Carte blanche

Continuons à rêver!

« Les arts paient un lourd tribut au virus, mais celui-ci ne peut s’attaquer à ce qui fait leur essence. Nous continuons en effet à rêver, à nous rêver et à nous ressourcer en plongeant dans les rêves d’autrui », rappelle Hans Waege, intendant du Belgian National Orchestra, dans cette carte blanche.

Voilà à nouveau les dominos qui s’écroulent les uns après les autres. Partout dans le monde, salles de concert, musées et théâtres ferment leurs portes les uns après les autres. Des fermetures nécessaires, car la deuxième vague de la pandémie bat son plein. Cette situation nous laisse cependant extrêmement amers. La fermeture de nos maisons de la culture grignote notre dignité humaine, les fondements de nos démocraties et nos valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité.

Quel est le rôle de l’art dans notre société? L’art touche à l’essence-même de l’Homme, rien de moins: sa quête séculaire du bon, de l’authentique et du beau. L’art est imagination, cette capacité à se représenter quelque chose différemment, au-delà de la réalité dans laquelle nous avons été projetés. Tout changement procède d’une autre réalité, une réalité rêvée, et le rêve relève précisément du domaine des arts.

Les arts paient un lourd tribut au virus, mais celui-ci ne peut s’attaquer à ce qui fait leur essence. Nous continuons en effet à rêver, à nous rêver et à nous ressourcer en plongeant dans les rêves d’autrui. Les livres qui ont été écrits, les tableaux qui ont été peints, les édifices et les statues qui ont été édifiés, les musiques qui ont été composées sont autant de réalités alternatives, tantôt utopiques, tantôt dystopiques. Ces univers émotionnels, intenses et non rationnels enrichissent l’humanité qui est en nous et nous invitent à une humanité partagée.

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Notre tradition culturelle est une somme, une collection de rêves. Nous pourrions la comparer à un coffre qui contiendrait les sentiments et les pensées de nos ancêtres, sublimés par l’art dans ses différentes formes. Les institutions culturelles, telles que les théâtres, les musées et les orchestres, sont un peu les gardiennes de ce coffre. Leur mission est double: elles doivent en dévoiler le contenu au grand public mais aussi continuer à le remplir en offrant à de nouveaux artistes l’occasion de monter sur scène, d’exposer leurs oeuvres ou de publier.

Parmi les rêves conservés dans ce coffre qui symbolise notre tradition culturelle, La Divina Commedia de Dante, un livre écrit au début du XIVe qui allait inspirer à Franz Liszt sa monumentale Dante-symphonie. Dans ce récit, Dante descend dans le monde des morts avec Virgile, son guide, et cherche à en sortir en traversant les différents cercles de l’Enfer et le Purgatoire. Il arrive finalement au paradis où il retrouve Beatrice, celle qu’il aime. Cette épopée allégorique nous parle des difficultés que les hommes rencontrent dans leur vie. La raison, la sagesse et l’amour sont cependant là pour aider le héros à se dépasser et à atteindre un état d’illumination. L’imagination – qu’elle s’exprime dans les arts mais aussi dans la science par exemple – parvient à nous sortir de l’enfer: tel est là un des messages de La Divina Commedia de Dante. Un détail qui mérite d’être signalé: l’enfer avait pour Dante une dimension personnelle, car il a été à un moment de sa vie condamné à mort par ses contemporains. Voilà qui montre que la grandeur et l’utilité de l’art ne sont pas immédiatement reconnues. Presque toujours, ce n’est que bien plus tard qu’une oeuvre est appréciée à sa juste valeur.

En période de confinement, nous pouvons heureusement continuer à « consommer » des livres, de la musique et des films. Il n’empêche que les arts en ont pris un solide coup. Depuis peu, il est tout à fait impensable que 2.000 spectateurs puissent écouter ensemble la Dante-symphonie, s’imprégner de cette composition monumentale et en parler ensuite entre eux. Le moins qu’on puisse dire, c’est que c’est vraiment dommage, car rien ne remplacera jamais ce dialogue « en direct » entre les artistes et leur public. C’est à travers ce dialogue que l’art prend vie et qu’il peut commencer à façonner la société. Les vernissages, les premières et les présentations de livres sont, à côté de médias plus traditionnels tels que les journaux, la radio et la télévision, des ingrédients essentiels de la sphère publique, laquelle est également fondamentale pour le bon fonctionnement de toute démocratie.

En ces temps difficiles, n’oublions pas non plus que l’art, en plus d’être un élément constitutif de la démocratie, est avant tout un métier. Les instrumentistes consacrent toute leur vie à la maîtrise de leur instrument, tout comme les peintres, les écrivains, les sculpteurs et les architectes, les chanteurs, les danseurs et les acteurs, qui font généralement leurs premiers pas dans leurs disciplines respectives dès leur plus jeune âge. La pratique quotidienne est nécessaire dans les arts et c’est précisément cet élément qui est en jeu aujourd’hui. Et ce ne sont pas seulement des milliers d’artistes qui se voient brusquement privés de revenus – c’est aussi le sort du personnel qui les encadre, des spécialistes du marketing aux techniciens de scène en passant par gardiens. Bien sûr, on se lance dans les arts par vocation, mais le secteur artistique, ce sont aussi des métiers, un travail qui fait sens et une activité économique qu’il ne faut pas sous-estimer. Pour des dizaines de milliers de familles, ce deuxième « lockdown » passe mal et la pilule est amère. Pour nous aider à traverser cette période sombre, nous avons absolument besoin d’un soutien approprié et de solidarité.

L’art et la culture sont les fondements de notre société: ils font le lien avec le passé en nous racontant qu’avant nous, bien des hommes et des femmes ont éprouvé la douleur que nous ressentons aujourd’hui et qu’il est possible de gérer et de surmonter ces souffrances. Si nous prenons tous nos responsabilités aujourd’hui, l’art et la culture, telles que nous la vivons au présent, pourront également jeter des ponts vers l’avenir. Les récits que nous écrivons aujourd’hui, que nous mettons en musique ou en images pourront alors réconforter les générations futures.

Quoi qu’il en soit, le secteur culturel ne baisse pas les bras: nous faisons fonctionner notre imagination pour inventer de nouvelles façons d’atteindre le public, malgré la crise actuelle. Place à l’énergie, l’énergie de l’imagination, de l’humanité et de la solidarité, une énergie aussi invisible que celle des ondes et des canaux de diffusion par lesquels nous nous inviterons chez vous.

Hans Waege, Professeur à l’université de Gand et Intendant du Belgian National Orchestra.

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