Chilly Gonzales, l’agent provocateur

Avant son concert au Théâtre 140 et la sortie d’un nouvel album, entretien exclusif avec Chilly Gonzales, entertainer gonzo décalé. Entre provocations et joyeuses contradictions.

Pigalle. A quelques centaines de mètres de la place à néons, dans une petite rue adjacente, Gonzales reçoit chez lui. Derrière une porte cochère, au fond de la cour, l’appartement a tout du repaire. Jason Beck de son vrai nom n’y est toutefois pas souvent. Là, il revient juste des Etats-Unis où il a participé au nouvel album de sa pote Feist. Comme il l’a fait sur ses 3 disques précédents, dont The Reminder, le carton sorti en 2007 (1 million d’exemplaires). Lui n’a jamais atteint de tels sommets de vente. Trop de détours empruntés pour ça. A la place, le bonhomme s’est créé sa propre petite bulle. « Ma marque », insiste-t-il.

Depuis que le Canadien a atterri en Europe en 98, d’abord à Berlin, avant de se fixer sur Paris, il n’a pas arrêté de s’agiter. Il est d’abord apparu en hipster électro (Gonzales Über Alles, 2000) avant de virer rappeur cartoonesque (Presidential Suite, 2002), puis de réaliser sa meilleure vente avec Solo Piano, disque instrumental à la Satie, et de se planter en s’essayant au soft-rock seventies (Soft Power, 2008). On l’a vu également produire Jane Birkin, Christophe Willem ou Arielle Dombasle. Il a joué les « mains » de Gainsbourg dans le film de Joann Sfar et composé une musique pour le livre de cuisine du chef Pierre Gagnaire. A l’automne dernier, il a sorti son premier film ainsi qu’un disque, intitulés tous les 2 Ivory Tower. Enfin, quelques jours après son concert au Théâtre 140, il livrera un album de « rap orchestral », The Unspeakable Chilly Gonzales.

Mais son plus haut fait d’armes reste accroché à un mur de son salon: le certificat du Guinness Book pour la plus longue performance musicale solo (en mai 2009, Gonzales a joué au piano pendant 27 heures, 3 minutes et 44 secondes). Plus loin, on trouve encore des partitions classiques (Prokofiev) ou une affiche de la série The Sopranos. Au-dessus du piano, une photo: les présidents américains George W Bush et Bill Clinton entourant un quidam, tout sourire. « C’est mon père. » Explications…

Le Gonzales version 2011 se remet au rap. Pourquoi laisser de côté l’aspect chansons pop?

Pour être plus personnel, je crois. Dans le rap, on peut davantage parler comme dans la vraie vie. Il y a une illusion de vérité qui n’est pas possible dans la chanson. Et puis les rappeurs ont l’habitude de montrer tant leurs côtés positifs que négatifs, tant leurs fantasmes que leurs cauchemars. Cela n’existe pas tellement dans la chanson. Le rap est beaucoup plus extraverti.

Et plus authentique, c’est ça?

Dans la chanson, il faut être poétique, faire des allusions. Ce que j’ai à dire ne peut pas être chanté. Rapper, c’est plus concret. C’est un peu le monologue intérieur. C’est ce que les gens pensent et disent.

Vous dites en même temps: « Authenticity is often shitty » (« L’authenticité est souvent merdique »)…

En tant que marque, oui. C’est devenu un gimmick. Une authenticité feinte. Parler avec une fausse humilité, ne pas assumer ses côtés négatifs, tout ça… La plupart des musiciens professionnels ne sont pas des artistes humbles: ce sont au contraire des gens qui ont un ego énorme. Tout le monde sait que Vincent Delerm est un ambitieux motherfucker. Un chouette type certes. Mais terriblement ambitieux. Et égocentré. C’est pour ça qu’il monte sur scène et fait des albums. C’est évident. Les mecs qui s’en foutent vraiment, on ne les connaît pas. Ce sont eux, les vrais artistes. J’en ai rencontré certains. Je les respecte trop pour dire que je suis moi-même artiste. They don’t give a fuck. Moi je give beaucoup de fuck (sic). C’est pour ça que j’aime les rappeurs. Parce qu’ils ne font pas semblant d’être paresseux. Ils sont ambitieux, ils mettent en avant le fait qu’ils bossent. Cela correspond à ma philosophie: il faut montrer l’effort. J’y ai retrouvé aussi un peu la même attitude que chez mon père, qui a débarqué de Hongrie, et a bossé dur pour réussir et devenir un high level businessman.

Le rap valorise davantage l’effort que les autres musiques?

Oui. Dans l’indie rock et la chanson, par exemple, il faut faire semblant que tout est naturel, instinctif. L’inspiration est accidentelle, lunaire, tout ça… Je ne suis pas comme ça. Je crois que la plupart des gens sont des fraudeurs. Moi, je suis un travailleur. Il n’y a pas de poésie dans mon processus! J’adore ce que je fais, c’est un plaisir énorme. J’ai un don, j’essaie de le respecter en travaillant tout le temps.

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The Unspeakable Chilly Gonzales est un disque de rap… orchestral. Sans beats, sans sample…

Parce que je ne veux pas me comparer à des rappeurs qui maîtrisent ce qu’ils font. Si je joue ce jeu-là, je pars perdant. Ils rappent comme moi je suis pianiste. Mon ADN musical reste la musique avec laquelle j’ai grandi. J’essaie donc de me rapprocher de ça. Parce que c’est aussi un album hyperpersonnel, dans lequel je me mets à nu. C’est aussi pour cela que je l’ai réalisé avec mon frère (Chris Beck, compositeur de B.O. hollywoodiennes, ndlr), qui s’est occupé des parties orchestrales.

C’est un disque personnel, mais vous vous cachez toujours derrière un personnage, Chilly Gonzales.

Mais je ne joue pas! J’ai changé de nom. Légalement (sic), je m’appelle Chilly Gonzales, parce que j’en ai justement marre d’entendre les gens dire que je me suis construit un personnage. A l’époque, Liberace a dit: « Je fais de la musique classique sans les parties ennuyantes ». Gonzales, c’est moi sans les parties ennuyantes. Le propos est hyperpersonnel, même si je l’exprime de manière un peu exagérée évidemment. Parce qu’on s’adresse autrement à 100 ou 1000 personnes. Mais ce n’est pas un personnage! T’es bête pour dire ça!

Mais tu chantes: « Thank god, I’ve got another personality »

Ben oui, c’est justement une manière de me moquer de ce genre de réflexion. Il ne faut pas penser qu’avec Gonzales je deviens tout à coup quelqu’un d’autre. Ce sont juste plusieurs parties de moi, que j’observe, qui sont divertissantes, un peu ridicules et poétiques. On a tous ça, des parties contradictoires. C’est ce qui m’intéresse de montrer. Mais je ne pourrais pas être là depuis 12 ans et fidéliser un public si c’était basé sur un personnage.

Chilly Gonzales est donc Jason Beck, et inversement?

C’est une marque! Un truc exagéré, choisi, construit. Parce que les autres parties ne sont pas intéressantes, tout simplement.

Tu ne montres pas tout…

Bien sûr que non. Je suis même très sélectif. C’est comme Twitter ou Facebook: l’illusion de l’intimité. Tu choisis ce que les gens peuvent voir. C’est pareil pour l’album. Je choisis l’accès, mais après c’est hyperpersonnel. C’est moi à 100 %, c’est ce que je pense le matin, en me levant. Un titre comme Beans, par exemple, correspond exactement à mes idées politiques, qui ne sont pas forcément très populaires.

Quel est précisément le sujet de Beans?

Cela parle de l’argent, et de mon amour pour l’argent. Ce n’est pas quelque chose que les gens disent souvent dans les chansons, à part chez les rappeurs. Dans le monde indie rock, électro, tout ça, c’est un peu tabou. Je prends des risques personnels avec un titre pareil. C’est pour ça que je veux que tu reconnaisses que je ne me cache pas derrière un personnage sur ce disque!

Pourquoi alors un autre nom? Cela veut malgré tout dire quelque chose, non?

Et bien, Bill Gates a créé Microsoft. A nouveau, c’est une marque. Il faut en avoir une. Soyons honnêtes: je m’appelle Beck. Dès le départ, j’ai dû faire face à la concurrence d’un autre mec qui a le même nom que moi, et qui cartonnait au moment où moi je galérais. Imagine! Il fallait que je change de nom! C’est juste une question de business.

« I’m not an artist/I work the hardest » (« Je ne suis pas un artiste, je travaille juste le plus dur »)…

Oui, je suis un entertainer.

Un produit…

Oui, une prostituée aussi. J’assume cette partie-là du boulot de musicien. Mais il y a des moments où je suis le mac aussi. Mais à nouveau, j’en ai marre des artistes qui font semblant de ne pas être des prostituées. Moi je les vois, aux soirées Diesel. Je sais qu’ils prennent les mêmes 12 000 euros que moi pour jouer 30 minutes. Je le sais. Alors pourquoi faire semblant qu’on n’aime pas l’argent, qu’on n’est pas un produit, qu’on n’est pas à vendre? On est toujours à vendre à un moment… J’essaie juste d’être honnête, mec…

D’accord. Tu aimes l’argent. Mais alors pourquoi devenir musicien? Il y a des manières plus directes ou plus sûres de s’enrichir, non?

Tout part de l’idée que m’a enseignée mon père. Il m’a toujours dit de trouver une matière que j’aime bien, de la maîtriser et d’essayer de gagner ma vie avec. J’ai suivi les 3 étapes. J’ai compris que la rencontre de la passion personnelle et de la récompense financière multiplie le plaisir dans la vie. Cela améliore aussi la qualité de la création. Parce que c’est plus ambitieux. Et si on respecte toujours l’argent, on le réinvestira forcément.

Tu dois malgré tout être amené à faire des choix. Quelles sont les limites?

C’est au cas par cas. Mais en gros, je suis conscient d’avoir plutôt une marque de luxe. J’estime l’intelligence des gens. Je pense que certains vont capter le message, être touchés par la musique que je fais. Au bout du compte, le but est de ne pas mettre la marque en danger. Mais je fais des erreurs de temps en temps. J’ai fait un album entier qui s’est éloigné de la marque. Sur Soft Power, j’ai essayé d’arrondir un peu les angles. Mais cela n’a pas vraiment été concluant. Manifestement, mon public de base préfère que je prenne vraiment des risques, que je ne sois pas dans le confort. Quand j’ai montré ce confort avec Soft Power, ils n’ont pas trop accroché. En plus, j’avais pris 5, 6 kilos. J’étais devenu le gonzo un peu empâté. Ils ne veulent pas voir ça. Donc je me suis vite reconcentré sur les fondements de la marque avec le record pour le Guinness Book, qui est un peu le mélange de la compétition et du génie musical. J’ai compris que les gens veulent me voir en lutte, même si je ne réussis pas toujours. Je crée des situations exprès, pour me retrouver en danger. La marque est donc construite pour changer à chaque album. La constance est dans mon discours: il y a 10 ans, j’avais les mêmes idées. Pour être clair, c’est ma personnalité -et non mon personnage- qui chapeaute le tout et fait le lien.

Entre un disque instrumental au piano et un album de rap, ce n’est pourtant plus le même produit.

Mais si! Puisque le produit, c’est moi. Ford construit des automobiles et des camions, et pourtant cela reste Ford. Chilly Gonzales, c’est pareil. Peu importe la forme, on retrouve le même message, la même attitude. C’est en tout cas la solution que j’ai trouvée pour pouvoir continuer à changer de style sans tomber dans le chaos.

Même si le gens peuvent avoir tendance à dire, comme sur le dernier morceau de l’album, Shut up and play piano?

Je sais bien. Ce serait plus simple de continuer à faire ce qui a marché. On en arrive à la contradiction: je veux plaire au public, être un entertainer. Mais au lieu de faire un nouveau Piano Solo, je sors un album de rap orchestral. J’ai conscience de l’hypocrisie de ce que je fais et de ce que je dis. En espérant que ce soit quand même drôle (sourire).

Fais-tu beaucoup de compromis?

Oui, tous les jours, évidemment. Par exemple en faisant une interview avec toi aujourd’hui. Dans un monde parfait, la musique devrait parler pour elle-même. J’aimerais ça. Le jour où j’ai tué l’artiste en moi, j’étais démonté. C’était un jour tragique.

Tu t’en rappelles?

Je devais avoir 20 ans. J’avais ces idées un peu utopiques. Un moment, je me suis rendu compte que je n’étais pas comme ça. Il fallait que je choisisse. Si je gardais ça en tête, j’aurais dépéri. Le mythe de l’artiste n’est pas pour moi. C’était un jour triste. J’aurais préféré l’autre scénario mais je n’avais pas le choix. Et nous voilà…

Rencontre Laurent Hoebrechts, à Paris

GONZALES SERA EN CONCERT CE 31/05, AU THÉÂTRE 140, BRUXELLES. WWW.THEATRE140.BE

THE UNSPEAKABLE CHILLY GONZALES, DISTRIBUÉ PAR PIAS, SORTIRA LE 13 JUIN PROCHAIN.

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