Serge Coosemans

Sex & drugs & Modus Vivendi

Serge Coosemans Chroniqueur

Alors que Modus Vivendi vient de décerner son label Quality Nights à cinq établissements festifs liégeois « qui s’engagent pour votre bien-être », Serge Coosemans nous explique en quoi cette ASBL n’est selon lui pas une usine à fausse respectabilité mais bien un acteur essentiel de la vie nocturne belge. Sortie de route, S03E05.

La première fois que je les ai croisés, c’était il y a 5 ou 6 ans, à Recyclart. Ils tenaient un stand avec des préservatifs, des bouchons d’oreilles et des brochures expliquant que le bruit rend sourd et que la drogue fait pousser des renards dans la bouche. J’avais trouvé ça un peu déplacé et pas très rock and roll pour Recyclart, qui, à l’époque, était tout de même la base par excellence de tout ce que cette ville compte de grosses canailles joyeusement décérébrées. J’avais considéré la présence de ce stand éducatif comme un ustensile uniquement destiné à générer une respectabilité de façade à ce lieu de perdition. Je connaissais par ailleurs Modus Vivendi et je leur trouvais un petit côté loser depuis l’abandon de ce qui reste selon moi leur plus noble initiative, certes considérablement décriée. Cette ASBL avait en effet soulevé un certain tollé quand elle s’était proposée de tester la drogue en circulation dans les lieux nocturnes. Chacun son avis sur la question. Le mien reste curieusement proche de celui de Laurette Onkelinx. La Ministre de la Santé était restée longtemps favorable à ce projet pilote, même quand la droite lui canonna à la figure sa franche désapprobation, assez moralement paniquée. Ce soir-là à Recyclart, je m’étais donc dit que c’était triste pour Modus Vivendi de s’être ainsi fait rabrouer un projet réellement novateur, progressiste et briseur de tabous pour au final se retrouver à distribuer des prospectus sur les acouphènes et les maladies sexuellement transmissibles. Cela ressemblait à un rétro-pédalage assez net: passer d’un projet d’éducation et de prévention révolutionnaire à des petits bouquins précautionneux.

Cette vision m’apparaît aujourd’hui largement biaisée, voire carrément fausse. J’ai été con de penser comme ça et si je prends la peine de l’écrire, c’est parce que depuis, j’ai rencontré des représentants de Modus Vivendi qui m’ont justement fait comprendre dans quelle mesure cette façon de grossièrement résumer leurs activités à la louche et de négliger leur utilité était une méprise assez répandue dans le public. Les médias ne les aident d’ailleurs pas souvent. Il y a quelques mois, un article honteux et ridicule de La Meuse prenait ainsi leur prévention documentée pour du prosélytisme irresponsable de camés aux drogues dures. D’autres les considèrent comme des agitateurs libertaires, sorte de Act Up destiné aux guindailleurs. On les voit aussi parfois comme des intrus moralisateurs, des schtroumpfs à lunettes qui viennent ternir l’ambiance en rappelant que tout ce qui peut sembler amusant à faire en soirée est généralement aussi potentiellement générateur de souffrances, voire même de mort.

Les mots d’ordre de Modus Vivendi sont « santé et sécurité ». Pas franchement étonnant que si l’on cherche dans un cadre festif à s’occuper de votre santé et de votre sécurité, cela paraisse sinon inquiétant du moins bien gnangnan. Genre: n’oubliez pas vos genouillères en mousse en cas de pogo. Remettez vos lunettes au moment des slows, sous peine de rouler des pelles à un gros nerd. Pareil pour le label Quality Nights. De loin, ça ressemble un peu trop au greenwashing de ces firmes abominablement polluantes qui tentent de s’acheter une bonne conscience en s’inventant des étiquettes écologistes bidon. Durant la nuit, pour beaucoup, la visée ultime est de s’encanailler. Modus Vivendi, dès lors, a trop vite tendance à être perçue comme un pion dont la mission serait de surveiller les turbulences de la cour de récré.

Il n’en est pourtant rien. Pour obtenir le label Quality Nights, les établissements doivent simplement mettre gratuitement et facilement de l’eau à disposition, prévoir des bouchons d’oreilles pas chers, des préservatifs et des brochures d’information. Sur les MST, les drogues, la sécurité routière mais aussi les nuisances sonores. Ces établissement doivent aussi se faire le relais de ce que l’on appelle les « alertes précoces », prévenant le public quand de la drogue dangereuse (arrêtons l’hypocrisie: oui, certaines drogues sont plus dangereuses que d’autres) circule dans le pays; comme il y a quelques semaines, des cachets d’ecstasy qui contenaient une dose de MDMA largement supérieure aux recettes habituelles. C’est de l’information, de la prévention, rien de contraignant. Il ne s’agit pas de brimer des comportements, ni de prêcher la retenue et la bienséance. Il s’agit, dans un premier temps, de parler de certaines choses comme elles le sont, de partager des expertises qui servent moins un but politique que la jouissance de la fête; en préservant le bien-être d’un public pour qui, souvent, l’irresponsabilité est une vertu, un corollaire de cette tendance à se mettre en danger et à flirter avec les embrouilles sans toujours être conscient de leurs conséquences.

Modus Vivendi propose aussi régulièrement des idées afin d’améliorer l’expérience noctambule et a notamment fait partie des tables rondes du Cabinet Huytebroeck afin de discuter de cette idée décriée de limiter le son dans les discothèques à 90 dB. Perso, c’est en les voyant imaginer le retour des chill out zones dans les boîtes techno que j’ai compris l’essentielle nécessité de leur démarche. Ces espaces de relaxation et d’ouverture aux autres étaient assez courants au début des années 90. Ils ont même accouché d’une sous-culture néo-hippie leur étant propre. C’est basiquement cette utopie là que l’ASBL continue de propager, celle qui marqua les raves, les débuts de la techno et de la house: respecter un mode de vie (un modus vivendi, donc) totalement différent de la norme, sans jamais le vouer aux gémonies, ni l’intégrer de force à la société plus normative et consumériste. On parle donc bien de respect, d’altruisme, de collectivisme, d’ouverture aux cultures marginales, de rejet de l’hypocrisie morale et politique. Maintenant que nous sommes tous dans un état d’esprit de crise, nettement plus compétitifs et individualistes qu’en 1990, le plus souvent aussi accrochés à des convictions conservatrices, voire claniques et racistes, on a sans doute besoin plus que jamais d’organisations telles que Modus Vivendi, génératrices d’idées fortes et chicaneuses de tabous. Sans quoi, c’est très simple: tomberont les ténèbres ploutocrates.

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