Complètement Maboul
Histoire belge internationale, la saga zazou des bruxellois d’Aksak Maboul trouve dans Figures, nouveau double album gonflé, une pop carnivore et des fulgurances fleuries.
Le jardin ucclois de Marc Hollander et Véronique Vincent affiche de jolies protubérances: l’herbe y est foldingue, les renoncules cadrées, la végétation urbaine dense et, comme les couleurs, les chromas multiples. Y compris via une minimare sans canards.
Au milieu de l’ambiance sauvageonne, un splendide grand saule s’est rétamé à l’horizontale, comme les prémisses d’un bayou imaginaire où la flore enserrerait les visiteurs. Ayant constaté que l’arbre majestueux – tombé accidentellement il y a un an – continuait à largement verdir, les propriétaires l’ont laissé en place vivre sa vie végétale. Décor surprise d’un jardin qui constitue une assez juste métaphore des septante-cinq minutes musicales de Figures, double album aventurier, transgenre, touffu, sauvage et ludique. D’une espèce assez rare de disques – surtout en Belgique – qui résistent aux écoutes, livrant au fur et à mesure les clés magiques d’un cheminement, d’un parcours bossu et pas mal excitant. Avec de la pop, de l’expérimental, du noisy, de la poésie en langue française signée Véronique et un refus de toute linéarité. Davantage un labyrinthe qu’une catégorie. « Marc a toujours adoré les collages », explique la compagne et complice sonore d’Hollander depuis la fin des années 1970. Ces deux adultes confirmés – lui est de 1950 et elle de 1957 – partagent depuis 1978 une vie privée et publique musicale. Cette dernière via deux groupes cousins, si pas jumeaux, essentiels de la scène belge des années 1970-1980. Les Tueurs de la lune de miel et Aksak Maboul. Le premier, créé par un chanteur-graveur allumé, Yvon Vromman (1950 – 1989), décroche un tube via la reprise de Route Nationale 7, de Charles Trénet. Et propose un répertoire incendiaire entre chanson, électro déviant, surréalisme belgicain et performances scéniques, où la sémillante Véronique serait l’équivalent d’une Françoise Hardy ou d’une France Gall échappée de chez Rohmer période Nuits de la pleine lune. Et jetée en pâture consentie à Yvon, bête de scène, croisement bruxellois entre Tom Waits et Iggy Pop. La mort d’Yvon coupe l’herbe sous le pied à une possible carrière européenne, alors que le claviériste des Tueurs, Marc Hollander, crée son label Crammed Discs et gère un autre parcours insulaire, celui d’Aksak Maboul.
Aksak Maboul, ou la folie asymétrique d’un groupe aux filiations diverses.
Truc barré
Pour essayer de simplifier une histoire passablement compliquée, disons qu’Hollander, baignant dans les aventures sonores seventies, répond un beau jour à l’appel d’offres de Marc Moulin. Celui-ci, personnalité en vue de la scène belge radio-musicale, lui commande un album pour son (éphémère) label Kamikaze. C’est le début d’Aksak Maboul, en 1977, avec Onze danses pour combattre la migraine. « Maboul est un vieux mot arabe et Aksak, d’origine turque, veut dire boiteux et désigne les rythmes impairs, détaille Marc Hollander. Une référence à un mélange d’influences, de choses que j’aimais, comme la musique des Balkans que j’essayais de refaire, éventuellement maladroitement. Aux côtés de mes amours pour le blues et la pop anglaise: il y avait donc là une large matrice qu’il a fallu resserrer au fil du temps. » Soit trois ans plus tard, lorsque parait un second album d’Aksak Maboul, Un peu de l’âme des bandits, qui gère la folie asymétrique d’un groupe aux filiations diverses. Notamment via des musiciens free comme le guitariste anglais Fred Frith, qui allume d’ailleurs quelques titres de l’actuel Figures. « Un nom qui a plusieurs sens, relève Marc. En anglais, figures signifie à la fois les nombres, les silhouettes, et puis, en français, les figures historiques ou de style. »
Après avoir publié, en 2014, un troisième disque, Ex-Futur Album, collection de chansons vieilles d’une trentaine d’années, parfois à l’état de maquettes inachevées, Hollander et Vincent s’étonnent de l’intérêt rencontré un peu partout en Europe. Avec trois jeunes musiciens embarqués dans une large tournée, dont Faustine Hollander, fille du couple qui a d’ailleurs coproduit artistiquement l’actuel double album avec son père. Donc, l’ex-nouveau- futur Aksak, de retour en 2014, attire un public curieux, qui ne connaît pas forcément la saga des seventies et des eighties. « Il y avait dans Ex-Futur Album un côté pop, mais hétéroclite, hétérogène, se souvient Marc. D’ailleurs, chaque projet d’Aksak est assez différent. L’accueil en 2014 a été une grande surprise et ce que l’on voulait initialement sortir de façon discrète a été rattrapé par l’histoire, par un public qui acceptait mieux une pop qui ne soit pas totalement de la pop, avec des envolées instrumentales, par exemple pseudo-congolaises (sourire). On s’est retrouvés avec un truc barré, charnu. » Six ans après ce troisième album de la renaissance, essentiellement fait d’archives récupérées, Figures peut reprendre les mêmes qualificatifs – barré, charnu – mais avec une dose supplémentaire de profondeur et d’éclectisme.
Aragon, Baudelaire, Mallarmé
Le jour de notre rencontre, Véronique Vincent a sorti dans le jardin en pousse deux de ses peintures à l’huile, sous le saule horizontal. Un grand format, qui est aussi la pochette de Figures – un visage aux traits effilés – plus un petit cadre, qui a quelque chose de l’icône orientale, représentant sa fille Faustine. Française, Véronique a bourlingué en famille en divers lieux avant d’atterrir, dans les années 1960, à Bruxelles, qu’elle n’a plus quittée. Sur Figures, Marc Hollander abat un travail considérable de composition et d’instrumentation, avec l’aide de copains musiciens, dont le déjà nommé Fred Frith, et les trois jeunes d’Aksak que sont Faustine, le guitariste Lucien Fraipont et le batteur Erik Heestermans. Mais c’est bien Véronique qui amène l’ingrédient pop de voix claire, rafraîchissant l’ensemble. Après avoir mis la musique de côté pendant une trentaine d’années, cette mère de deux enfants ne cesse d’être présente dans les innombrables histoires discographiques du label marital. Elle développe une poésie, importante à la chimie finale d’Aksak, dans ce que Marc présente comme « un film, éventuellement labyrinthique ». Véronique précise la place des mots: « Cela n’a pas l’air mais c’est assez construit. Chaque fois, j’émets un certain nombre de choses, déjà dans l’idée de m’insérer dans les mélodies de Marc. Une contrainte de départ qui n’est pas si mal. Il faut éviter l’hermétisme, donner des couleurs. On a voulu faire des titres qui désignent des gens qui m’ont influencée, des poètes comme Aragon, Baudelaire, Mallarmé. Mais aussi avec des allusions à des personnages, parfois réels, qui hantent certains textes. »
Interludes
Aksak Maboul s’octroie quelques interludes, courts instrumentaux éventuellement déroutants, entre les morceaux. « On a travaillé sans contrainte, pendant deux ans, mais il y avait quand même un ordre de mission: faire des chansons qui s’octroieraient des parties instrumentales, précise Marc. Et renouer les fils de ce que j’aime bien depuis le premier album, tout en faisant une dramaturgie, comme un film. » Long métrage iconoclaste, à plusieurs lectures, où l’auto-citation traque parfois le subliminal, sans que tout cela ne soit exagérément « intello ». On passe, par exemple, d’un électrop pimpant (Retour chez A.) au quasi-funky chanté en anglais par Steven Brown, de Tuxedomoon (Dramuscule) puis à une sorte d’hommage à Pierre Boulez (Excerpt From Uccellini).
Si ces vingt-deux morceaux évitent l’assemblage artificiel, c’est peut-être aussi parce qu’ils sont parcourus d’une dérision à la belge. Et ce, dès l’annonce des titres: Sophie la bévue, Formerly Known As Défilé, Fatrasie pulvérisée. Entre-prise musicale avec de drôles de sous-marins sémantiques, comme dans cet interlude de début d’album, Among The Naeporu. « Dans ce morceau de trente secondes, il y a une allusion faite à un anthropologue des années 1950 qui avait inventé un canular publié dans un très sérieux journal scientifique, faisant l’étude d’une soi-disant peuplade indienne, les Nacirema, expose Marc, qui concède s’être amusé. Avec moult détails sur des armoires sacrées, des tortures, des medicine men. Les gens ont marché, sauf que les Nacirema n’existent pas. Et lu, dans l’autre sens, cela donne American. Naeporu devenant évidemment Uropean. »
Prônant ce qu’ils appellent « l’écoute immersive », loin de l’actuel zapping impatient, nos deux Maboul s’accordent sur le fait qu’une partie du public va avoir envie de se plonger dans cette aventure en temps réel. Ne pas regarder l’heure. Vivre une singulière expérience musicale. Quitter l’autoroute des chansons les plus évidentes pour des chemins de traverse, avant de grimper sur une roue de foire géante et puis descendre dans les catacombes, pour ensuite retrouver le soleil brillant de la nationale: la métaphore routière valant ce qu’elle vaut, elle certifie en tout cas que Figures recule et honore les frontières de la pop belge. De manière durable comme ambitieuse.
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