Chiva régale

La Chiva Gantiva © DR
Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Groupe multinational bruxellois, La Chiva Gantiva joue sa bohême funky revisitée par la fièvre de Colombie, pays de coeur du meneur de jeu, Rafael Espinel. Portrait tropical via le deuxième album de la bande.

Il est une heure du matin au bar du Théâtre Varia d’Ixelles et La Pata Sola fait chauffer murs, corps et alcools. Sur le minuscule podium, derrière un tambour agitant le serre-fesses latino, un type aux boucles charbons écoule son espagnol fruité. Rafael. On remarque la longueur des bras, une gueule échappée de chez Pasoliniet la nonchalance énergétique en guise de métronome. L’air est sucré mais pas trop, humide et collant comme souvent, les musiques de l’hypnose l’y amènent. Ce samedi soir-là, Rafael Espinel et sa partenaire « en scène comme dans la vie », Natalia, délaissent leur groupe principal, La Chiva Gantiva, pour des rythmes traditionnels de Colombie. « La Pata Sola, c’est la légende d’une femme qui mange les enfants, une histoire que tout le monde connaît là-bas », explique Rafael dans un joli français où les « r » donnent les couleurs de l’exil. Né à Ottignies de parents colombiens il y a 33 ans, bébé Espinel n’a que huit mois lorsqu’il rejoint son pays: deux fois la France, double vue sur Pacifique et Atlantique, et la réputation que l’on sait. Il grandit à Cali, puis Bogota entre un père agronome et une mère avocate. A la maison, l’éducation tendance religieuse stricte s’accompagne d’un amour du (heavy) metal qui fait monter le gamin en graine: « J’adorais ces clips tournés dans des églises (sourire), kitsch et infestés de symboles religieux que je dessinais abondamment. D’ailleurs, le metal est toujours énorme en Colombie, super populaire: comme le festival Alta Voz de Medellin où l’on a joué avec La Chiva l’année dernière. On ne savait pas trop comment on serait reçus parce qu’on arrivait avec de la cumbia détournée (sourire). La cumbia, c’est à la fois un rythme fondateur et un mot générique qui englobe divers styles. La cumbia vient comme les vagues de l’océan, avec les bateaux de prisonniers et d’esclaves, comme une libération du rythme même. » Début des années 2000, Rafael part étudier en Europe, d’abord à Montpellier et Paris, choisissant in fine l’illustration aux Beaux-Arts de Bruxelles.C’est dans la capitale de l’Europe, en compagnie de potes colombiens, que s’échafaude le périple de La Chiva: une décennie plus tard, le groupe incorpore Rafael (chant, percus), Natalia Gantiva (percus), Felipe Deckers (guitares), Martin Mereau (batterie,) Tuan Ho Duc (sax), Florian Doucet (clarinette) et Matthieu Chemin (basse). Plus des instrus « indigènes »comme la percu tambora ou la mini-guitare tiple. Quatre d’entre eux assumant aussi ces backing vocals qui ont la pesanteur d’anges nègres traités au funk cuivré.

Quelques heures avant le concert du Varia, on retrouve Rafael dans le local de travail-studio de La Chiva, un deuxième étage proche de l’Ancienne Belgique. L’escalier qui semble avoir fait plusieurs guerres -sans forcément les gagner- mène à un trois-pièces drapé de tentures bleues. Celles-ci camouflent des légions de matelas utilisés comme mur antibruit. Une partie du deuxième album de La Chiva a été enregistré live dans cet espace agréablement dépenaillé, d’autres moments étant bouclés à Brooklyn avec Joel Hamilton. Toujours ce yin d’impro et ce yang ultra-pro, à l’image des clips du premier album (Pelao, Apretao)qui renvoient à l’enfance, à la magie, aux couleurs pétantes de Colombie, au ludique adulte. Et à une délivrance toujours physique de la musique, faite pour danser: d’où son écho international.

Bananes plantain

Là, le groupe s’en retourne (enthousiaste) du Bénin -où il a été invité par un Belge, propriétaire de club- et s’apprête à filer aux antipodes. Le voyage, la bourlingue, le jet-lag nourrissent le dépaysement des rythmes qui mixent allégrement continents et sentiments: « La chiva est d’ailleurs le nom donné à ces bus peinturlurés, généralement pleins à craquer, qui grimpent sur les routes de montagnes de Colombie. Grâce à notre connexion avec le WOMAD(1), on va partir en Australie et en Nouvelle-Zélande, après avoir déjà joué pour eux en Espagne, en Grande-Bretagne et en Russie. Là, dans une ville du Caucase, on s’est retrouvés guidés par des flics, les gens se jetant sur nous avec une énergie proche de celle qu’on ressent en Colombie. Le pays, par son immensité, y fait d’ailleurs penser.  » La Colombie revient sans cesse dans la conversation, pas forcément par nostalgie mais parce que l’exil a donné à Rafael « des amitiés qu’il n’aurait jamais eues autrement, un sens du paradoxe constant ». Une niaque insatiable peut-être dopée par les fissures persos -ses parents sont tous deux morts du cancer il y a une décennie- et un goût de l’entertainment convoqué dans ses extases baroques. Sur scène notamment où Rafael incarne une sorte d’Iggy Pop jeune, nourri aux bananes plantain. Il y revêt volontiers son signe de ralliement, un couvre-chef gonflable de flamant rose: comment dès lors ne pas s’agiter le bocal? D’ailleurs, les « cinq morceaux mélancoliques » écrits pour le nouvel album sont passés à la trappe. Ce qui ne veut pas dire que le spleen a déserté le gumbo pimenté de La Chiva, qui y va. Une histoire à suivre.

(1) WORLD OF MUSIC ARTS AND DANCE, LANCÉ EN 1982 EN ANGLETERRE PAR PETER GABRIEL, LE FESTIVAL, DEVENU ITINÉRANT, EXISTE AUJOURD’HUI DANS UNE VINGTAINE DE PAYS.

LE 27 MARS AU BOTANIQUE, LE 29 MARS À L’AB CLUB ET LE 30 AVRIL À LA FERME DU BIÉREAU.

La Chiva gantiva – « Vivo »

DISTRIBUÉ PAR CRAMMED DISCS. ****

LATIN MUSIC | La pochette, une poule et des bombes partout, dessinée par Rafael, c’est un peu Goldorak chez Feng shui. La même sensation « organique » gratouille les douze titres, à peu près tous en mode Saint Guy, frotti-frotta jusqu’à l’extase. Avec des cuivres qui remontent inlassablement le fleuve afro-beat et l’enrobage sonore efficace, coupant, du coproducteur Joel Hamilton (Marc Ribot, Sparklehorse). C’est à la fois caraïbe, nuyoricain, et si on approche les textes, mise en cause loufoque du réel: il est question de trafiquant entre Cali et Bogota (Amamar) ou dans la seule chanson en français, de volaille qui, ayant avalé un objet, continue néanmoins son périple la gorge déformée (Pigeon). Un album aussi vivant que son titre.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content