janssens, l’ex-bourgmestre d’Anvers, m’a dit: « Mieux vaut avoir une mauvaise réputation que pas de réputation du tout. » Et puis la culture se développe toujours dans les lieux de mauvaise réputation, Manhattan dans les années 60, Brooklyn ensuite et aujourd’hui le Queens. Et puis dans les villes de la Ruhr ou Berlin.
« Charleroi, petit Berlin » était le slogan sorti par De Standaard en 2013. La différence est que la capitale allemande, après la chute du mur, a été dopée par de colossaux subsides fédéraux et autres, ce qui n’est pas le cas de Charleroi…
Charleroi, 200.000 habitants, 600.000 pour la métropole, ne peut pas être comparée à de grandes villes: on est davantage Roubaix que Lille. L’avantage de la ville est son espace: un sculpteur flamand assez coté vient d’acheter une ancienne fabrique à Marcinelle. Il y a ici une liberté extraordinaire et on laisse quand même pas mal faire…
Un double leitmotiv revient dans les conversations avec les entrepreneurs culturels: Charleroi est sous-financée et le manque d’argent culturel est la conséquence d’une absence totale d’investissements de vos prédécesseurs qui ont joué la carte du sport…
Charleroi est la mieux aidée des villes par la Région wallonne, mais le fédéral a peu investi. Il y a une discrimination historique et un sous-financement du Hainaut: les affaires carolos ont effrayé les investisseurs et fait perdre dix ans à la ville. Van Cau ne s’intéressait pas à la culture… Namur a son Grand Théâtre, Liège son opéra, Mons l’Orchestre Royal de Chambre et Charleroi, rien de tout cela. Je trouve que chaque grande ville wallonne devrait également avoir son événement culturel et là non plus, on n’en a pas. Culturellement, oui, c’est sous-financé: il n’est pas normal que l’on reçoive moins que Namur et Mons.
Quelle est votre réponse aux opérateurs culturels carolos qui manquent clairement d’argent?
Les projets culturels doivent venir du milieu même: ne me dites pas « je veux des sous », mais amenez-moi des projets (sourire). La diffusion, je m’en fous, c’est la création qui compte. Je connais les difficultés des opérateurs et l’absurdité, par exemple pour le Musée de la Photographie, d’un décret qui l’empêche de vendre des tirages au-delà d’un certain pourcentage des recettes. On en arrive à ce paradoxe que c’est un magasin privé proche du musée qui vend les tirages à son profit. Le directeur Xavier Canonne s’en sort en faisant des ventes aux enchères, ce qui n’est pas interdit. Et je pense que les dimanches gratuits impactent gravement les recettes de lieux comme le Musée de la Photo.
Quid du Rockerill, qui tire la langue dans une structure fascinante, mais qui reste une grande carcasse à demi délabrée?
Le problème c’est qu’ils sont proprios et adorables mais pas très gestionnaires (sourire). Il faut qu’ils se mettent en coopérative. Ceci dit, il n’y a pas en Wallonie une culture architecturale: il faut arrêter les gestes forts genre Gare des Guillemins ou des bâtiments clinquants dont l’entretien coûte des fortunes. À Charleroi, on a nommé un bouwmeester qui n’a pas de pouvoir autre que celui de conseiller les autorités.
Un des projets prometteurs de Charleroi est le futur Quai de l’image: intéressant mais inscrit dans une ville qui ressemble quand même à un chantier permanent, non?
La ville basse est pratiquement finie, on devrait conclure pour fin 2016-milieu 2017, mais il est vrai que la ville haute est partie pour quatre ans de chantiers: on rénove ce qui doit l’être, le Palais des expos, le Centre du design. Le Quai de l’image qui doit s’ouvrir à l’automne, ce sont cinq salles de cinéma d’art et essai et un gros volet pédagogique: il faut que les enfants soient exposés au meilleur parce que, jeunes, ils ont une formidable capacité à absorber la culture. Je veux que les gosses de Charleroi voient des masses de films, visitent le BPS, le Musée de la Photographie, etc.
Vous dites que chaque année 1000 personnes de la classe moyenne quittent la ville et 1000 personnes socialement moins favorisées y arrivent…
C’est l’un des taux les plus élevés de Belgique. Charleroi est une ville de transit avec 128 nationalités, et cela donne une vitalité extraordinaire, mais on veut que les diplômés, même s’ils vont étudier ailleurs, reviennent ici.
Il y a quelques semaines, vous parliez de Pasolini à la radio (1) et vous sembliez nettement plus inspiré que dans votre discours politique entendu à l’inauguration de Mons 2015…
(sourire) Il y a certainement une forme de self-restraint (sic) dans les discours, y compris culturels. La sémantique politique, vous savez…
(1) PAUL MAGNETTE EST L’AUTEUR DE PASOLINI OU LA RAISON POÉTIQUE SUIVI DE PASOLINI POLITIQUE, L’ARBRE À PAROLES/ESSAIS.
>> Lire également notre interview de Melanie De Biasio, « comme une fleur sur un terril », amorce de ce dossier sur la culture à Charleroi.
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